Qu’on me permette d’exprimer un léger désaccord sur la définition purement négative de l’identité qu’a proposé Ostinato. Souvenons-nous de Gide, qui disait que certains Français, parce qu’ils tenaient à rappeler, par chacun de leurs gestes ou de leurs paroles, qu’ils étaient français jusqu’au bout des ongles, perdaient toute grâce à l’être ; je sais bien qu’on ne peut plus raisonner en ces termes, et la France ‘‘charnelle’’ où vivait Gide, dans l’esprit de beaucoup d’entre nous, n’est pas loin de représenter par excellence cette source à laquelle les Français ont fini de s’abreuver pour embrasser un certain nombre de valeurs morales qui leur tienne lieu de vision du monde. Si je me sens Français, j’aime que cela ne soit pas le simple effet d’une réaction épidermique à une attitude hostile et à un mode de vie que je sens bien qui n’ont rien de commun avec ce que j’ai de plus cher. Le monde tel qu’il va a fait de nous de petits cabotins. De patriotes, certains sont devenus chauvins. Si quelques Français deviennent grotesques ou pontifiants au moment où une hostilité ouverte se déclare à leur encontre, ce n’est pas un inconvénient fâcheux, mais une conséquence fatale de la triste loi du désir mimétique (j’ai évidemment à l’esprit l’œuvre de René Girard :
Mensonge romantique et Vérité romanesque) : il suffit que ce mépris se manifeste chez l’Autre pour qu’il engendre chez nous le désir d’assumer ou de revendiquer ce que notre rival a désigné en nous comme étant haïssable. Toutefois c’est laisser à l’ennemi le soin de choisir pour nous ce que signifie être français, ce que je n’accepte en aucune manière.
Cependant, je comprends bien, en faisant ce raisonnement, ce que peut avoir de potentiellement pernicieux ou hasardeux pour la communauté nationale en son entier une attitude individuelle aussi ‘‘noble’’ et insouciante : en effet, c’est la France qui, contre son gré, est aujourd’hui désignée comme une ennemie, ainsi que le rappelle Pascal Bruckner dans son livre sur la tyrannie de la repentance. Si nous ne pouvons pas, en ces moments difficiles, nous contenter de préserver notre prétendu quant-à-soi sans nous soucier du regard de l’Autre, il faut garder à l’esprit ce qu’une telle attitude réactive nous fait perdre de cette identité qu’au travers de nos paroles quelquefois outrées et grandiloquentes nous prétendons défendre. En sorte que la conscience de la radicalisation de mes propres opinions au cours du temps a souvent pour corollaire le regret que l’injonction pressante de sauver ce qui peut l’être de la France face à un ennemi insaisissable s’accompagne, presque toujours, d’un sentiment d’ineffable bêtise, explicable, je pense, par la naissance forcée du sentiment de ce devoir dans le regard de l’Autre (ou dans l’Autre tel que j’imagine qu’il me voit).
Pour répondre à Ostinato, je dirai que je ne me sens pas Français par le 11 septembre, ni par les femmes en djellaba (du moins pas en premier lieu). Je suis d’abord Français par Joachim du Bellay, les librairies anciennes, les parcs, le vin de Bourgogne, et tout ce qu’on voudra. On dira avec raison que cela ne saurait suffire, et qu’on ne fonde pas là-dessus une politique. Toutefois la colère ne sied pas toujours à un beau visage.
Mais chacun de nous sent bien qu’il ne saurait, dans la vie courante, se satisfaire de cette réponse ; aussi dois-je reconnaître que je me situe exactement sur le même plan qu’Ostinato. Seulement, j’ai ici jugé préférable, animé par un souci ‘‘bathmologique’’, de retracer le chemin de pensée par lequel j’en suis venu à adopter une telle position qui comprenne, au sens hégélien, les positions antérieures : tout à mon désir d’affirmer, en face de l’Autre, l’identité qui est la mienne et que je sens compromise, je garde à l’esprit la formule de Gide, et comprends que toute noblesse est morte qui fonde un parti pour se défendre. Qu’au moins, au cœur de l’adversité la plus agressive, chacun de nous ait une pensée pour le Français qu’il eût été sans presque y penser, avant que le regard de l’Autre ne se soit posé sur lui en lui donnant l’occasion non de réaffirmer son identité perdue, mais bien souvent de s’affaiblir en se caricaturant lui-même. Un Français qui se connaît des ennemis sent bien renaître sa force, mais celle-ci est entièrement au pouvoir de ceux qu’il entend combattre : las d’être contraint de devenir le reflet inversé de ces derniers (on l’a vu à propos de l’affaire du voile, où des esprits perspicaces avaient déjà compris que les musulmans étaient les véritables arbitres du jeu), il tient d’eux, sans le savoir, le contenu de sa propre définition. C’est un grand malheur pour certains d’entre nous de ne plus pouvoir, dans le monde qui est le nôtre, être Français sans orgueil.