Les temples d'Angkor -- qui forment un réseau s'étendant sur plusieurs dizaines de kilomètres-carrés sur la rive gauche du Tonlé Sap -- attirent des centaines de milliers de visiteurs tous les ans, parmi lesquels cette semaine votre serviteur qui, pendant ses longues années asiatiques, s'en était vu proscrit l'accès pour cause de "guerre civile", ainsi que les Khmers nomment cette période qui débuta avec la chute de Lon Nol en 1971. Je savais que les Khmers Rouge les avaient occupés, s'y étaient retranchés: dans l'un d'eux qui leur servait de camp d'entraînement (à la guerilla urbaine ? qui sait) on me montre une pierre, une pierre carrée munie d'un déversoir, qui doit toujours être orientée vers le nord, cette pierre de grès, qui se nomme
yuni, au centre de laquelle doit se dresser le
lingua (statuette stylisée d'un phallus représentant l'essence du dieu Shiva), montre des bords rabotés, creusés comme la margelle d'un vieux puits: les Khmers Rouge s'en étaient servi de pierre à affûter leurs couteaux, leurs machettes. Le grand temple d'Angkor Vat, la vedette de cet ensemble, fut pillé comme tous, tout le long de ce conflit mais aussi de tous ceux que le pays a pu connaître depuis... le 12e siècle: chaque envahisseur, indou, cham (des musulmans venus de Cochinchine,), siamois, appuyés de mercenaires parfois, et puis tous les rois des multiples reconquistas dont le pays a pu être le théâtre, ont tenu à en corriger les traits, les dieux: c'est tantôt les boddisathvas, les bouddhas, qui sautent de leur niche sous les coups de burin, ou qui, plus étrange, se parent de barbes sous l'inspiration de prêtres indous pour qui ce trait doit les débouddhiser, tantôt les adjonctions, les aberrantes "restaurations" des Occidentaux (j'y reviendrai) censées faire pardonner les destructions; sans compter les pires et paradoxalement les meilleurs des pillages: les pillages par les affamés, j'y reviendrai aussi. L'une des portes secondaires de l'entrée ouest du temple d'Angkor Vat, qui est l'un des deux seuls temples du pays dont la chaussée royale se trouve aboutir à ce versant du temple, montre les stigmates de combats de "la guerre civile", soit ici un assaut de l'armée régulière contre les Khmers Rouges retranchés dans l’enceinte du temple, transformée pour l’occasion en citadelle: des impacts d'AK 47, avec, dans deux d'entre eux sur cette façade de grès et de latérite, fichée au coeur de la pierre comme un clou dans le puits de l'impact, une balle de ce fusil restée là depuis, et qui fait mesurer la terrible puissance de cette arme dont le nom (harmonie imitative) est déjà un mitraillage (hakkakarrrantset !) Quel dommage, quel désolant contraste que celui de balles d'AK 47 sur les murs d'un temple voué, somme toute, à la spiritualité, direz-vous. Au détour des galeries extérieures ornées de bas-relief, pourtant, cette impression se nuance: voici, sur les courses de mur de 28 mètres, des frises de bas-relief, qui ne sont que batailles, marches conquérantes, défis aux démons, mêlées inextricables, roulis de chars de guerres, arcs levés, piques dressées, corps agonisants, éléphants caparaçonnés chargeant, montés de jeunes amazones (comment les nommer autrement ?), tambours, meutes de singes en armures - vous avez bien sûr reconnu les thèmes de ces fresques, qui ne sont autres que ceux du Mahabharata et du Ramayana. Ici, c’est la bataille du Sri Lanka, avec le roi des singes, le grand singe blanc Hanuman (ab-humain ?), qui sauvera la princesse…
Les Khmers Rouges au fond, ont-ils fait autre chose que rallonger cette saga, en tenant à la lettre le rôle indispensable des
asuras (démons) ? Et leurs impacts de balle font-ils autre chose que prolonger cette fresque infinie ? Infinie, à vrai dire non. Cette fresque fourche en son bout (le coin sud-est du grand temple) ; elle fourche classiquement, indo-européennement, en trois branches où sont figurées, par trois frises superposées, la vie terrestre avec ses travaux et ses jours, sise au niveau médian, le paradis au niveau supérieur, et en dessous, l’enfer, le Styx : tourments, corps étique des damnés, tortures imaginatives allant très loin, bien au-delà en tout cas, du coup de pique aux fesses, feux, fers, clous plantés dans tout le corps, démembrements lents, corps livrés aux bêtes, etc…
Et voici, incontournable, que dans un échange de regard avec mon guide dont le père a été tué par les Khmers Rouges, s’éclaire la vérité que j’attendais: ce que nous montre la frise de l’Enfer, les Khmers Rouges l’ont porté sur terre ; les Khmers Rouges, ennemis du Jugement Dernier, mécréants méconnaissant le péché, ont ouvert la trappe de l’enfer ; l’irréligieux fait cela, il mêle, il ré-entremêle ce que la spiritualité chrétienne, bouddhique, indouiste avait eu la sagesse, l’heur de déméler, de peigner; il fait remonter l’enfer sur terre quand la religion et le sacré avaient mis des siècles à l’y enfouir. Et si la religion n’était autre que cela : un grand peigne pour chevelure d’
apsara, un grand peigne à trois dents (ciel, terre, enfer) servant à
épouiller les hommes du mal ? Ce démêlage par ces trois frises au coin sud-est du temple se situe en bout du long déambulatoire des galeries où s’allongent les interminables mêlées que je vous ai évoquées. L’ultime message spirituel d’Angkor Vat ne tient-il pas dans cet ordre, l’aboutissement de cette longue, multimillénaire séquence ?
