Chers sinophiles, je viens de recevoir cet étrange livre, que cite Deleuze dans son abécédaire. [
www.gallimard.fr].
Et la recension d' Etiemble, ds Le Monde :
Ferenc Tökei et la naissance de l'élégie chinoise
Par ÉTIEMBLE.
DEPUIS que Louis Laloy, voilà trente et des années, me révéla K'iu Yuan à son cours des hautes études chinoises, je rêve de m'associer à un poète chinois pour tenter une version française du Li Sao (les Tourments de l'exil). Celle d'Hervey de Saint-Denys (1870) édulcore tout. Résultat : les Français ignorent le premier poète chinois dont on connaisse le nom, et qui se trouve être aussi l'un des plus grands.
Lorsque parut le K'iu Yuan de Kouo Mo-jo (1), je me disais, naïf encore et toujours, que cette œuvre allait éveiller quelque curiosité, puisque le premier humaniste chinois du XXe y traitait lyriquement du premier poète de la Chine. Pensez-vous ! Le " nouveau ", la drogue, la structurante et la schizophrénie peuvent seuls chatouiller notre attention écartelée. Dommage, car K'iu Yuan, pour les Chinois, reste un Orphée qui fait sangloter les mânes, un héros exemplaire en l'honneur duquel, au cinquième jour du cinquième mois, on célèbre de beaux festivals sur les lacs et sur les rivières : la légende veut qu'il se soit noyé. Certes, en lisant la Letteratura Cinese (2) de M. Paul Demiéville, on entrevoit l'originalité de ce poète : marquée de souvenirs chamaniques, de taoïsme, d'incantations, libre à l'égard des thèmes et des mètres de la poésie de tendance confucéenne qui régnait alors dans le bassin du fleuve Jaune, la poésie de Tch'ou, État riverain du fleuve Bleu, apporte un vent de liberté. Si j'ajoute que l'auteur était bien né, et qu'après avoir exercé de hautes fonctions près du roi Houai il tomba en disgrâce pour avoir voulu éclairer son souverain sur les projets impériaux du Ts'in, État turbulent qui allait en effet se soumettre toute la Chine un peu plus tard, en 221 avant notre ère, la grandeur de l'homme ajoute encore au charme magicien de l'œuvre.
L'ouverture de la Hongrie
Un livre vient de paraître, qui nous propose enfin une interprétation littéraire des poèmes de K'iu Yuan : Naissance de l'élégie chinoise (3). M. Ferenc Tökei a traduit lui-même en français l'ouvrage qu'il avait publié à Budapest en 1959 : A Kinai elégia születese. En 1962, lorsque je visitai à Budapest l'Institut que dirige M. Ligeti, le grand mongolisant, tibétisant et sinologue, j'admirai le travail qui s'accomplissait là-bas et l'audience que lui accordait le public hongrois : les tirages des classiques de l'Asie me firent rêver. Avouons-le : j'enviai mes collègues. Quoi, c'est nous qui nous piquons d'humanisme et d'universalisme ? Or que lisons-nous sur la Chine ? Des reportages et quelques romans réputés libertins. Il existe pourtant une collection au moins que je connais un peu. Connaissance de l'Orient, où l'on écrème la crème de la crème des grandes œuvres de l'Asie extrême. Elle se vend moins qu'à Budapest la collection correspondante. Alors, qu'on me fasse grâce de notre ouverture au monde... Si nous voulons comprendre la Chine actuelle, certes, il faut lire Snow, Guillain, Dumont, Feijtö, Karol, Chesneaux ; dix autres ; mais aussi l'Odyssée de Lao Ts'an (4), par exemple, le chef-d'œuvre de Lieou Ngo, qu'un premier chapitre dessert, inégal peut-être à tout le reste. Mais aussi, pourquoi non ? le Li Sao de K'iu Yuan.
Un disciple de Lukacs
Quoiqu'il se réfère à l'esthétique de Lessing, à celle de Hegel (dont nous discutâmes un soir, chez lui, une traduction en chinois), c'est à Lukacs surtout que se rattache la critique de M. Tokei. Les définitions qu'il propose du lyrisme, de l'épopée, de l'élégie, surprendront le lecteur français ; raison de plus d'entrer dans le système et d'essayer de comprendre comment un marxiste, et savant sinologue, éclaire la naissance d'un genre qui deviendra la " constante ", et peut-être l' " incarnation " de la poésie chinoise : l'élégie selon K'iu Yuan. Quand un idéal paraît accessible, encore qu'étranger à la réalité, alors fleurissent les primevères de l'idylle ; l'idéal se révèle-t-il hors d'atteinte - pour des raisons économiques et politiques, - alors surgit, déchirante-déchirée, ce que M. Tokei appelle une élégie - mélange de lyrisme et d'épopée. Encore faut-il que le poète dépasse alors la " subjectivité de la chanson " (le lyrisme à notre mode) et s'engage sur la voie que l'on appelle ici épique (celle, en fait, du réalisme, celle qui traverse les mœurs, les institutions, les rapports de forces).
Pour une définition des genres
Alors que l'Europe fait aujourd'hui profession de mépriser les genres (toute licence, toute confusion étant aujourd'hui le b-a ba de la rhétorique en vogue), il me plaît que la revue de littérature qui paraît à Lodz, en Pologne, s'intitule (en français): les Problèmes des genres littéraires, et que l'essai de M. Tokei soit centré, lui aussi, sur la théorie d'un genre. Et si nous imitions les Hongrois, les Polonais ?
Ceux mêmes qui résisteront à l'explication marxiste - c'est probablement mon cas - auront profit à lire cet ouvrage. Ne serait-ce que pour lui poser des questions. Celle-ci, par exemple : Jean Grosjean publie ce mois-ci de graves Élégies : " Le mot élégie, d'origine incertaine, a été employé en des sens si divers par les poètes que nous avons cru nous conformer à leur usage en nommant ainsi des textes qui ne ressemblent pas tout à fait aux leurs. " Les élégies de Grosjean s'expliquent-elles par les tensions économiques et politiques qui brisèrent la carrière du ministre K'iu Yuan voilà deux mille trois cents ans ? Le même mot convient-il au Li Sao, aux Neuf Chants, aux énigmes cosmiques du Chinois et aux méditations du poète français sur l'amour mêlé à la mort ? Et puis, comment rester insensible aux traductions, nombreuses et bonnes, qui émaillent ce traité d'esthétique ? Nous en étions réduits aux versions anglaises de Waley, de David Hawkes. Désormais, grâce à un Hongrois disciple de Ligeti, disciple lui-même de Pelliot, nous pourrons lire en notre langue des extraits copieux d'une poésie séduisante qui nous entraîne loin des sentiers battus.