Citation
Cela dit, il peut lui arriver d'écrire des bêtises, mais infiniment moins souvent qu'à Assouline.
C'est le moins que l'on puisse dire. Mais, cher Bruno Chaouat, ne nous dites pas que vous frequentez assidûment le blog d'Assouline, un des amis du désastre les plus zélés ?
Pour nous changer un peu les idées un entretien donné à la revue La Nef pour son numéro 187 (novembre 2007) par Richard Millet.
Le désenchantement ou la grâce
Richard Millet
Richard Millet était admirable jusqu’ici pour au moins deux raisons : comme auteur de grands romans ; et comme éditeur à l’instinct sûr, chez Gallimard. En cette rentrée, il défraie la chronique avec deux ouvrages, L’Orient désert et Désenchantement de la littérature, où son dégoût du monde moderne lui est l’occasion d’évoquer une foi catholique tourmentée. Il a bien voulu nous en dire quelques mots.
Vous avez publié deux livres à la rentrée, L’Orient désert et Désenchantement de la littérature. Celui-ci vous a valu de violentes attaques dans la presse pour ce que vous y pointiez une certaine « décadence » française, qui touche du même mouvement littérature et chose politique, dites-vous. Cela vous surprend ?
En vérité, nous sommes en guerre. Je crois qu’il y a les amis de la vérité et les autres. Mais les camps sont très mouvants : je suis un camp à moi tout seul. Et c’est pour ça que je dérange. On est seul non seulement quand on écrit mais aussi quand on publie. Le Système, aujourd’hui, fait en sorte qu’il n’y ait plus d’écoles, ni de groupes, ni même d’écrivains : on reste dans la solitude. Il y a cependant deux types de solitude : la solitude petite-bourgeoise, l’individualisme narcissique, qui est celle de l’ennemi ; et la véritable solitude, recherchée ou admise qui, elle, est une force.
Auparavant, on aurait pu dire que vous étiez un camp littéraire, avec cette conception de la langue qui vous tient tant à cœur. Vous êtes aujourd’hui un camp politique, en plus.
Politique, oui, mais au sens le plus large du mot. J’ai peu à peu compris que je vivais dans un pays qui est mort. Qu’est-ce qui est mort dans ce pays pour que je le dise mort ? Le renoncement au christianisme, me semble-t-il, par négligence ou hostilité permanente. À partir du moment où l’on renonce à ce qui a fait que nous sommes français, c’est-à-dire à un universalisme chrétien, fût-ce dans sa dimension uniquement culturelle, autre chose se met en place : un « espace » qui s’appellerait France au sein de l’entité économique qu’est l’Union européenne. Dès lors que l’on a évacué la question spirituelle, je me sens nu. Cette inquiétude vient de loin, et je ne suis le seul à la formuler : George Steiner en a déjà parlé, quoiqu’il ne soit pas chrétien. C’est la fin de l’humanisme, si tant est qu’on puisse faire se recouper humanisme et chrétienté. Peter Sloterdijk, que je cite dans Désenchantement, a lui aussi théorisé la chose. Il faut paradoxalement accepter cette destruction qui s’annonce, pour ne pas rester dans l’entre-deux, dans un état de survie artificielle. La France n’est plus la fille aînée de l’Église : elle se renie constamment, elle se vautre dans l’incantation idéologique des droits de l’homme, dans l’expiation, dans la mort. C’est quand j’ai constaté que la civilisation dans laquelle j’étais né, c’est-à-dire la civilisation rurale française, était morte, que je me suis demandé si ce n’était pas toute la France qui mourait : la France en tant que nation littéraire et universelle. La France est momifiée dans son propre mythe. Je m’en suis rendu compte peu à peu, notamment en voyageant en Europe, en Amérique, au Liban.
Un événement a-t-il déclenché cette prise de conscience ?
