Alain Eytan écrivait:
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> Par un biais inattendu, la "suffisance" entendue
> dans le sens indiqué par Cassandre (nombre
> d'auteurs classiques l'utilisèrent comme synonyme
> d' "intelligence", de "capacité intellectuelle"),
> est également l'un des attributs de la perfection
> : est parfait ce qui n'a beoin de rien d'autre que
> soi, ce qui est "auto-suffisant", ce qui recèle en
> soi les principes, les motifs et les modalités de
> son être, bref ce qui de ce fait ne peut être
> rattaché à autre que soi.
> Or ce qui prend racine et ne germe qu'en dedans,
> l'involuté, figurant en apparence un
> "relativisme" absolu, réalise en fait son
> contraire : un absolu tout court, un monde en soi,
> un an sich nouménal qui ne peut non plus être doué
> d'aucun sens, puisque le sens est la faculté
> d'établir un lien avec une altérité.
> Ainsi l'unité monadique du suffisant vise en fait
> très haut, car elle ne reconnaît pas ses limites —
> un "soi" peut en fait être médiocre, insuffisant,
> banal — tout en se déclarant d'emblée
> indépassable.
> C'est l'héritage de l'ambition la plus folle
> compromise avec l'arasement imposé de
> l'égalitarisme moderne.
Marcel Meyer écrivait:
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> Belle définition en effet. Cette suffisance
> soi-mêmiste va de pair non seulement avec le
> relativisme mais aussi avec l'hyper-égalitarisme :
> chaque ego se suffisant, se valant, aucune
> distinction, aucune hiérarchie ne se justifient, y
ÿ compris en résultats.
(fin des citations)
Monsieur Alain Eytan vient de faire en quelques mots une remarque proche de ce que j'avais commencé d'écrire plus laborieusement sur le coup, puis remisé. Finalement je soumets quand même ce qui suit.
Il est certes tentant de rapprocher les deux concepts (beaucoup de signes y invitent) mais je pense que le soi-mêmisme doit être distingué de la suffisance, dont les deux acceptions historiques successives… suffisaient.
Cette acception ne recouvrirait pas celle à laquelle les temps modernes nous ont habitués, où
suffisant équivaut presque à
hautain (et je ne pense pas que celle-ci contienne systématiquement la première). Elle n'a bien sûr rien à voir avec le sens ancien, que nous rappelle Littré, qualifiant élogieusement l'individu qui honorait sa fonction ou son statut.
Comme la réalité nous le montre et comme le résume Marcel Meyer l'actuel contentement
apparent de soi-même, qui répond à l'impératif ambiant de s'accomplir selon son nombril ou au moins de faire semblant (selon une gamme qui va du furieux au très vague), ne s'accompagne que rarement du comportement de la suffisance au sens moderne. Quand c'est apparemment le cas ce n'est souvent qu'une méprise de l'observateur.
Il semble que l'individu actuel ne puisse plus se payer le luxe de paraître hautain ou suffisant, attitude bien trop accrochée à la panoplie de l'ancien monde (Littré cite un exemple concernant un parvenu, mais on ne s'est pas privé d'attribuer ce ridicule à la noblesse). Le soi-mêmiste naît et vit dans un monde qui lui souffle de s'aimer tel qu'il est, mais qui d'autre part clame partout les terribles contre-parties du relativisme et de l'égalitarisme, à savoir tout ce qui dévalorise d'avance tout sentiment de soi. Ainsi le pauvre
soi-même n'est plus pourvu que de pauvres mandibules guère plus adroites que celles du voisin, et chacun doit tenter d'imposer sa maigre complexion d'exigences que rien ne magnifiera jamais, les plus hargneux de naissance ayant le penchant et l'énergie de se répandre dans l'être au détriment des autres.
Même les faibles, les doux et les timorés sont donc soi-mêmistes, mais un peu à contre-emploi, et puisqu'ils se conforment à ce mode-là par la force du nombre. Eux tâchent de l'être, se demandant s'ils font bien tout ce qu'il faut, tandis que les éternels "battants" qui les piétinent leur servent de modèles en un de marché de dupes, ces derniers se sachant eux-mêmes faiblement rétribués par une "réussite" tellement distribuée.
Dans beaucoup de cas, si l'on met hors concours ceux qui étaient prédisposés au soi-mêmisme, et qui se retrouvent du coup (croient-ils) un peu au pays de merveilles, nous avons affaire à des gens qui s'appliquent laborieusement à des comportements qui ne leur sont même pas naturels. Comme si un catéchisme leur avait insufflé cette nouvelle bonne conduite un peu bizarre. Ils ne sont même pas persuadés que les soucis parallèles de l'écologie et de la fraternité universelle sont bien compatibles avec l'individualisme offensif, comme il serait souhaitable, non, ils appliquent le tout, ou se persuadent d'y parvenir, comme un grand Bien très composite et un peu difficile à ranger dans une vie.
