Le site du parti de l'In-nocence

à Bernard Lombart

Envoyé par Francis Marche 
23 novembre 2009, 18:18   à Bernard Lombart
Les temples d'Angkor -- qui forment un réseau s'étendant sur plusieurs dizaines de kilomètres-carrés sur la rive gauche du Tonlé Sap -- attirent des centaines de milliers de visiteurs tous les ans, parmi lesquels cette semaine votre serviteur qui, pendant ses longues années asiatiques, s'en était vu proscrit l'accès pour cause de "guerre civile", ainsi que les Khmers nomment cette période qui débuta avec la chute de Lon Nol en 1971. Je savais que les Khmers Rouge les avaient occupés, s'y étaient retranchés: dans l'un d'eux qui leur servait de camp d'entraînement (à la guerilla urbaine ? qui sait) on me montre une pierre, une pierre carrée munie d'un déversoir, qui doit toujours être orientée vers le nord, cette pierre de grès, qui se nomme yuni, au centre de laquelle doit se dresser le lingua (statuette stylisée d'un phallus représentant l'essence du dieu Shiva), montre des bords rabotés, creusés comme la margelle d'un vieux puits: les Khmers Rouge s'en étaient servi de pierre à affûter leurs couteaux, leurs machettes. Le grand temple d'Angkor Vat, la vedette de cet ensemble, fut pillé comme tous, tout le long de ce conflit mais aussi de tous ceux que le pays a pu connaître depuis... le 12e siècle: chaque envahisseur, indou, cham (des musulmans venus de Cochinchine,), siamois, appuyés de mercenaires parfois, et puis tous les rois des multiples reconquistas dont le pays a pu être le théâtre, ont tenu à en corriger les traits, les dieux: c'est tantôt les boddisathvas, les bouddhas, qui sautent de leur niche sous les coups de burin, ou qui, plus étrange, se parent de barbes sous l'inspiration de prêtres indous pour qui ce trait doit les débouddhiser, tantôt les adjonctions, les aberrantes "restaurations" des Occidentaux (j'y reviendrai) censées faire pardonner les destructions; sans compter les pires et paradoxalement les meilleurs des pillages: les pillages par les affamés, j'y reviendrai aussi. L'une des portes secondaires de l'entrée ouest du temple d'Angkor Vat, qui est l'un des deux seuls temples du pays dont la chaussée royale se trouve aboutir à ce versant du temple, montre les stigmates de combats de "la guerre civile", soit ici un assaut de l'armée régulière contre les Khmers Rouges retranchés dans l’enceinte du temple, transformée pour l’occasion en citadelle: des impacts d'AK 47, avec, dans deux d'entre eux sur cette façade de grès et de latérite, fichée au coeur de la pierre comme un clou dans le puits de l'impact, une balle de ce fusil restée là depuis, et qui fait mesurer la terrible puissance de cette arme dont le nom (harmonie imitative) est déjà un mitraillage (hakkakarrrantset !) Quel dommage, quel désolant contraste que celui de balles d'AK 47 sur les murs d'un temple voué, somme toute, à la spiritualité, direz-vous. Au détour des galeries extérieures ornées de bas-relief, pourtant, cette impression se nuance: voici, sur les courses de mur de 28 mètres, des frises de bas-relief, qui ne sont que batailles, marches conquérantes, défis aux démons, mêlées inextricables, roulis de chars de guerres, arcs levés, piques dressées, corps agonisants, éléphants caparaçonnés chargeant, montés de jeunes amazones (comment les nommer autrement ?), tambours, meutes de singes en armures - vous avez bien sûr reconnu les thèmes de ces fresques, qui ne sont autres que ceux du Mahabharata et du Ramayana. Ici, c’est la bataille du Sri Lanka, avec le roi des singes, le grand singe blanc Hanuman (ab-humain ?), qui sauvera la princesse…

