Voir partir une personne d'un grand âge, quelle que soit la pathologie qui l'emporte, est très instructif sur les modes d'action de la camarde. Comme dans une partie d'échec que l'on est voué à perdre, une partie en 90 coups/90 ans par exemple : il y a d'abord un lent, quasi imperceptible glissement vers le 35e coup, où, bien évidemment, rien n'est encore joué mais un pion perdu dans un coin, une vague concession dans le carré central, puis un mauvais calcul, vers le 45e coup (un divorce, par exemple ou la perte de son emploi), une méchante fourchette qu'on doit subir au 54e coup (un cancer, une faillite, un deuil, un cruel abandon, une douloureuse trahison), une bourde magistrale au 61e coup, ou déjà, la partie a basculé, ou tout ce qu'on pourra faire de mieux et de plus brave, désormais, sera de lutter pour prolonger le jeu, en espérant un miracle, une peau de banane sous les pieds de l'adversaire qui lui fera perdre sa reine sottement, on joue, on continue, on se maintient dans la lente dégradation, on n'abandonne pas la partie, on ne se rend pas, mais l'adversaire finit par nous cueillir comme une fleur et c'est un échec et mat ordinaire, faible et exténué, nullement retentissant, sans regrets, vraiment.
La mort qui, ainsi, vient a son heure, a déjà triomphé cent fois de nos forces – cent fois déjà, nous avons marginalement trépassé –, tout au long de notre vie, nous lui aurons tenu tête par défi, jusqu'au bout, sans que, sur sa fin, la partie n'ait plus le moindre intérêt, ni pour soi,
ni pour l'adversaire, dont on aura, par résistance têtue, su frustrer d'un triomphe. Dont on aura, en perdant trop lentement, ravi la gloire. On sait très bien comme il joue, et l'on sait qu'il gagnera, qu'il nous cueillera à la fin, en attendant... jouons, en nous réjouissant intérieurement d'en savoir sur lui plus long qu'il ne se figure ! Ce savoir que l'on appelle, sous nos latitudes,
philosophie.