Que la réponse de Leibowitz, des sionistes, est de rappeler à ceux qui ont un problème avec les Juifs, que c'est leur problème, pas celui des Juifs.
C'est, cher Henri, une très belle définition du soi-mêmisme.
S'agissant de Leibowitz, il me semble que vous alliez un peu trop vite en besogne. Il comprenait très bien que des habitants de Ramallah ou de Djénine puissent avoir un problème avec certains juifs ; et que c'était bel et bien un problème que beaucoup de juifs ne vissent pas où était le problème.
Ce problème, il le nomme corruption morale.
EXTRAITS d’un entretien entre Ilan Greilsammer et Yeshayahou Leibowitz en 1993)
Le professeur Yeshayahou Leibowitz (décédé en 1994) est l’un des plus grands penseurs juifs contemporains. Il a publié en français « Judaïsme, Peuple juif et Etat d’Israël » (1985), « La foi de Maimonide » (1992), et « Israël et Judaïsme » (1992). Sur la question palestinienne, il a adopté des positions très controversées en Israël.
Ilan Greilsammer :
Professeur Leibowitz, pour beaucoup de gens dans le monde, Israël est un Etat à part. Est-ce qu’il vous paraît juste, d’un point de vue moral, de juger Israël selon des critères différents de ceux par lesquels on juge les autres Etats et les autres nations ?
Yeshayahou LEIBOWITZ : Tous les Etats, et l’Etat d’Israël ne fait pas exception, ne sont que des appareils de pouvoir. Il est possible que leur existence soit une nécessité ou même un devoir, mais il n’y entre aucune « valeur », contrairement à ce que pensaient Platon ou Hegel. En fait, tout dépend de la façon dont les gens se servent de cet appareil. Non, je ne vois pas ce que pourraient être ces « critères différents » par lesquels on jugerait les divers Etats.
On parle beaucoup aujourd’hui de la « morale juive ». En France, on se passionne, par exemple, pour les écrits d’Emmanuel Levinas. Est-ce que vous pensez que la « morale juive » est différente, par essence, de la morale d’autres peuples « éclairés » ?
Y.L. Je ne comprends absolument pas ce que peuvent vouloir dire les notions de « morale juive » ou de peuples « éclairés ». Non, vraiment, je ne comprends pas, je ne comprends pas ce que cela peut voir dire. Parler de « morale juive » n’a aucun sens.
Est-ce que pour vous, il existe des différences d’ordre moral entre juifs et Palestiniens ?
Il n’y a de différences morales qu’au niveau individuel, entre un homme et un autre. Il y a certes des différences au niveau des collectivités, par exemple les systèmes de société, oui, ceux-ci peuvent être différents. Mais si nous parlons de conscience morale, tout se passe purement au niveau de l’individu.
Comment un Etat qui se définit comme un Etat « Juif » peut-il, à votre avis, sauvegarder son caractère démocratique ? Est-ce qu’un Etat juif est capable d’accorder l’égalité complète de droits à tous ses citoyens ?
Y.L. Un Etat « juif » ? Mais, depuis le XIXe siècle, le concept de « judaïsme » n’a plus de contenu, au niveau des valeurs, qui soit accepté par tous. C’est pourquoi il n’y a aucune possibilité de définir ce que peut être le « caractère juif » d’un Etat. Est-ce que vous connaissez quelque chose, un contenu, une valeur, qui soit commun à tous ceux, qui proclament leur judéité ? Des gens qui déclarent qu’ils sont juifs, il y en a des millions dans le monde, en Israël, en France, ailleurs. Réfléchissez donc : est-ce qu’il y a quelque chose de commun entre eux, quelque chose au niveau de la conscience, de la pensée ?
Comment pouvons-nous essayer de combiner notre conception morale universaliste avec ce qui est écrit dans la Thora, par exemple sur la façon dont il faut traiter les peuples étrangers qui vivent sur la Terre d’Israël ?
Y.L. Il n’y a strictement aucun lien entre la relation d’Israël avec les peuples qui vivaient en Canaan il y a 3500 ans, comme nous le relate la Thora, et le problème actuel des relations entre Juifs et Arabes en Eretz-Israël.
Et ceux qui, en Israël, croient précisément à ce lien ?
Il y a aussi des fascistes en Israël.
Est-ce que, pour vous, la guerre des Six jours a constitué un « tournant » du point de vue moral ?