Les Khmers Rouges au fond, ont-ils fait autre chose que rallonger cette saga, en tenant à la lettre le rôle indispensable des asuras (démons) ? Et leurs impacts de balle font-ils autre chose que prolonger cette fresque infinie ? Infinie, à vrai dire non. Cette fresque fourche en son bout (le coin sud-est du grand temple) ; elle fourche classiquement, indo-européennement, en trois branches où sont figurées, par trois frises superposées, la vie terrestre avec ses travaux et ses jours, sise au niveau médian, le paradis au niveau supérieur, et en dessous, l’enfer, le Styx : tourments, corps étique des damnés, tortures imaginatives allant très loin, bien au-delà en tout cas, du coup de pique aux fesses, feux, fers, clous plantés dans tout le corps, démembrements lents, corps livrés aux bêtes, etc…

Et voici, incontournable, que dans un échange de regard avec mon guide dont le père a été tué par les Khmers Rouges, s’éclaire la vérité que j’attendais: ce que nous montre la frise de l’Enfer, les Khmers Rouges l’ont porté sur terre ; les Khmers Rouges, ennemis du Jugement Dernier, mécréants méconnaissant le péché, ont ouvert la trappe de l’enfer ; l’irréligieux fait cela, il mêle, il ré-entremêle ce que la spiritualité chrétienne, bouddhique, indouiste avait eu la sagesse, l’heur de déméler, de peigner; il fait remonter l’enfer sur terre quand la religion et le sacré avaient mis des siècles à l’y enfouir. Et si la religion n’était autre que cela : un grand peigne pour chevelure d’apsara, un grand peigne à trois dents (ciel, terre, enfer) servant à épouiller les hommes du mal ? Ce démêlage par ces trois frises au coin sud-est du temple se situe en bout du long déambulatoire des galeries où s’allongent les interminables mêlées que je vous ai évoquées. L’ultime message spirituel d’Angkor Vat ne tient-il pas dans cet ordre, l’aboutissement de cette longue, multimillénaire séquence ?

Les « restaurateurs » occidentaux ont tenu à laisser leur marque sur ces temples. Commençons par les Japonais qui, au côté des Français (notre prestigieuse « Ecole Française d’Extrême-Orient) se sont plus à nipponiser leur projet ; on se gausse, au Cambodge, de la misérable restauration des tours de l’un de ces temples où les Japonais ont décidé de sévir : des cordes, vous entendez, des cordes, de simples cordages à palettes d’emballage ceinturent les tours menaçant ruine, et, dans les galeries des bois d’étais, des bois d’étais comme dans les mines de jadis, soutiennent les murs et les acrotères. Mais quoi ! me reprend mon guide : les Japonais se sont voulus respectueux du site au point de n’y injecter que des matériaux périssables, ultra-respectueux de la pierre : foin de l’anastylose avec eux. La plus accomplie des anastyloses sera celle qui tient le temple « dans son jus » comme disent les antiquaires vulgaires. Et puis, j’y songe : au Japon, un temple, tous les trente ou quarante ans finit ainsi : en amas de bois et de cordes. On me fait en outre observer que ce qu’on fait les Japonais n’est pas décrié par tout le monde au Cambodge et que leur approche et leurs travaux ont le mérite d’exister, de ne pas nuire. De ne surtout pas nuire. Les Japonais sont un peuple in-nocent.

Les Américains, eux, coulent du béton sur la pierre, entre les pierres. Ils bombardèrent Angkor Vat sans état d’âme. Les Américains, qui n’ont jamais été bombardés, généralement bombardent sans états d’âme ; remettent sur pied leurs victimes tout autant sans état d’âme, à vrai dire galamment (plan Marschall).

