Agrippa écrivait:
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> Je crois bien que les animations d'Emile Cohl ou
> de Max Linder, pourtant aussi rudimentaires de
> celles montrées supra, ne doivent pas davantage
> trouver grâce à certains yeux sévères… Pourtant
> tout cela n'est ni nouveau, ni condamnable en soi.
> Les techniques de manipulation de l'image
> permettent, depuis pas mal d’années déjà, de
> montrer au journal de 20H Ben Laden prenant le thé
> avec Carla Bruni ou trinquant avec Louis XVI, sans
> que la moindre trace de raccord ne soit visible.
>
> La manipulation de l’image est une chose non
> seulement très sérieuse mais hautement stratégique
> et ne concerne pas l’Art au premier chef, me
> semble-t-il. On n’en finirait pas de faire la
> liste de ses enjeux (imagerie médicale,
> astrophysique, publicité, commerce, technique
> d’information et d’éducation…). Les militaires et
> les neurochirurgiens utilisent depuis plus de
> vingt ans des logiciels de traitement de l'image
> de même nature pour détruire missiles et tumeurs
> (à peu près comme on pulvérise un troll sur World
> of Warcraft).
>
> Mieux, la manipulation de l’image et la
> manipulation de la réalité vont de pair (la
> première précédant simplement la seconde de
> quelques années). A l’instar des manipulations
> génétiques, les raisons de s’en exalter sont aussi
> nombreuses que celles de s’en désoler. Après avoir
> fait revivre à l'écran les dinosaures et les
> mammouths, nous les aurons après-demain vivants
> gambadant autour du Château de Plieux et avec, en
> prime, des milliers de clones de MJ dansant le
> MoonWalk (cher à E. Balladur). C’est horrible, je
> sais, mais que voulez-vous, on n’arrête pas le
> progrès, tout ce que l’on peut faire sera fait, le
> pire et le meilleur. Alors l’Art dans tout ça…
>
> L’animation de Sylvie Plath est ratée, d'accord
> (il s'agit de toute évidence d'un travail de
> lycéen boutonneux), mais quid lorsqu'elle sera
> réussie ? Faudra-t-il invoquer des raisons morales
> ? Il faudrait alors interrompre dès à présent la
> production cinématographique et toutes les œuvres
> de fiction. Et, ne nous étonnons pas si, lors de
> notre prochaine visite chez le dentiste, celui-ci
> invoque des raisons morales pour ne pas utiliser
> les rayons X. Bah, si la Joconde clignant de
> l’œil vous cause un malaise, c’est sûrement que
> vous êtes Alain Finkielkraut, alors...
Oui, le mot de malaise convient (mais je ne suis que moi... soit dit en m'estimant très flatté de votre hypothèse pour rire).
Vous n'imaginez pas à quel point ça me cause un malaise. De plus l'habitude ne m'en vient pas et ça me met en pétard à chaque fois. Justement, plus ce sera réussi, plus ce sera insupportable. Moralement bien sûr mais aussi esthétiquement. Je dois préciser ici que je ne suis pas spécialement admiratif de la Joconde, et que donc ce n'est pas le problème (j'ai pris cette séquence entre quelques unes). Où vous semblez supposer une possible victoire de la technique devant laquelle il faudrait rendre les armes, je vois l'achèvement de la perdition. Encore Baudelaire mâchant son chewing-gum et Sylvia Plath ouvrant une bouche si mécanique nous laissent-ils l'échappatoire de pester contre, mais à supposer que l'illusion soit un jour "parfaite" ( ? ) qu'y aura-t-on gagné sinon un malaise définitif, annihilant toute protestation, nous laissant prostrés, seuls, le monde enfui mais peuplé de simulacres inventifs ?
Un essayiste vient de parler de "mutation anthropologique" ou à peu près à propos du sordide spectacle à l'oeuvre en Italie, à quoi les gens se prêtent en toute ingénuité: il faut bien qu'ils aient été (se soient) changés pour parvenir à faire ce qu'ils se seraient interdit l'avant-veille ! À moins, comme il m'arrive de le formuler dans mes moments de dépit, que l'humanité ne soit parvenue toute prédisposée à ce terme, n'ayant que fait semblant de tout le reste ou ne l'ayant accompli que forcée par ses élites, et que ces dernières et leur principe une fois relégués la technique en son dernier registre (le spectaculaire autogéré) ne réalise enfin de compte que le véritable être de notre genre, lequel du fond des âges rêvait de cette excitation morbide de pauvres marmots sur leurs jouets multifonctionnels.
