Sur l'impulsion d'une réaction épidermique j'attire votre attention sur un épisode, certes mineur, mais pas indigne d'examen. J'aurais pu le titrer: on n'est jamais si mal servi que par soi-même. C'est dire que je pense que mis à part les faits guerriers purs, si je puis dire, l'instauration d'une domination est en forte partie la conséquence de certains abandons de terrain chez les futurs dominés, voire de certaines attirances secrètes.
On nous bassine depuis bientôt un mois avec un film en passe (dit-on) de concurrencer les films US. Tout est déjà dans le titre, délicatement ciselé, "Neuilly, sa mère !". Thème: la France (c'est à dire les Blancs ex-colons), ramenée à la caricature de sa bourgeoisie, et les immigrés trans-méditerranéens valorisés au point, totalement délirant, que leurs pires souillures verbales (bizarrement censées, comme la religion réputée majoritaire chez eux, être l'usage de toute la "communauté") sont reprises avec gourmandise, comme si
dans leur cas seulement l'insulte par salissure de la femme ou de la mère était chose anodine, admissible au langage civil, voire follement tendance, comme le consensus médiatique ne manque aucune occasion de nous en faire l'article.
La bande-annonce, complaisamment resservie aux infos télé, n'étonnera personne: sauce dégoulinante, sentimentalisme et populisme, Prévert et Mao, mélange Amélie Poulain/Marius et Jeannette, pesante copie de comédies récentes sur le thème de l'authenticité populaire déboulant dans un monde factice. Bref, gros sabots habituels, mais ce film qui sent si fort la fabrique n'est qu'une pièce d'un appareil idéologique multi-fonctions (quoique mono-maniaque).
Je reviens à son titre, qui m'a fait bondir à la première annonce, et qui donnera, inversement, de multiples décharges de plaisir à la foule des complaisants, à chaque occasion de le répéter.
On notera que l'expression est abrégée (elle l'est souvent dans l'usage de la rue), mais qu'il manque les points de suspension mis ordinairement pour un bout de phrase essentiel mais pudiquement oublié: le bon bout ici, celui du verbe, le désormais indispensable "niquer". Vous savez, ce verbe que tout le monde médiatique vous redit à chaque phrase, entre deux "kiffer" - son pendant édulcoré, où comment s'y préparer aimablement…
Nous avons appris à nous en accommoder voici quelques lustres déjà, quand NTM avait mis sur orbite cette phrase, intégrale à l'époque (donc plus honnête), dans son intégrité de frappe durable, son principe de cancer sans retour. C'était à l'époque de Jack Lang, quand l'avènement d'une dictature morale d'un genre nouveau était sanctifié par la pose anti-censure de ses victimes désignées - triste héritage.
À mon avis ce n'est pourtant que le vecteur langagier de l'entreprise. Le même train charriait d'autres batteries, dont la balistique était moins repérable. Il y avait aussi l'humour, faussement anodin, mais surtout la culture "hip hop", déployée sur plusieurs champs: vocifération quasi-monocorde sur rythmique de combat, gymnastique ramasse-poussière, vêture relâchée jusqu'au scatologique, maculations acryliques murales. Dès ce moment où les bonnes consciences, à qui mieux mieux, ont laissé sortir par leurs bouches ce "niquer", elles assuraient aussi le service complet en exposant (sacrifiant) à cette pollution leur musique (etc.), leur langage et jusqu'à leur accent, leur mode vestimentaire, et les murs de leurs villes (et campagnes).
Le long fleuve tranquille de cette conquête a trouvé son lit tout fait. Pourtant si les chanteurs et les musiciens, pour ne parler que d'eux, avaient osé mépriser ouvertement cette entreprise anti-mélodique formellement dédiée à la propagande haineuse (par sa formule même et quelque soit le contenu verbal), ou seulement s'en démarquer, une autre partition se serait jouée. Il fallait marginaliser le rap, laisser ses harangues et sa vindicte à cette engeance malveillante (comme y prédestinaient tous les traits de la culture populaire et avant tout sa double assise harmonique/mélodique). La chose est tellement fruste qu'ils s'en seraient lassés eux-mêmes, et tellement dépendante d'un large public masochiste à fustiger, qu'elle aurait duré moins longtemps, sans les opportuns relais idéologiques spontanément offerts par le monde artistique (ô servitude volontaire). Mais les valeureux récalcitrants se compteront sur les doigts d'une main, et tout le star-system s'est entiché de cet exotisme virulent, s'enracaillant comme on s'encanaillait jadis. Ceux qui ont suivi le mouvement sans plaisir se sont gardés de le dire. On sait qu'en général le monde politico-médiatique cherche à la fois l'audience et la tranquillité.
Phase deux, l'euphémisation, dont ce film témoigne: c'est passé dans les mœurs, tout le monde "kiffe" et "nique", au point qu'on peut lancer des versions "familiales", manière de bien refaire la leçon, mais édulcorée, pour tromper les plus vieilles générations et les personnes sensibles. "Sa mère" donc. Tout le monde a intégré quel verbe délicat cette mère mérite, et sait que c'est une insulte infâmante, sexiste, mais que compte tenu
d'où ça vient c'est licite, voire valorisant (racisme donc, bien involontaire mais flagrant, qui consiste à normaliser un tel langage, contrairement aux usages, en raison de sa provenance).
On se souvient de récentes affaires de rappeurs aux propos inqualifiables, certains invités par des festivals. Édulcoré ou pas, chers artistes, vous en portez la responsabilité. Qu'on laisse Villon tranquille, ce n'est pas une affaire de censure, c'est un point d'honneur artistique. Tout se tient. N'importe quel chanteur ou danseur qui se tient à l'écart (dans tout son être artistique) de cette gangrène fait œuvre de résistance, ou simplement de probité - ce qui suffit bien - bien au-delà de ce qu'il en pense lui-même. De même quiconque, qui refusera d'employer ou de trop entendre certains mots, ou d'aller voir certains films.
Rapide coup d'œil sur Internet: "niquer" est le plus souvent donné comme équivalent de "faire l'amour" ou "pratiquer l'acte sexuel". Encore l'euphémisation, d'un verbe dont la vraie charge est clairement la domination sexuelle masculine (ou de rôle actif), et par extension la domination tout court. Dans l'expression "sa mère", c'est le viol - ou, ce qui revient au même, la stigmatisation par excellence, le ravalement de la mère de l'autre comme putain, sa mise hors humanité - avec cette aggravation que la mère ainsi souillée est ravalée du même coup en simple vecteur du déshonneur d'un mâle de référence (son fils), seul véritable sujet humain.
(Au fait, la partie éludée du titre pouvait aussi bien être "la putain de", mais
bon...).
In l'article de wikipédia:
• Au mois d’octobre 2008 a eu lieu dans New York un festival nommé "I Kiffe NY–French Urban Cultures", festival organisé par les Services Culturels de 'Ambassade de France aux Etats-Unis en partenariat avec le magazine TRACE et regroupant pas moins de 32 événements autour du thème des cultures urbaines.