Ceci posé et compris, ne conviendrait-il pas d'adopter une attitude de refus radical ? Puisqu'il n'est pas possible de dialoguer avec cela, ou plutôt avec les fonctionnaires de l'empire du Bien, ne doit-on pas leur tourner définitivement le dos ? Cela pourrait se traduire, entre autres, par une sévère sélection de l'accès des médias (non
aux médias), par un travail d'épuration du langage consistant à éliminer les locutions que l'époque met à la mode, à traquer en soi tout ce qui pourrait collaborer avec ce monde et
aller dans le bon sens, comme ils disent. Mais surtout, se garder d'aller dans le
mauvais sens, ce qui serait encore une façon de payer tribut à l'empire du Bien en s'opposant à lui.
En somme, un travail de
pentimento, de scrupule linguistique, idéologique, moral, de sécession et de retrait. Depuis longtemps je songe à cela, car rien n'est plus sensible aux fonctionnaires du Bien les plus zélés que de se rendre compte qu'ils ne font pas l'unanimité. Je ne dis plus à mes collègues de la FSU (syndicat communiste d'enseignants) qu'ils ont tort de commencer leurs proclamations par "
Les professeurs du lycée Y...", comme s'ils étaient à eux seuls non pas la majorité, mais la totalité du personnel enseignant. Je ne le leur dis plus, car je ne les écoute plus, je ne participe plus aux réunions qu'ils convoquent, je n'y suis pas, mais on me voit toujours vaquer à mes occupations. Pareilles présences silencieuses (je ne suis pas le seul à adopter ce comportement) les empêchent de croire absolument à l'unanimité et à leurs slogans du "tous ensemble". Or l'embrigadement dans l'ensemble est l'objectif principal de toute l'entreprise, qui n'est pas atteint tant qu'il reste quelqu'un en dehors de la bergerie progressiste. Il ne s'agit nullement d'être contre eux (tout contre), comme leurs adversaires quand ils en ont, mais de n'être pas avec eux. Ils ont besoin d'ennemis, sans qui leur insolence, leur rebellion, leur anarchisme, risquent de paraître ce qu'ils sont vraiment aux indifférents.
Plus cet empire du Bien est inébranlable et sourd, plus il parle seul, et moins il est écouté. Je constate chez beaucoup de jeunes gens d'amusants mécanismes de prêt-à-penser, remarquablement huilés et efficaces, mais sans aucune conséquence sur la conduite réelle de leur vie. C'est comme d'apprendre à conduire : la langue politiquement correcte doit être acquise pour se déplacer dans l'espace public, voilà tout. Les plus bêtes d'entre eux sont les plus engagés, ceux pour qui les discours tout faits ne sont pas lettre morte, mais un objet d'adhésion fervente : des gardes rouges sans police. Il est bien triste de les voir parler en vain à leurs camarades, qui les écoutent bien moins attentivement que nous, leurs professeurs. Ajoutons que le phénomène n'est pas nouveau.