Francis Marche écrivait:
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(...)
> Ce qui m’a arrêté dans ce fragment de L.S. est ce que
> l’on pourrait nommer l’ivresse de l’illusion
> volontaire, qui est une ivresse dans le
> rétrécissement : ce que l’on a rétréci pour s’en
> satisfaire, on se l’incorpore, on s’en pénètre et
> joue avec comme du caillou que l’on garde dans la
> bouche contre la soif. Lisez bien : Plus occupé de
> résoudre ce problème que de me consacrer aux
> observations qui m’eussent justifié, je me disais
> que le progrès qui consiste à passer de Chopin à
> Debussy se trouve peut-être amplifié quand il se
> produit dans l’autre sens.
(...)
> La marche dans le désert a besoin d’une scie, de
> pensée simples, répétitives (...)
>
> Comment donc, Chopin, et quelques autres vieilles
> scies ont-elles pu paraître au grand Lévi-Strauss
> « profondes » plus que Pelleas dans ces heures ?
> Il s’agit d’une illusion. (...)
J’ai tenté de vous faire
> comprendre cela avec la métaphore de l’ablation
> d’un poumon : jamais le poumon sain, le poumon
> restant, n’aura respiré plus profond qu’après
> l’extinction (par ablation mais tout aussi bien,
> par nécrose) du poumon mort.
>
> L.S. sait cela, n’en est nullement la dupe : le
> poumon Chopin acquiert une profondeur nouvelle
> quand le poumon Debussy s’en est allé. Il n’ignore
> rien des mécanismes physiologiques de l’ivresse
> que procurent les grands espaces désolés et leur
> monotonie, de laquelle l’ivresse par l’alcool ou
> d’autres stupéfiants comme le cannabis ne sont
> qu’une sorte parmi d’autres (...)
Et
> soyez-en sûr : l’amateur de ces substances, au
> sortir de sa gueule de bois, ne manquera pas de
> vous faire valoir comment, grâce à son trip, il a
> doublement progressé.
Cher Francis Marche,
Je crois que l'essentiel de ce que dit Lévi-Strauss tient dans cette phrase: "Les délices qui me faisaient préférer Debussy, je les goûtais maintenant dans Chopin, mais sous une forme implicite, incertaine encore, et si discrète que je ne les avais pas perçues au début et que j’étais allé d’emblée vers leur manifestation la plus ostensible."
Ensuite ça se gâte (pour moi) dans la suivante: "J’accomplissais un double progrès : approfondissant l’œuvre du compositeur le plus ancien, je lui reconnaissais des beautés destinées à rester cachées de qui n’eût pas d’abord connu Debussy. J'aimais Chopin par excès, et non par défaut comme fait celui pour qui l'évolution musicale s’est arrêtée à lui."
Enfin ça redevient ambigu "D’autre part, pour favoriser en moi l’apparition de certaines émotions, je n’avais plus besoin de l’excitation complète : le signe, l’allusion, la prémonition de certaines formes suffisaient."
Je pense que les dites beautés chez Chopin n'étaient pas si cachées qu'un auditeur ignorant Debussy n'eût absolument pas pu les y voir: c'est selon la capacité d'écoute de chacun, sa relation à la musique, sa disposition ou sa disponibilité à tel ou tel caractère (aux audaces, à la complexité, aux dissonances, au lyrisme, à tout ce qu'on voudra). La musique classique est aussi, comme l'art ou la littérature, le terrain d'une lutte entre des perceptions: progressiste versus classiciste, révolutionnaire versus misonéiste, sans compter les options concernant son histoire (soit purement linéaire - avec ou sans sectorisation géographique - quoique plus ou moins ramifiée, soit reconnaissant des simultanéités, des foyers multiples et des influences complexes, des cycles, des retours aux archaïsmes au plus fort des envols modernistes etc.). Il se peut, surtout à cette époque, que L.S. ait baigné dans une atmosphère moderniste, ou tout au moins très inquiète du moderne (allusion à son intérêt pour Stravinsky dont le Sacre avait défrayé la chronique, et à sa formation par immersion dans un wagnérisme qu'il tenait pour quelque peu révolu au profit d'un debussysme plus récent), atmosphère propice, vous en conviendrez, à des considérations un peu désabusées sur le compte de Chopin.