Non, il suffisait de sortir du bois, ce que j’ai fait depuis 1986, avec le Sentiment de la langue. Ce livre a longtemps été mal compris, comme s’il était une apologie de je ne sais quel esprit national, de défense de la langue française. Je m’y interrogeais seulement sur un certain nombre de spécificités françaises, sur leur perte, sur le regret qu’on peut en avoir. Depuis vingt ans, je sentais que quelque chose se passait, mais je ne pouvais pas ou ne voulais pas le voir : c’est très difficile d’accepter de voir mourir certaines choses. Je le disais déjà dans Lauve le pur (2000), roman qui a irrité les belles âmes. Et puis, il y a trois ans, dans Le dernier écrivain, j’ai commencé d’évoquer l’effondrement du christianisme en Europe, donc l’effondrement de la civilisation européenne. Aujourd’hui, je le fais de façon très nette : l’unanimité des réactions hostiles est très intéressante, parce qu’elle consiste d’abord en un refus de lire. On ne m’attaque pas sur ce que je dis vraiment, mais sur ce qu’on voudrait que je sois : révisionniste, lepéniste, traître à la cause littéraire, suicidaire, etc. Et on ne lit pas davantage L’Orient désert, livre qu’on joue contre Désenchantement.
Croyez-vous que vous soyez réactionnaire ?
Que veut dire « réactionnaire » aujourd’hui ? Je me situe parmi les vrais modernes, ceux qui ouvrent les yeux : les solitaires, les mystiques, les lecteurs de Bataille, de Simone Weil, plutôt que de Sartre et de Camus. Les grands manieurs de langue. Le cœur de ma réflexion a toujours été de savoir comment on maîtrise une langue. C’est ce qui m’a toujours hanté. On est toujours devant un processus impossible, et écrire, c’est tenter de réduire l’écart entre une pratique personnelle et l’impossibilité de maîtriser la langue.
Néanmoins, je peux regretter que le subjonctif disparaisse, ou que bien des locutions, des tournures, des mots, soient évacuées par les écrivains contemporains : ce sont des nuances qui s’évaporent, des richesses considérables qui s’oublient. Mais cela ne veut pas dire que je m’y accrocherai à tout prix. Ce qui peut choquer aujourd’hui, c’est que je m’interroge sur le rôle de la légitimité démocratique dans la débâcle littéraire : c’est le fond du problème, et personne ne l’a relevé, dans les attaques dont j’ai été l’objet, et dans les missiles qu’on a lancés sur moi. S’interroger sur la démocratie, c’est se demander si c’est l’horizon indépassable de notre monde politique. Il y a quelque chose d’inquiétant à voir cet infini cortège de droits de l’homme, de l’antiracisme, de l’humanitarisme, à voir partout s’étendre, y compris militairement, l’Empire du Bien, alors que les chrétiens d’Orient, par exemple, sont plus que menacés.
Vous pointez un genre d’incompatibilité entre démocratie et littérature.
Dans ses dérives incantatoires, la démocratie est nocive pour la littérature. La question de la masse et de la démocratie, du règne de la quantité, de l’individualisme, devrait être interrogée davantage. C’est une chose sur laquelle James s’était penché en son temps, mais il ne pouvait pas prévoir l’accroissement formidable du niveau de vie, des antibiotiques, de la dictature médiatique, de l’eugénisme. Nous sommes devant le nouveau monde que Huxley avait génialement prévu.
Le fond du problème, c’est de savoir comment la démocratie pourra préserver la liberté individuelle au sein d’un processus de massification de l’humain, sans parler des problèmes de nutrition, d’eau ou de climat. Est-ce qu’il ne faudra pas pousser la démocratie jusqu’à son point de contradiction dictatorial, totalitaire ?
Vous qui réclamez le droit à la solitude en tant qu’écrivain, le droit de vous en aller comme disait Baudelaire, cette situation du monde vous concerne-t-elle, finalement ?
