Il y a une part de mystère qui est la part plastique du fait humain (mou et pliant aux circonstances mais gardant pour lui les limites extrêmes de son ressort, l’homme est rétif aux définitions que les circonstances imposeraient à sa nature, et jamais ne se laisse enfermer par la définition de ce qu’il ne peut pas faire – il peut à peu près tout et laisse aux circonstances sur lesquelles il exerce sa maîtrise limitée, le soin de borner son omnipotence, sa surprenante, indéfinissable force).
Je ne sais bigrement pas ce dont nous sommes capables ; ces héros ne le savaient pas davantage. Des troupes de chocs, des régiments de légionnaires et Raoul Salan et ses hommes, prirent cette semaine-là des positions imprenables, tout autour de Toulon, Hyères et La Garde (que le jeune Bonarparte avaient jadis enlevé aux Anglais, avant de connaître la carrière que l’ont sait). Toulon et Hyères sont crénelés de forts imprenables, construits, bichonnés par l’armée française elle-même ; imprenable est un mot faible. Ils furent imaginés, dans un demi millénaire d’histoire militaire française, pour nous protéger des Sarrasins, puis des Anglais (à qui Toulon se livra, avant que Bonaparte n’en décide autrement). Or voilà ces jeunes vaillants de l’armée de De Lattre, vingt ans d’âge, debout sur le Georges Lègue, canonnés par la terrible Allemagne, qui le matin du 15 août, fête de la Vierge qui brille au-dessus de Cannes, chantent la Marseillaise, approchent des côtes et, venus de Corse et de Tunisie, débarquent. Et partent à l’assaut de ces positions, que les Allemands, soldats intelligents, pratiques, fins comme des Français, increvables comme le fer, avaient faites leurs, sous un déluge de feu. Et voilà ces « jeunes » qui emportent ces positions, tuent ou font lever les bras sur la tête à ces invincibles Allemands. Et voilà la race des seigneurs, doigts croisés sur la tête, poches vides, chemise flasque, désarmés, qui défilent devant eux, à coups de pied au cul.
Où sont les circonstances ? où sont les hommes ? Les Allemands, obéissant au chef, n’ayant plus rien à perdre si ce n’est leur peau, ne devaient rien lâcher, leur avaient tiré dessus pour, non pas sauver l’Allemagne et la gloire erronée dont l’avait habillée son chef à moustache, mais sauver la peau qui habillait encore la chair de leur dépouille en sursis.
Vous dites qu’il est douteux que les hommes, en trois générations aient « sur le point de leur réponse plastique aux circonstances », changé. Je crois que le ressort humain, celui qui se plie et répond aux circonstances, est si profondément seul et de ce fait même, exposé à l’usure que oui, sa fatigue modifie l’homme générationnel, et que les hommes que nous sommes sont étrangers à ces héros, aussi étrangers à eux qu’à ceux qui en 1757 disputaient le continent américain aux Anglais et aux Iroquois. Je nous crois, non pas incapables de hauts faits d’armes, ce serait peu dire, non plus que « capables de rien », mais bien plutôt incapables d’être et de mourir dans l’action, dans le sens-action, simple et irréductible, celui qui, irréductible à l’acte qui le porte, ne se justifie point autrement que dans l’absurde don, couvert et porté par le sens futur, soit l’étendard.
Par quelles voies, quel ressort l’homme change, et si nous trouvons ce ressort, qu’est-ce qui nous interdit de lui accorder que trois générations peuvent nous changer ? L’homme, dans la paix et la satisfaction paisible de soi, change plus vite, et tout aussi fondamentalement que dans la guerre. Chose curieuse, la guerre lave cet homme paisible de ces réels changements et le ramène au premier homme, sensible aux circonstances.
La plasticité définit cet homme et sa nature profonde reste mystérieuse. Elle le restera. Il nous reste à la connaître, à la servir, et, tant que nous ne la connaîtrons pas complètement, à nous en servir, en concurrence avec les âges, l’Histoire et le reste des hommes.