Y.L. La Guerre des Six Jours a bien constitué un tournant, mais pas d’un point de vue « moral ». Elle a constitué un tournant d’un point de vue politique et national : à la suite de la victoire et de la conquête, l’Etat d’Israël a cessé d’être le cadre de l’indépendance du peuple juif et s’est transformé en appareil de domination brutale sur un autre peuple. C’est un fait. La fonction de l’Etat d’Israël aujourd’hui est de dominer un autre peuple. Tout le reste est subordonné à cela. Toutes les forces de l’Etat d’Israël, tant matérielles que spirituelles, ne sont aujourd’hui consacrées qu’à un seul objectif : garder le pouvoir dans les territoires occupés. C’est bien simple. Il ne reste pas d’autres forces matérielles ou spirituelles pour s’occuper d’éducation, de santé, de problèmes moraux ou autres, parce que tout est mobilisé dans ce seul but. Tout cela ne changera pas tant que nous garderons le pouvoir sur les territoires occupés. Et c’est la source d’une grande corruption morale. La corruption morale a commencé avec l’occupation des territoires. Elle vient du fait que nous régnons par la violence sur deux millions de personnes, sans droits élémentaires. La corruption morale est partout : elle se traduit par la brutalité, par la violence ; la violence caractérise aujourd’hui la mentalité de l’Israélien, même dans les relations entre Juifs eux-mêmes.
Est-ce qu’il y a une différence entre l’idéalisme moral des premiers pioniers et la conduite des colons dans les territoires aujourd’hui ? Est-ce que le pionniérisme d’avant la création de l’Etat et d’après sa création était différent par essence ?
Y.L. Les pionniers d’autrefois ne se sont pas installés sur cette terre par violence ; Les pionniers n’ont pas conquis un seul centimètre de cette terre par la force. Au contraire, de nos jours, l’implahtation de l’autre côté de la « ligne verte » est une opération de conquête par la violence. Le « pionniérisme », dans l’acception originelle de ce terme, a pris fin avec la création de l’Etat.
Est-ce que vous pensez que le soldat juif est différent d’un autre soldat ? Est-ce que le principe dit de la « Pureté des Armes » a aujourd’hui encore un sens ? Comment pouvons-nous expliquer des abus du genre de l’affaire des soldats « Givati » où des soldats israéliens ont frappé des détenus qui étaient attachés ?
Y.L. Un soldat juif n’est pas différent d’un autre soldat lorsqu’il est en uniforme. Quant à la « pureté des Armes », qu’il faudrait soi-disant respecter, c’est un concept absurde. Une arme ne peut jamais être pure.
Dans un autre domaine, il y en a qui disent qu’étant donné que le peuple juif a vécu la SHOAH, cela devrait influencer, en fait atténuer, le jugement moral que les nations portent sur Israël. Qu’en pensez-vous ?
Y.L. Un jugement moral sur un homme ne peut absolument pas dépendre de ce qu’a vécu cet homme ou de son destin, mais seulement de ses actes.
Pour en revenir à la conscience morale, par rapport à ce qui se passe aujourd’hui dans les territoires, comment expliquez-vous qu’il y ait parmi nous, israéliens, de telles différences de jugement quant à ce qui se passe ?
Y.L. Ce n’est pas du tout une question de conscience morale, mais une question purement politique. Tant que nous gardons le contrôle sur les Palestiniens dans les territoires occupés, tout ce qui s’y passe et les actes que nous faisons sont inévitables. Celui qui dit : « Tu ne tueras point » et d’un autre côté, dit qu’il faut garder la domination sur les territoires est comme celui qui dit : « Je veux un triangle qui n’ait pas trois côtés ». La sensibilité orale de ceux qui préconisent de rester dans les territoires est la sensibilité morale du fasciste ; il dit qu’au nom de la nation et au nom de l’Etat tout est justifié.
Il y a en Israël de nombreux intellectuels, des professeurs, des écrivains, des savants, des éducateurs. Est-ce que vous pensez que, d’un point de vue moral, ils ont une quelconque influence sur la société du pays ?
Y.L. Les intellectuels... « Les intellectuels ne sont pas des gens qui pensent mais qui font profession de penser ». C’est vrai dans le monde entier.
Et les rabbins ?
Y.L. Les rabbins ? Ah non ! Les Grands Rabbins d’Israël, ce sont des petits fonctionnaires de l’Etat, rien de plus. Un rabbin comme Zvi-Yehouda Kook, le leader spirituel du Gouch Emounim (Bloc de la Foi), était un mélange de stupidité méchante et de méchanceté stupide, le type même de l’idéologue fasciste. Il n’a pas hésité à commettre une profanation du nom de Dieu lorsqu’il a dit que « les uniformes des soldats sont comme des vêtements sacrés ».