Bien sûr, au bout du compte et l'éducation aidant, la conformité s'établit, les comportements s'unifient, les nouvelles générations bétonnent, et tout apparaît homogène, mais il faudrait un autre mot que la
suffisance pour exprimer ce fait que tant de ceux qui se montrent ainsi se suffire n'en ont au fond que très peu le sentiment, ce monde ne leur demandant ni ne leur offrant pas assez sur le point central de l'accomplissement, et leur coûtant trop, au bout du compte, par le renoncement profond qu'implique le nivellement. De là la frénésie des compétitions, la mode du démarquage esthétique spectaculaire, ou certains comportements distinctifs suicidaires où trouver à marche forcée de dérisoires gratifications, la vie devenant un jeu de rôles pour gens douloureusement déguisés en piètres archétypes.
On se doute bien que le soi-mêmiste est l'
insuffisant par excellence, à l'image du monde qui le porte, et que son détestable comportement n'est au fond qu'un rôle, un "mime du je" peut-être, si je ne tire pas trop l'expression d'Alain Eytan à propos de Sartre, et donc un impossible, quelque chose de pathétique, que nous ne pouvons pas prendre au mot ni au sérieux, malgré l'horreur que ça nous inspire et certainement l'horreur que ce doit être à vivre, à la longue, dans beaucoup de cas. Chacun de nous aura constaté que le soi-mêmisme peut gagner des gens assez âgés pour être nés sous d'autres codes… Chacun de nous connaît aussi de ces êtres assez jeunes qui tournoient comme des toupies autour de leurs quatre certitudes contradictoires, s'astreignant aux apparences requises de la positivité sur fond de malaise et d'angoisse: on ne voit chez eux ni la moindre suffisance ni même le simple contentement. Ils sont conviés à un faux banquet et font sagement semblant. Enfin chacun de nous a pu voir en lui-même où et quand le guettait le soi-mêmisme.
La suffisance ou quelque chose d'approchant se rencontre pourtant au même moment, mais selon d'autres modalités, chez certaines des populations fraîchement implantées dans les pays occidentaux, relevant d'autres aires culturelles, plus vraiment enracinées dans leur être collectif d'origine mais pas pour autant assimilées ni assimilables au soi-mêmisme (qui est un aboutissement, une effet pervers spécifique à l'Occident devenu individualiste). Il en est dont l'assurance, et de plus en plus la suffisance, révèleraient plutôt une disposition que l'on dirait caractérielle chez un individu, un tropisme de l'imposition de soi (mais un soi qui est avant tout un nous) sans complexe, sans réserve, sans risque non plus de baroquisme, puisque dans ce cas l'individu n'est jamais tout seul, qu'il est et se veut l'émanation d'un corps collectif à rétribution chaude et continue. Finies les angoisses, bien que et parce que subsiste une paranoïa fondamentale mais sous jacente, qui ne réside qu'en l'âme collective, et rendue de ce fait individuellement très peu sensible par le fait d'une sorte l'inconscience inculquée en tant qu'économie existentielle, et très bien prévue par un sacré terriblement prévoyant. La paranoïa transformée devient un carburant et nourrit la cohésion. Le mécanisme de base est le rejet de l'angoisse sur l'autre, que nous trouverons au principe actif de toute société communautaire, et dont on connaît la part sombre. L'Occident a pu
un certain temps jouer une autre partition, mais c'était risqué et chanceux, et sur leur lancée les atomes sont partis trop loin, trop seuls. Du coup ils peuvent bien aller habiter Mars.
La culpabilité, c'est de la paranoïa tournée sur soi-même, autant que la paranoïa victorieuse et instituée rejette entièrement la culpabilité sur les autres. Érigé en règle de vie, et sous conditions favorables, ce dernier principe est un aimant surpuissant. C'est ce qui explique la force d'attraction de très médiocres attitudes, productions et apparences exotiques sur la multitude des toupies creuses occidentales. Les pauvres et très anodins "soi-même" sont aimantés par ces accomplis, ces investis, ces habités (ou qui leur paraissent tels), ces corps qui font (bien réellement) un grand corps immédiatement mobilisable, survolté de certitude, attractif jusque qu'en son mépris si naturel des premiers.
En conjuguant les solipsismes du Romantisme et des Lumières nous avons fait déchoir ces deux esprits en un égalitarisme de petit rois imbéciles qui se cognent aux vitres en cherchant une substance. Peut-il vraiment subsister de la suffisance, même d'affectation, dans ces conditions ? Je précise que pour moi rien de ce qui précède ne peut tenir lieu de circonstances atténuantes, et que chacun est responsable de ses illusions et de ses compromissions.
Petit amusement littéraire: André Suarès signait aussi André de Seipse.
(Corrigé: réécrit mon troisième alinéa, sans rien changer au sens mais en plus clair.)