La fête, cher M. Brunet, est évidemment liée au politique depuis qu'il se donne en spectacle (peut-être dès son origine, qui sait?) : il suffit de visiter le Colisée ou le cirque d'El-Djem pour comprendre que la cité antique impériale est une mise en scène festive. Philippe Muray ne dénonce pas la politisation de la fête, ni même la perte du "véritable" sens festif à l'ancienne au profit d'un festif "engagé". Du moins n'ai-je rien lu de tel dans ses livres, mais je ne les ai pas tous lus.
Je crois que la question porte sur le sens à donner au terme
engagement : quand une cité antique dédie des jeux, des monuments à l'empereur, quand une ville des Flandres se saigne aux quatre veines pour préparer la Joyeuse Entrée de son Duc de Bourgogne, elles ne pratiquent pas le même type d'engagement qu'un Etat central érigeant des statues et montant des spectacles où la présence et l'enthousiasme sont obligatoires. Il faut distinguer la fête imposée d'en haut et celle qui émane du bas : Paul Veyne, critiquant sévèrement le sociologisme étroit qui voit de la propagande partout et en tous temps, le dit dans son
Empire gréco-romain, p. 410. La cité antique qui organise des jeux ou érige des statues à l'empereur fait du
cérémonial, écrit-il, pas de la propagande, qui est, selon lui, "l'entreprise de conquête d'une opinion encore incertaine : ' la propagande se rapporte à une opinion, non à un consensus ; elle concerne seulement les questions controversées et non celles sur lesquelles toute dissension est exclue ' (Laswell et Kaplan,
Power and society) ... Elle cherche à conquérir des consommateurs, des électeurs, des partisans. " (
L'empire gréco-romain, p. 410).
L'entreprise récente de festivisation du politique ressemblerait plus, selon ces termes, aux fêtes des états totalitaires qu'à celles de l'Europe d'Ancien Régime ou de l'empire romain, car la fête totalitaire procède d'une volonté de modifier la société par l'action de l'état (venue d'en haut), ce que ces anciennes structures politiques n'avaient pas l'intention de faire: voyez les analyses de François Furet sur la naissance du volontarisme politique sur la société dans
Le passé d'une illusion. François Furet voit apparaître cette ambition volontariste dans la France de la Terreur, c'est pourquoi je citais Matthieu Molé et ses souvenirs de jeunesse de 1793. Ces fêtes de la Terreur (Muray intitule un de ses essais " Les Olympiades de la Terreur ") n'empêchent nullement d'autres fêtes, populaires et spontanées, de se tenir, et la question de savoir si un type de fête
remplace l'autre ne se pose pas. Ils peuvent coexister dans le même espace social et historique (vous en trouverez de beaux témoignages dans les romans de Flaubert, où les deux sont également dépeints sous des couleurs grotesques, ribotes paysannes, comices agricoles, plantations d'arbres de la Liberté, etc). Ce que Philippe Muray décrit dans ses oeuvres est le phénomène d'embrigadement festif, le caractère obligatoire de l'assistance à la fête (sous peine de sanctions, voyez l'interrogatoire de l'abbé Morellet en 1794, où sa "section de quartier" lui demande s'il a bien assisté aux grandes fêtes républicaines des deux années précédentes), et le type de mentalité qui, d'en haut, est infusé dans la société par les médias.
On pourrait objecter que le type traditionnel de la fête politique, le cérémonial, selon le mot de Paul Veyne, ne devait pas être moins obligatoire que la fête révolutionnaire terroriste. L'historien prétend, dans son analyse des rapports entre populations grecques et populations latines dans l'Empire, qu'un tel ensemble politique n'aurait pu survivre sans un fervent consensus et une réelle volonté commune de vivre ensemble, manifestés dans les monuments, les inscriptions, les dédicaces, et mille témoignages épigraphiques et littéraires. Il semble bien que l'état totalitaire ait la nostalgie de cette spontanéité, de cet unanimisme perdus. A la fin du cycle historique impérial, vous avez un témoignage magnifique de l'inverse de la fête volontariste "à la Jack Lang" : ce fameux passage des
Confessions de Saint Augustin (VI, 8, 13) où Alypius, ami de l'auteur, entraîné malgré lui au cirque, est empoigné et converti immédiatement aux Jeux par l'extase de communier avec la foule dans le sang des gladiateurs.
Je vivais à Paris quand les premiers symptômes de festivisation sont apparus, sous l'action du pouvoir socialiste. Je trouvais à l'époque que ses intentions étaient bonnes ; ce n'était pas une mauvaise idée de créer de toutes pièces "du lien social", comme on dit dans les médiathèques caillassées de banlieue et au festival d'Avignon. La vie était morne et personne ne se parlait, alors, pourquoi pas des fêtes officielles, des Nuits Blanches, des Parades, des plages imaginaires? Hélas, la bêtise crasse de tout cela s'imposa vite à moi, mais j'avais pour ces choses le même éloignement a priori que pendant mon adolescence, quand j'évitais les fêtes de village.
La lecture des textes de Philippe Muray est infiniment utile, mais je ne crois pas lire cet auteur comme un guide pour m'orienter dans notre temps et y voir plus clair : je vous le répète, il n'a jamais eu cette ambition lui-même, exécrant les maîtres à penser. L'
outrage qu'il pratique est un genre littéraire aussi éloigné de la provocation festivalière que Baudelaire l'est de Paul Géraldy. Il n'est pas sûr que tous y réussissent aussi bien que lui, car tout le monde n'a pas la plume de Juvénal, et je n'estime pas l'outrage pour lui-même, mais pour l'esprit qu'on y met. Je vous remercie en tous cas de votre patiente réponse à ma réaction agacée, car vous m'avez aidé à me demander comment j'ai lu Philippe Muray: sous la forme d'essais et de satires, il a écrit le
roman qui manquait à notre temps. Je mélange un peu les distinctions génériques, mais pour mieux définir une manière possible de l'entendre : non comme le savant et rigoureux analyste de ce qui nous arrive, mais comme un témoignage de l'attitude à adopter devant ce qui nous arrive, la distance, l'ironie, la non-participation, l'abstention.
Un dernier mot: Muray a des pages profondément philosophiques sur la disparition du principe de réalité, qui me dépassent et qui pourtant sont au fondement de son étude de l'époque. C'est faute de les comprendre, peut-être, que je ne sais pas le lire autrement que je fais. Son "échafauge idéologique", comme vous dites, me plaît par ses
effets de vérité, qui parfois, d'ailleurs,
sont des vérités. J'apprécie ses intuitions et ses observations, mais j'aime aussi, esthétiquement, l'échafaudage, faute d'en voir en profondeur les tenants et les aboutissants, à la façon de l'amateur athée de théologie imaginé par Borgès dans un de ses contes.