Les Français : voici, en bout de galerie, le plafond de la chambre de Mme de Sévignée à Grignan, ou peut s’en faut : des caissons, bien carrés, en stuc, ornés d’un lotus en leur centre. Et puis, aux rambardes, où s’allonge le serpent Naga, des fers. En France, on s’en souvient, les bâtisses qui menacent, dans les campagnes, ont leurs murs tenus par des fers, des tenons de fer, des broches, des tés. La France des années 30 et sa ferronnerie efficacement à l’œuvre se rappellent ici. (toute la Troisieme Republique fut une sorte de petit age du fer -- ouvrages d'Eiffel, de Baltar - les Japonais, attentifs a distinguer les natures occidentales, a Yokohama, sur le site de la vieille mission francaise detruite par le grand tremblement de terre et l incendie qui s ensuivit, ont erige une replique a echelle reduite d un pavillon Baltar, en extreme-orient, la France, c est le fer)

Le pire et le meilleur des pillages : ces temples ont tous été pillés par les « brigands » qui n’étaient autres que des paysans souffrant de la disette, venus cueillir ici une tête de Bouddha, là sont allés décoller une aspara de stuc, un avatar de Vishnu comme on va cueillir un raisin dans une vigne par une nuit sans lune, quand on a faim. Des têtes de dieux ont été cueillies comme des fruits. Regardez, ici une statue de buffle a été sciée à sa base, et emportée, comme pour être mangée. Un petit trafic, vaille que vaille, où les Khmers rouges eurent sans doute leur part, a pu être entretenu dans les années d’enfer qu’a traversé le pays, qui a permis à certains de ne pas mourir de faim.

Et si ces temples, si riches, avaient eu aussi cela pour finalité ? S’ils avaient été édifiés en temps de gloire et de faste comme greniers de pierre pour les générations futures ? François Jullien, et bien sûr d’autres sinologues avant lui, aimait répéter que les monastères chinois étaient un peu la sécurité sociale de la société chinoise ; qu’en est-il exactement de la pierre de ces temples, n’a-t-elle pas été une manne pour temps de disette que le souverain prévoyant et prescient eût pourvu pour les générations futures ? Et si ce type de « dépenses somptuaires », pharaoniques, qui, engagées il y a des siècles permettent aujourd’hui, grâce aux revenus du tourisme, à ce pays de se maintenir dans la paix, peu ou prou, ne faut-il pas ajouter à leur intérêt et leur valeur intrinsèque celle d’une authentique utilité économique, d’un trésor d’investissement dont les intérêts, par les œuvres de restauration et les flux touristiques et donc de devises qu’elles génèrent à présent, se réalisent avec une ou deux dizaines de générations de décalage ? Et si tout temple, tout château, Versailles même, eussent ainsi été bâtis avec cette finalité annexe d’être plus tard consommés, tel un gâteau, un trésor pour pauvres d’après-demain qui, au lieu d’être enfoui sous terre comme, par exemple, le trésor des avaricieux (templiers, pirates) eussent été cachés dans le ciel pour, loin avant dans le temps servir de manne, servir la manne, faire, de leur pierre, aumône aux nécessiteux. Manne des rois, charité céleste, astucieusement pétrifiée, don impensable, don scandaleux aux yeux des petits riches qui, sans s’en douter, les auront respectés pour le bien des vrais grands pauvres à venir et le bon accomplissement de la noble volonté des constructeurs, laquelle, dissimulée dans le bel azur où elle se porte, sans rien en dire, aboutit et touche à ses fins pour les déshérités des siècles futurs quand ceux-ci en détachent les fruits.
23 novembre 2009, 18:29   Re : à Bernard Lombart
Merci, cher Francis. J'ai mis votre texte sur mon "pocket", de manière à le lire ce soir confortablement. Je vois déjà que ce sera passionnant.
23 novembre 2009, 18:40   Conseil de lecture
Le mieux, bien cher Bernard, est de copier les textes de Francis et de les enregistrer avec word, puis de les imprimer.