La masse me terrifie ; elle est une agression esthétique. Je dois à tout prix me situer par rapport à elle. Mais Baudelaire réclamait aussi le droit de se contredire. La contradiction entre le chrétien qui devrait aimer l’homme et celui qui pourrait haïr l’humanité, c’est l’état dans lequel je vis quotidiennement. Je ne prétends pas vivre en paix avec moi-même, ni avec autrui. J’aime cette tension-là, malgré tout, parce qu’elle me force à réfléchir, et empêche que je sois installé dans quoi que ce soit. Il est évident que quand on est dans le petit village de Qalb Lozeh, en Syrie, et quand on est dans le septième arrondissement, on ne pose pas le même regard sur l’humanité. Dans le RER, à sept heures du soir, vous avez envie de posséder un lance-flammes… À Qalb Lozeh (qui signifie en arabe le cœur de l’amande), vous avez envie de vous agenouiller et de prier.
Votre christianisme est-il quelque chose qui appartient seulement à l’enfance, au passé ?
C’est quelque chose de très actif en moi, c’est même de plus en plus actif. Je suis particulièrement sensible à ce qui vient de l’enfance et ne cesse d’en rayonner. Surtout à mesure que s’aggrave sa déliquescence, et sa réduction à une dimension seulement sociale. J’ai été scandalisé par la récente construction d’une église sans cloche à Sartrouville afin de ne pas choquer les musulmans. Ce genre de problème montre bien jusqu’à quel point on peut descendre quand on baisse sa culotte au nom d’idées de tolérance. Je suis plutôt hostile à Vatican II : je crois profondément au mystère ; lorsqu’on veut démocratiser, vulgariser les mystères, ils disparaissent. Plus de prêtres, plus de mystères, la messe ennuie tout le monde et les chants modernes y sont ridicules. Quand on entre dans une église au Liban, on sent quelque chose qui vibre, comme en Pologne, du moins quand j’y étais, en 2000. Nos églises sont des tombeaux, que c’est vide ! Dans le Haut-Limousin, tout est fermé. J’ai fait rouvrir l’église du village pour faire baptiser ma fille, il y a cinq ans.
Benoît XVI vous touche-t-il à ce sujet-là ?
Benoît XVI est un intellectuel, et cette articulation de la théologie et du mystère était tout à fait indispensable à la tête de l’Église. Et puis, quelqu’un qui sait jouer Mozart ne peut pas être tout à fait mauvais, de toute façon (rires). Quant à ceux qui attaquent le pape au nom de la tolérance laïque, je leur réponds : « Imaginez un instant qu’il abandonne la moindre de ses positions. On n’a plus besoin de lui. C’en sera fini des dogmes. »
Une lectrice me demandait récemment : « Mais pourquoi dites-vous que nous sommes chrétiens ? Moi, je ne suis pas chrétienne, même si je suis baptisée. Le pape, l’inquisition, les interdictions... Et puis, je ne comprends pas ce que vous voulez dire à propos des racines chrétiennes de l’Europe. » Je lui ai répondu : « Mais vous êtes chrétienne, au moins culturellement. » Elle n’en démordait pas : « Mais non, je suis pour le mélange des cultures, pour le métissage. » J’ai laissé tomber, même si c’était une femme qui faisait des efforts pour me lire. Ce sont des gens qui ne savent même plus d’où ils viennent. Ils ne lisent plus, ne regardent plus, n’écoutent plus le monde. Ils sont sourds et aveugles. Ils ne savent même plus ce qu’est une église, même d’un point de vue artistique. Une mémoire entière est en train de s’abolir. Benoît XVI se doit d’être intransigeant. Mais le prochain pape, après Benoît XVI, si le politiquement correct et les Américains s’en mêlent, risque d’être noir, homosexuel, marié et d’extrême-gauche. Vous verrez (rires).
Vous n’avez pas vraiment foi dans l’Église ?