Que ne cantonne-on ces bidules à des histoires d'intestins malades ou de planètes folles ! L'argument de la science ne tient pas car le couteau de boucher n'est pas spécialement fait pour qu'on tue des gens avec, ce qu'on peut d'ailleurs faire aussi à coups de planche à repasser, avec un peu d'entêtement. Tel moyen ne devient pas licite et son usage loisible du fait qu'il existe (depuis quand ? ), et même si nos inventions modernes peuvent se prévaloir de précédents ou de modèles, on n'en peut encore pas déduire leur justification. La caricature demandait de l'individualité sinon du talent, sa méchanceté pouvait coûter cher et tout au moins son créateur avait conscience de l'atteinte opérée. Maintenant tout le techniquement possible est conçu comme permis, l'absolution s'obtient sans qu'on la demande, à priori, par la seule massivité de la pratique. Voici venir les pèlerins de l'absolution.
Je ne crois pas que Max Linder ou Émile Cohl aient jamais manipulé le visage d'un contemporain autre qu'un acteur et quand bien même, je ne suis pas en train de dire que c'est si nouveau que ça, je dis que c'est la réaction des gens qui est nouvelle (mutation anthropologique). De même je ne parviens toujours pas à me faire à cette maladie du portable et des bidules en général chez les jeunes. Comment ont-ils laissé le monde entrer ainsi dans leur monde pour leur voler leur ennui ? Si cette image de clones hypnotisés par leur loupiote (dans une proportion de plus de 90 % non ? à les voir…) ne vous glace pas le sang, moi j'en suis congelé, et je n'y vois vraiment rien de bon pour l'avenir. Profitons bien de notre tranquillité toute relative.
Je ne doute pas un instant que le pire et le meilleur seront faits. Je crois cependant que le meilleur est relatif, et le pire absolu. Le meilleur, admettons la recherche médicale, ou la recherche en général si vous voulez ( bon !), n'est que la prolongation de la science avec de nouveaux moyens. Le pire consiste en un changement des mentalités sans précédent. Des mères de famille se dépoilent à la télé italienne. Les lycéens mettent en ligne les images de leurs camarades et de leurs professeurs. Les logiciels qui ont d'abord favorisé et raffiné le pillage musical rendront plus aisées, par la retouche vidéo, la calomnie et la mise au ban. Il y a des jours où l'on ne se demande plus pourquoi nous risquons d'être remplacés. N'importe qui peut y prétendre.
Esthétiquement, qu'a-t-on gagné ? Depuis deux décennies j'entends partout vanter la renversante hyper-définition des images de synthèse, censée "s'améliorer" et s'améliorer encore, et que les jeux vidéos seront de plus en plus réalistes, et que le cinéma pourra se passer des acteurs… Mais à chaque fois que mes yeux y sont contraints je ne vois que froideur fantômale, défaut de présence, pauvreté de l'image, aseptisation, pacotille mal colorée. Pour moi, que ces techniques restent cantonnées à la science-fiction de bas étage, aux jeux-vidéos et autres pauvretés assimilées, je n'y vois qu'un inconvénient qui est aussi un regret: que l'art populaire soit englouti par cette machinerie aseptisante, que l'
héroic fantasy y perde sa fantaisie. Chaque fois que la machine s'est emparée d'un art (et bien avant la machine, les unités de production massive) c'est qu'il était mort, où que ça n'allait pas tarder. De récentes discussions entre maquettistes en édition et publicité font apparaître que les plus avisés retournent au papier-ciseaux-crayons, ayant dû convenir que les palettes graphiques aseptisaient et stéréotypaient leur création. Quant aux dinosaures hologrammiques si nous les comparons en qualité d'évocation aux monstres de carton-pâte de "Simbad le Marin", paradoxalement ils ne font pas leur poids. Pour le néo-cinéphile à home-cinema vrombissant et calculette à pixels intégrée au cerveau, peut-être, mais croire qu'on fait rêver les enfants avec ça, c'est tout le contraire. Ou bien c'est que l'on a tant fait qu'il n'y en a plus, d'enfants, cueillis qu'ils sont dès le berceau par les écrans, formés à l'école aussi dans ce bain d'images tellement définies que plus un seul interstice n'y accepte un seul atome d'imagination. Nous leur donnons ainsi la drogue sous sa forme principielle, consistant à gaver le désir, à emplir l'oeil jusqu'à plus soif, aussi ne nous étonnons pas que les dealers les attendent à la sortie.
Bref, mon propos est bien moral. Ce n'est pas joli, comme on me le disait dans mon très jeune âge, de porter atteinte aux noms et aux visages. Et esthétique, car tout ça n'est pas non plus bien beau - réussi ou pas.
Pour tout vous dire, je crois que ce qui tue l'art ou simplement l'expression c'est justement cette course au réalisme (qui tue aussi bien le genre fantastique), et ce n'est pas d'aujourd'hui.