La différence d'avec une lecture à l'écran est inouïe.
23 novembre 2009, 19:17   Re : Conseil de lecture
Ah, cher Jean-Marc, je ne vais pas vous faire l'article, je l'ai déjà fait ici, et je ne suis pas vendeur ! Lecture extrêmement confortable sur écran rétro-éclairé, avec archivage et sans consommation de papier...
23 novembre 2009, 20:41   Re : à Bernard Lombart
Cher Bernard, vous m'intéressez. Si vous ne voulez pas faire l'article, indiquez moi où vous l'avez déjà fait; merci.
23 novembre 2009, 21:12   Re : à Bernard Lombart
Je ne sais plus, Éric, mais j'ai dit plusieurs fois avoir été le premier étonné du confort de lecture des petits écrans rétro-éclairés, et de l'aide qu'apportent ces petits engins à une lecture attentive. Il y a des milliers de livres disponible gratuitement sur la Toile, et de petits logiciels permettant de les convertir en quelques clics au format de poche. J'ai ainsi des dizaines, sinon des centaines d'ouvrages dans la poche de ma chemise, des pages Web, des articles de journaux, des discussions entières prises sur des forums, dûment classés. Tous les livres que j'ai acquis de cette manière sont gratuits, pris sur Gallica ou d'autre sites, comme ceux des universités américaines. Une page d'écran correspond à peu près à une demi page d'un livre de poche. De plus, vous pouvez surligner ou annoter sans détériorer l'ouvrage, et lire la nuit sans déranger votre concubin(e). Tout Montaigne, tout Rabelais, presque tout Proust, Alain, de la poésie, des romans, des essais, des ouvrages de Renaud Camus...
23 novembre 2009, 21:16   Re : à Bernard Lombart
Vous avez vendu, cher Bernard ! Merci. Et maintenant, si je n'abuse pas de votre disponibilité : des marques, des prix, vos préférences.
23 novembre 2009, 22:09   Re : à Bernard Lombart
En effet, cher Bernard, vous piquez notre intérêt ; je songe à acquérir un Ipod Touch.
Fera-ce l'affaire, par exemple ?
24 novembre 2009, 07:33   Re : à Bernard Lombart
Merci, cher Francis, pour cette évocation. Je sais, moi, la « finalité » de ces temples : qu'ils vous inspirent cette page de vos Antimémoires...

Khajuraho, sur le site de la Fondation Berger, où vous retrouverez vos apsaras...
24 novembre 2009, 08:06   Re : à Bernard Lombart
Il faut un écran minimal de 320 x 240 pixels. Ces appareils sont maintenant extrêmement polyvalents : combinés, selon vos desiderata, avec gps, téléphone, camera, dictaphones, etc. sous différents systèmes d'exploitation. J'utilise principalement deux logiciels de lecture :

1. Le Reader de Microsoft (gratuit), car mon ordinateur de poche fonctionne sous Windows Mobile ; il faut passer par Word (pas gratuit !) et une appliquette (gratuite) permettant de générer les "ebooks" à transférer sur l'ordinateur de poche. Tout ce qui est lisible dans Word peut ainsi être converti en livre "de poche". Ou alors, bien entendu, on peut acheter les livres sur des sites de vente en ligne (le logiciel contient un système de vérification de licences qui vous empêche de réutiliser le livre acheté !) Il ne m'est jamais arrivé d'acquérir de tels fichiers. On trouve aussi sur le site du constructeur différents dictionnaires de langue (gratuits et pratiques car on y a accès directement à partir du texte en cliquant sur un mot) ;

2. et surtout, depuis que je le connais : Vademecum, logiciel libre et gratuit. Les documents peuvent être générés par différents logiciels, dont Sunrisexp, ou Plucker qui convertit, en deux ou trois clics, n'importe quelle page html. [[url=http://sunrise.mobileread.com/]Sunrise[/url]]
24 novembre 2009, 08:13   Re : à Bernard Lombart
Merci bien, cher Bernard, de toutes ces précisions fort utiles.
24 novembre 2009, 21:12   Re : à Bernard Lombart
Très beau texte, Francis.
Les Apsaras, suscitées par le barattage de la mer de lait...
28 novembre 2009, 11:52   Re : à Bernard Lombart
Mon cher Francis, j'espère ardemment une suite.
28 novembre 2009, 13:23   Re : à Bernard Lombart
Bonsoir cher Bernard,