Les « restaurateurs » occidentaux ont tenu à laisser leur marque sur ces temples. Commençons par les Japonais qui, au côté des Français (notre prestigieuse « Ecole Française d’Extrême-Orient) se sont plus à nipponiser leur projet ; on se gausse, au Cambodge, de la misérable restauration des tours de l’un de ces temples où les Japonais ont décidé de sévir : des cordes, vous entendez, des cordes, de simples cordages à palettes d’emballage ceinturent les tours menaçant ruine, et, dans les galeries des bois d’étais, des bois d’étais comme dans les mines de jadis, soutiennent les murs et les acrotères. Mais quoi ! me reprend mon guide : les Japonais se sont voulus respectueux du site au point de n’y injecter que des matériaux périssables, ultra-respectueux de la pierre : foin de l’anastylose avec eux. La plus accomplie des anastyloses sera celle qui tient le temple « dans son jus » comme disent les antiquaires vulgaires. Et puis, j’y songe : au Japon, un temple, tous les trente ou quarante ans finit ainsi : en amas de bois et de cordes. On me fait en outre observer que ce qu’on fait les Japonais n’est pas décrié par tout le monde au Cambodge et que leur approche et leurs travaux ont le mérite d’exister, de ne pas nuire. De ne surtout pas nuire. Les Japonais sont un peuple in-nocent.
Les Américains, eux, coulent du béton sur la pierre, entre les pierres. Ils bombardèrent Angkor Vat sans état d’âme. Les Américains, qui n’ont jamais été bombardés, généralement bombardent sans états d’âme ; remettent sur pied leurs victimes tout autant sans état d’âme, à vrai dire galamment (plan Marschall).
Les Français : voici, en bout de galerie, le plafond de la chambre de Mme de Sévignée à Grignan, ou peut s’en faut : des caissons, bien carrés, en stuc, ornés d’un lotus en leur centre. Et puis, aux rambardes, où s’allonge le serpent Naga, des fers. En France, on s’en souvient, les bâtisses qui menacent, dans les campagnes, ont leurs murs tenus par des fers, des tenons de fer, des broches, des tés. La France des années 30 et sa ferronnerie efficacement à l’œuvre se rappellent ici. (toute la Troisieme Republique fut une sorte de petit age du fer -- ouvrages d'Eiffel, de Baltar - les Japonais, attentifs a distinguer les natures occidentales, a Yokohama, sur le site de la vieille mission francaise detruite par le grand tremblement de terre et l incendie qui s ensuivit, ont erige une replique a echelle reduite d un pavillon Baltar, en extreme-orient, la France, c est le fer)
Le pire et le meilleur des pillages : ces temples ont tous été pillés par les « brigands » qui n’étaient autres que des paysans souffrant de la disette, venus cueillir ici une tête de Bouddha, là sont allés décoller une
aspara de stuc, un avatar de Vishnu comme on va cueillir un raisin dans une vigne par une nuit sans lune, quand on a faim. Des têtes de dieux ont été cueillies comme des fruits. Regardez, ici une statue de buffle a été sciée à sa base, et emportée, comme pour être mangée. Un petit trafic, vaille que vaille, où les Khmers rouges eurent sans doute leur part, a pu être entretenu dans les années d’enfer qu’a traversé le pays, qui a permis à certains de ne pas mourir de faim.
Et si ces temples, si riches, avaient eu
aussi cela pour finalité ? S’ils avaient été édifiés en temps de gloire et de faste comme greniers de pierre pour les générations futures ? François Jullien, et bien sûr d’autres sinologues avant lui, aimait répéter que les monastères chinois étaient un peu la sécurité sociale de la société chinoise ; qu’en est-il exactement de la pierre de ces temples, n’a-t-elle pas été une manne pour temps de disette que le souverain prévoyant et prescient eût pourvu pour les générations futures ? Et si ce type de « dépenses somptuaires », pharaoniques, qui, engagées il y a des siècles permettent aujourd’hui, grâce aux revenus du tourisme, à ce pays de se maintenir dans la paix, peu ou prou, ne faut-il pas ajouter à leur intérêt et leur valeur intrinsèque celle d’une authentique utilité économique, d’un trésor d’investissement dont les intérêts, par les œuvres de restauration et les flux touristiques et donc de devises qu’elles génèrent à présent, se réalisent avec une ou deux dizaines de générations de décalage ? Et si tout temple, tout château, Versailles même, eussent ainsi été bâtis avec cette finalité annexe d’être plus tard consommés, tel un gâteau, un trésor pour pauvres d’après-demain qui, au lieu d’être enfoui sous terre comme, par exemple, le trésor des avaricieux (templiers, pirates) eussent été cachés dans le ciel pour, loin avant dans le temps servir de manne, servir la manne, faire, de leur pierre, aumône aux nécessiteux. Manne des rois, charité céleste, astucieusement pétrifiée, don impensable, don scandaleux aux yeux des petits riches qui, sans s’en douter, les auront respectés pour le bien des vrais grands pauvres à venir et le bon accomplissement de la noble volonté des constructeurs, laquelle, dissimulée dans le bel azur où elle se porte, sans rien en dire, aboutit et touche à ses fins pour les déshérités des siècles futurs quand ceux-ci en détachent les fruits.