Il faut dire que ce dernier ne se présente pas furieusement sur scène, et que son public ne se trie pas massivement chez les amateurs de scandale, ni chez ceux d'explorations savantes plus austères (sauf dispositions spéciales, ou… exil). Mais j'ai relu cette nuit les belles pages que Rebatet lui a consacrées, et je suis un peu confus de les refaire ici en plus terne. Tout y est dit, de la méprise sur Chopin. Et l'admiration jamais démentie de Debussy lui-même. Et ceci: "Songeons à tout ce qu'il y avait d'insolite, de prophétique, vers 1845, dans des chefs-d'œuvre tels que la
Barcarolle et la
Berceuse, dont les tonalités "noyées", les demi-teintes, les frissonnements devancent d'un demi-siècle toute l'école impressionniste du piano". Et la phrase de Strauss "On enseigne tout dans les Conservatoires, sauf, avec le sérieux et la profondeur nécessaires, ce qui me semble le plus important, c'est-à-dire l'art de former une mélodie… il s'agit en réalité d'un des problèmes techniques les plus difficiles qui soient". Le compositeur des "Quatre derniers lieder" savait de quoi il parlait. Ceci encore (de Rebatet): "nous avons tous pu observer, si nous avons l'oreille honnête, que les traits les plus brillants et les plus éloquents de Beethoven, lorsqu'on les entend aussitôt après ceux en doubles notes, en octaves, après les ornements chromatiques de Chopin, prennent souvent l'apparence d'éléments plus ou moins préfabriqués" (phrase qui vient après une évocation du
dernier Beethoven !). Je ne vais pas tout copier et vous passerai donc l'admirable phrase de Proust qui clôt le chapitre. Ces quelques pages sur Chopin, à elles seules, justifient l'achat du livre de Rebatet. Elles sont comme un manifeste et disent au mieux ce que devrait être notre rapport à la musique et à l'art en général.
J'adhère à cette conception qui est aussi un profond sentiment, j'allais dire de reconnaissance, au point d'attribuer à des êtres comme Chopin un statut d'animal musical (voilà qui est bien périlleux), bien au-delà du plan où l'on pourrait lui adresser quelques reproches plus ou moins justifiés. Un animal un peu de la même sorte que Haydn dont Furtwängler pouvait dire "c'est de la musique en touffes". Un autre mésestimé (mais de moins en moins). Reconnaissance pour les bienfaits, mais reconnaissance de connivence, appel du même au même, reconnaître soi chez un artiste et cependant en être transporté vers quelque inconnu rendu d'abord imperceptiblement puis inaliénablement familier. C'est ce qu'a éprouvé L.-S., sans doute, mais je répète que sa formulation annexe du "par excès /par "défaut" me paraît discutable.
La phrase de Strauss sur la mélodie ne s'accommoderait pas d'une théorie de la graine et de la fleur (de l'archaïsme et du dépassement) qui s'enfermerait dans un systématisme. L'art mélodique est le plus secret et le plus essentiel. Le contrepoint et le développement ne peuvent lui être que secondaires. On a vu par ailleurs que Chopin, dans sa singularité étrangère aux écoles, dans son cantonnement au piano, ne manquait pas de subtilité, ni de cette inventivité qu'on lui aura mesurée. Est-il suffisant pour son temps, et pour notre temps ? Est-il assez "de la civilisation" ? Pour moi, hors concours. En est-il moins que Debussy, ou Schoenberg ? Pas le moins du monde. Je n'ai malheureusement pas le temps ni l'énergie de remonter ici le calendrier de la création musicale pour trouver un désert avare de germination et par conséquent de civilisation. Je suis bien certain cependant que l'heur mélodique n'a jamais été absent de cette terre, et pour moi c'est une des rares choses qui la sauvent.
Vous dites: "L.S. sait cela, n’en est nullement la dupe: le poumon Chopin acquiert une profondeur nouvelle quand le poumon Debussy s’en est allé", or il n'est pas question de duperie, car L.-S. découvre plutôt en lui, quoique selon une explication encore tributaire de sa pensée antécédente, le quotient de simultanéité entre des êtres musicaux historiquement successifs. Il se découvre un autre poumon.
corrigé: un subjonctif, des espaces...
ajouté ensuite (entre parenthèses, dans la phrase qui suit la citation de Strauss), pour éviter toute méprise sur les auteurs cités, l'attribution de la citation suivante à Rebatet:
Ceci encore (de Rebatet).