ce que je retiens, préserve et laisse mûrir en moi de ces temples, de ces immenses amas de pierre et de végétation, laquelle détruit, retient, disloque, unit, façonne la pierre, est que ces temples, que fréquentaient les prêtres, ne furent jamais des lieux de congrégation si ce n'est dans le viol que leur firent subir les actes de guerre, les Khmers Rouges en particulier qui en usèrent comme abri. En Orient, comme vous le savez, le prêtre n'est pas un berger et ces demeures furent demeures des dieux qui jamais n'accueillirent aucune congrégation de fidèles. Les prêtres, les souverains, y venaient communier avec les dieux en de rares occasions; de tout temps, même par temps de pillage, on y est venu communier et les pilleurs ne firent jamais que consommer la demeure des dieux comme en Occident l'on s'incorpore le corps du Christ dans la communion. Le corps des dieux est ici un corps de pierre de carrière que la jungle épouse et auquel le pilleur, dernier disciple, dernier fervent, vient picorer sans autre cérémonie que l'alimentaire consommation des dieux pétrifiés. Ces temples de jungle - qu'on ne s'illusionne pas, la jungle fut là toujours - avaient pour vocation de ne jamais réunir personne que les dieux. Aussi tout ce qui y advient - mais c'est de ma part grande spéculation - ne fut jamais que sacré. Le massacre, l'apparente rapine, l'occupation armée des Khmers Rouges, y furent, par défaut, eux aussi sacrés et, paradoxalement, confirmèrent cette vocation. En Chine, les églises, les temples confucéïstes furent transformés en usines, en dortoirs par la Chine maoïste, furent convertis à divers usages utilitaires; mais non point ici où Shiva, dieu de la guerre, ne cessa d'affirmer en ces temples son domaine quand les Khmers Rouges y affûtaient leurs couteaux. Je n'en tire évidemment aucun enseignement, si ce n'est peut-être celui d'une permanence: la présence des dieux intime aux hommes bas de les imiter quand il avait plut aux dieux, dans leurs sagas, dans leurs fresques qui ornent ces demeures, d'imiter les hommes.
28 novembre 2009, 17:01   Re : à Bernard Lombart
Merci pour ce texte, Francis. Personnellement, je ne poussais pas trop loin cet éloge du recyclage des dieux de pierre. Il me semble que le moindre sentiment du sacré ferait respecter ces images divines et le travail des ancêtres, même devant la famine, d'autant plus que, comme vous le dites, Mère Nature est toujours là. Il faut aussi, pour ce faire, être branché sur un réseau de trafiquants. Peut-être est-il plus facile d'en venir à ces déprédations si l'on est d'une autre religion...


(clic)