J’aimerais avoir plus de foi en l’Église. En tout cas, je la respecte. Je lui reste fidèle, envers et contre tout. Je plaisantais à peine : si l’Église ne cesse pas de tendre vers un protestantisme déguisé, à quoi bon, encore une fois, l’Église romaine ? Un prêtre doit être quelqu’un qui me dépasse infiniment et non un homme comme moi. Cela aussi, c’est un effet de la perversion démocratique qui veut que tout vaille tout, y compris n’importe quoi. N’importe qui peut faire ce que vous faites, écrire des livres, peindre, barbouiller quelque chose, taper sur des tamtam. Le premier venu ne saurait être prêtre. Dans la décadence qui altère la démocratie, l’Église, la religion et la littérature, il faut chercher où est l’ennemi. L’ennemi est dans le politiquement correct, au sens où il s’agit d’une entreprise de déstabilisation de toute spiritualité. C’est une entreprise plus profonde, plus violente que ce que l’on croit. Comme Bernanos, je crois vraiment au diable, je crois qu’on peut rencontrer un maquignon, un inconnu comme en rencontrait un l’abbé Donissan, au coin d’un chemin, le soir, en Corrèze ou à Paris. Les puissances du mal sont constamment à l’œuvre. Il faut se le rappeler quotidiennement.
Il y a cependant chez vous, on le sent dans L’Orient désert, une répulsion vis-à-vis de l’ascétisme…
J’ai écrit ce livre en grande partie pendant la guerre de juillet 2006 au Liban et en Syrie. Je vivais la déréliction amoureuse comme une ascèse imposée. Je n’ai aucun goût pour l’idéal ascétique, même si j’aime la solitude et le silence de façon quasi monacale. Rien que j’admire plus que Port-Royal . Mais je reste un écrivain. Un être dévoré par la chair. Un guerrier plus qu’un moine. J’ai autrefois manié les armes dans Beyrouth en guerre. Je suis un lecteur des mystiques, et très proche de ce que les femmes ont à dire là-dessus. Le rôle du corps dans cette affaire est souvent négligé par les hommes, alors que les femmes, comme on le voit avec les deux Thérèse, le prennent toujours en compte. On oublie souvent que les ascètes ou les mystiques ont eu des corps. Ceux qui ont approché Simone Weil ont peut-être une petite idée de ce que ça peut être. Ce genre de personnage devait irradier. J’ai été très frappé par ce qu’un prêtre maronite, que je cite dans L’Orient désert, m’avait dit à propos du regard de René Girard, devant qui il avait célébré la messe à Paris : il disait qu’il voyait au-delà.
Les attaques dont vous avez été victime à propos de Désenchantement vous ont-elles blessé ?
Pas du tout. D’abord, elles font marcher le livre ! Et puis les ennemis montrent leur visage. Non seulement on ne peut rien dire de vrai, dans le Système, mais les critiques ne lisent pas ce qu’on écrit, et pour mon cas, essaient de jouer l’éditeur contre l’écrivain. On essaie de me déstabiliser ici même, chez Gallimard, en feignant de se demander comment mes auteurs peuvent me supporter : ils aiment travailler avec moi, qu’on se rassure ! Mais personne ne pose les questions de fond dans ce milieu mafieux, consanguin, falsificateur. Désenchantement de la littérature, c’est au départ une leçon que j’ai donnée en public, et personne n’a réagi violemment sur le moment dans la salle. Il n’y a pas eu de scandale. Ce n’est pas moi qui suscite le scandale : c’est l’ennemi. La ruse suprême du démon, c’est de vous faire croire que vous êtes le diable. La patience est un exorcisme.
Il y a un proverbe arabe que j’aime beaucoup : « Ne cherche pas à te venger. Assieds-toi au bord du fleuve et tu finiras par voir passer le cadavre de ton ennemi. »
Propos recueillis par Jacques de Guillebon