28 novembre 2009, 17:45   Re : à Bernard Lombart

(Wolinski et Pichard, Paulette)
29 novembre 2009, 09:23   Re : à Bernard Lombart
Je ne sais vraiment pas si l'on peut parler de "déprédation": parleriez-vous d'anthropophagie à propos du "prenez et mangez, ceci est bon corps" des chrétiens ? Il en est de même ici, dans ces temples païens qui ne furent jamais conçus pour accueillir congrégation humaine mais le furent à la lettre comme séjour des dieux. Ces déprédations uniformes, cette érosion d'un trésor vivant ("trésor d'idées" comme Lévi-Strauss aime à caractériser le mythe quand il l'associe au "bricolage" ) ont eu un sens: le sens rituel conjonctif. Claude Levi-Strauss dans La Pensée sauvage (chapitre premier) démontre le rôle disjonctif des jeux, parmi lesquels il faut ranger la guerre, qui ont pour fonction de créer un événement asymétrique (à l'issue duquel se dégagent un vainqueur et un vaincu distincts et séparés), qui sera fruit du hasard et du talent exercés dans le cadre structuré des règles de l'art; tandis que le rituel part à l'inverse d'une situation asymétrique (le prêtre ou officiant d'une part - la part sacrée - les fidèles et les profanes d'autre part) pour aboutir à une communion et une égalisation symétrique, une fusion conjonctive. Il me semble que le grand spectacle de cette usure entropique, cette immense inertie aujourd'hui paisible qu'incarnent ces temples ruinés mais profitables sont là pour nous indiquer que la guerre est finie et qu'au plus fort de la guerre la communion rituelle avait lieu et lentement minait déjà l'événement, le jeu guerrier; et nous voyons le rituel nourricier ayant pris le pas sur le jeu se poursuivre aujourd'hui: les hommes qui ont mangé aux demeures divines, communiaient dans la faim et la nutrition -- les assassins, comme leurs victimes partageaient la même la faim --, continuent de le faire de manière structurée: les populations paissent aujourd'hui au tourisme qui s'allaite à ces demeures de pierres croulées. La voie du retour à la symétrie, à la ruine et à la poussière, bref, à la paix des érosions, est salutaire aux hommes.

En ce qui me concerne, cette paisible ruine physique des dieux païens m'apaise et me comble; à mes yeux, elle satisfait un cycle. Mais me direz-vous, tout ça est affaire de goût.
29 novembre 2009, 10:12   Re : à Bernard Lombart
» les populations paissent aujourd'hui au tourisme

C'est toujours mieux que de scier les statues pour qu'elles se retrouvent dans les salons privés de riches new-yorkais... S'il n'y a plus rien à visiter pour cause de communion nutritive, les descendants irrévérencieux de ces extraordinaires constructeurs de temples seront bien avancés... (Mais je ne crois pas qu'il s'agisse en l'occurrence de leurs descendants.) Et peut-être, dans le flot des voyages organisés, se trouvera-t-il un futur Daniélou...

Enfin, si cette de-struction a donné à un orientaliste français le sentiment de la puissance du tamas schivaïte, c'est toujours ça...
29 novembre 2009, 10:14   Re : à Bernard Lombart
» cette paisible ruine physique des dieux païens m'apaise et me comble

Si cette phrase m'est destinée, elle est bien faite pour me chatouiller...
_____

J'ajoute ceci pour vous, cher Francis (document pdf).
24 janvier 2010, 15:54   Re : à Bernard Lombart
Je profite de cette facétieuse fonction "ludion" du forum nouvelle formule pour vous répondre, cher Bernard, avec deux bons mois de retard à ceci, que vous écriviez fin novembre : Personnellement, je ne poussais pas trop loin cet éloge du recyclage des dieux de pierre. Il me semble que le moindre sentiment du sacré ferait respecter ces images divines et le travail des ancêtres, même devant la famine, d'autant plus que, comme vous le dites, Mère Nature est toujours là.

J'ai appris hier, car n'étant pas helléniste, que l'Athena Parthenos, statue chryséléphantine que fit construire Périclès sur l'Acropole, et qui coûta à la cité d'équivalent de deux cents navires de guerre, ne put l'être qu'avec l'assentiment du demos lorsque Périclès fit valoir qu'en cas de difficultés économiques graves, de péril majeur, il serait toujours possible de fondre l'or qui la recouvre pour financer l'effort que requerrait la crise. Et ce fut bien le cas quelques années plus tard lorsque l'on dépouilla la statue de son or pour financer la guerre du Péloponèse et faire face à la crise provoquée par "la peste d'Athène". Voyez donc comment, aussi en Occident, la thésaurisation dans et par la culture prit la forme d'un enfouissement des trésors dans l'empyrée et comment les Cambodgiens construisant puis déconstruisant leurs temples pour financer la guerre et échapper à la disette appliquèrent une recette d'épargne dont Athènes était coutumière.

Par ailleurs il y aurait un parallèle très intéressant à dresser entre la procession des Panathénées (la frise qui orne le monument de l'Acropole) et les interminables processions de guerriers et de gens du peuple, de dieux, demi-dieux et démons qui peuplent les galeries d'Angkor Vat: leurs dessins, leurs conceptions, le caractère hétéroclite et parfois prosaïque des scènes représentées, le fait que les "guides" de la processions avancent ça et là le regard tournée vers l'amont, etc. sont remarquablement similaires.

Athena Parthenos, due à Phidias:
24 janvier 2010, 16:48   Re : à Bernard Lombart
Ils sont forts, ces Américains, à refaire une Athéna Parthenos plus vraie que nature...
Oui, Francis, cette histoire est en effet bien connue, et cet argument, qui a fait pencher la balance en faveur de la construction de la statue, était assez extraordinaire pour avoir été rapporté. Mais vous ne m'empêcherez pas de penser que les déprédations faites par des Cambodgiens sans scrupules tuent malheureusement la poule aux œufs d'or. L'idée d'un dépeçage n'était en tout cas certainement pas présent dans la ferveur des sculpteurs ou des fidèles commanditaires...
14 février 2010, 09:54   Re : à Bernard Lombart
Documentaire, hier soir, sur la chaîne Histoire, consacré aux pillages des temples d'Angkor. Les autochtones, ainsi qu'un orientaliste français, n'avaient plus que leurs yeux pour pleurer devant les déprédations au burin de magnifiques fresques et statues. Il y avait parmi eux une responsable de site, qui n'a rien pu faire en voyant les déprédateurs enlever au marteau colonnes et têtes de statues, armés de fusils mitrailleurs. J'ai pensé à vous, Francis, bien évidemment, et je vous en voulais d'aimer le paradoxe au point de défendre ces bandits. Encore une fois, ce n'est pas, comme vous voudriez nous le faire croire, un capital restitué au peuple, mais un patrimoine qu'on lui ravit de la manière la plus éhontée, laissant pour l'éternité la trace d'une cupidité meurtrière dans ces ensembles architecturaux extraordinaires.

= = = = = = = = = = =

Episode : AU DELÀ D'ANGKOR
Catégorie : Documentaire
Origine : France
Produit par : GEDEON PROGRAMMES
Réalisé par : Pierre STINE

Résumé :
Après trente ans de guerre et d'isolement, le Cambodge a enfin retrouvé la paix. Le magnifique site d'Angkor accueille de nouveau des milliers de visiteurs, révélant au monde entier la splendeur de l'ancienne civilisation Khmère. La notoriété d'Angkor cache cependant une multitude d'autres trésors architecturaux, dispersés sur l'ensemble des territoires cambodgiens et thaïlandais. Ces sites, oubliés du public, continuent malheureusement à être pillés au profit de riches collectionneurs sans scrupules.

Diffusion :
Samedi 13 Février, 23:15
Durée :
52 minutes

Rediffusions :
Vendredi 19 Février 2010, 14:10
Jeudi 25 Février 2010, 14:05
Mercredi 3 Mars 2010, 14:05
Mardi 9 Mars 2010, 14:10
14 février 2010, 11:33   Re : à Bernard Lombart
Je n'ai malheureusement pas vu cette émission. Le phénomène s'apparente à une violente décapitalisation. Décapiter les statues, c'est décapitaliser. En Occident, la di-lapidation des biens patrimoniaux est souvent nécessaire aux familles dans le besoin. La culture, le patrimoine national et sa thésaurisation sont soumis à des cycles économiques qui, particulièrement en Asie ou Nation et Famille sont tout un (en chinois, c'est le même zi qui sert dire les deux concepts), s'apparentent à ceux que connaissent les familles en Occident. Vous n'ignorez pas que le sort d'Angkor fait le lot commun de la plupart des châteaux et demeures familiales qui, en Occident, se trouvent en propriété indivise. Et bien Angkor fut un bien indivis de la famille khmère divisée, d'une part, d'autre part, comme je le disais, ces temples servirent de gingerbread castle aux populations souffrant de disette. Leurs trésors, que l'on avait enfouis sous les cieux, protégés par la seule présence des dieux gardiens, ont nourri les populations qui en ont fait commerce et continuent de le faire aujourd'hui avec le tourisme visuel.
14 février 2010, 12:23   Re : à Bernard Lombart
Citation
Francis Marche
ces temples servirent de gingerbread castle aux populations souffrant de disette

... en l'occurrence, armés de fusils-mitrailleurs, venant ravir au peuple son patrimoine. Non, Francis. Il s'agit de pillards éhontés, armés, sans scrupules, tenant à distance le vrai peuple pendant les déprédations. Le vrai peuple, lui, préférerait mourir plutôt que de décapiter grossièrement les statues de ses temples (la tête, seule partie aisément amputable et commercialisable de ces chefs d'œuvres). Ces gens-là ont accès à un marché de l'art parallèle, international et mafieux, et le peuple, le vrai, n'a que ses yeux pour pleurer la disparition de son capital culturel, le vrai, qui fait (ferait) sa réputation, sa fierté et sa fortune. Francis, votre obstination me chagrine vraiment. Je ne sais dans quelle partie du monde vous êtes pour le moment, mais j'aimerais vous envoyer un enregistrement de cette émission, si vous n'y avez pas accès. Vous connaissez mon adresse ; au besoin utilisez la messagerie privée du forum.
15 février 2010, 10:57   Art asiatique
Bien cher Bernard, et je parle là sous votre contrôle et sous celui de Francis, il me semble que les populations de la sphère de civilisation chinoise (dans lesquelles je classerai le Cambodge, bien qu'il ait des liens avec le monde Indien) aient un rapport très différent du nôtre à la notion de "Monument historique" ou de patrimoine bâti.

Cette sphère à forte influence chinoise concerne la Chine, l'Indochine, la Corée, le Japon.

J'ai cru comprendre que ce qui était ancien en tant que bâtiment n'avait pas une grande valeur, et que ce qui comptait c'était plutôt le maintien de l'excellence dans la réalisation de l'objet. On honorera l'artiste capable de refaire, après des années en des années de patiente copie, le geste de son Maître, en revanche on ignorera jusqu'à l'idée d'Architecte des bâtiments de Chine (ou du Japon), et une temple ripoliné et ancien ne choquera personne.

J'ai reçu, il y a un an, une délégation chinoise à Toulouse, et j'ai très bien vu que St Sernin les ennuyait. Je leur ai montré par ailleurs des points qui les ont tout à fait intéressés : le PC de circulation routière, les caisses automatiques des hypermarchés où chacun scanne lui-même, et l'hôtel B&B (ou autre) où l'on peut réserver, prendre, occuper et laisser sa chambre sans voir un seul être humain. Je leur ai aussi montré la réalisation d'artisanat monastique (cithares) et ils furent subjugués, ce qui laisse à penser qu'ils ne manquent pas de culture.
15 février 2010, 13:12   Culture et Indépendance
Les miens, à Paris, mais c'était il y a presque vingt-cinq ans, venaient de Shanghaï, et la moyenne d'âge de leur délégation frisait les soixante ans. Ils voulaient à tout prix voir deux choses: le Mur des Fédérés et les danseuses du Lido. En fait trois, avec la maison Guerlain, pour rapporter de l'eau parfumée à leurs rombières, course que je pus aisément prendre en écharpe dans la soirée au Lido. Le Lido, merveilleuse idée me souffla mon partenaire d'affaires français: on n'aura pas à leur parler de tout le repas.
Longtemps, dans nos provinces, avant que les temps modernes ne les instituent "monuments historiques", les châteaux finissaient leur carrière comme carrière.
15 février 2010, 13:19   Arènes de Nîmes
Elles aussi.
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