La remarque chaouaienne sur les affinités nous fait, à mon sens, encore une fois changer de domaine. Elle me donne envie de prendre un peu de recul, avec un brin d'humour peut-être.
Le terme « identité » renferme une contradiction apparente. Il désigne en effet ce qui est unique, le sujet à identifier, par ce qu’il a en commun, d’identique, avec d’autres. Le « je » particulier ne se reconnaît donc qu’à travers son appartenance à un collectif. Ou plus exactement, à
des collectifs. Car les hommes définissent leur identité en se rattachant à une pluralité d’ensembles dans lesquels ils côtoient ceux qu’ils considèrent comme leurs semblables. Ces ensembles, qui fondent les appartenances et les solidarités, les antagonismes et les haines, sont de nature et d’extension très diverses. Il en résulte des identités de toutes sortes qui se superposent et s’opposent, se croisent et s’entrecroisent, éclatent et fusionnent, naissent, meurent et renaissent en un processus confus indéfiniment poursuivi. J’en distingue de trois sortes : les races, les sectes et les tribus.
• Les races : indépendantes des circonstances historiques, elles sont déterminées par des critères de nature biologique : le sexe, l’âge, la couleur de la peau, le fait d’être droitier ou gaucher, blond, brun ou roux, gros ou maigre, costaud ou malingre, unijambiste, etc. On notera qu’elles se recoupent : la race des jeunes, tout comme celle des blondes, croise celle des blancs ou celle des gros, ce qui détermine un nombre incalculable d’intersections et de sous-ensembles. De plus, les races étant interfécondes, du moins celles qui comprennent des individus des deux sexes, elles peuvent donner naissance à des métis. Ceux-ci présentent des variations infinies et des combinaisons inédites. On peut ranger dans la catégorie des métis : ceux qui ne sont ni gros ni maigres, les hermaphrodites ou encore les café au lait aux yeux bridés et aux cheveux blonds. Il y a également des transfuges, apparents ou réels : les Noirs qui se font décrêper les cheveux et éclaircir la peau, les Blancs qui se font bronzer, les transsexuels, les gros qui font des cures d’amaigrissement, les jeunes qui deviennent vieux, les vieux qui se font faire un lifting ou les chauves qui se font poser des implants. On remarquera enfin que certains - sans doute les tenants du primat de l’inné sur l’acquis - prétendent distinguer des races fondées sur des critères de nature psychologique : les doux et les colériques, les actifs et les passifs, les gentils et les méchants, les jouisseurs et les ascètes, les introvertis et les extravertis. Là aussi, il y a des intersections, des métis et des transfuges. Tout cela rend difficiles et plutôt aléatoires les entreprises taxinomiques.
• Les sectes : variant selon les civilisations et les types de société, elles regroupent les gens selon leurs activités, leurs intérêts, leurs idées et leurs goûts, bref, selon leurs affinités : il y a ainsi les adventistes du septième jour, les bouddhistes, les agnostiques, les radicaux-socialistes et les royalistes légitimistes, les paysans, les soldats, les artistes, les savants et les curés, les riches et les pauvres, les bourgeois et les prolétaires, les sodomites et les adeptes de la position du missionnaire, les citadins et les ruraux, les automobilistes et les piétons, les publivores et les publiphobes, les amateurs de cornet à piston ou d’andouillettes bio, les non-fumeurs, et ainsi de suite, à l’infini. Beaucoup de sectes se matérialisent par des organisations : clubs, associations d’anciens ceci ou d’amateurs de cela, castes, corporations, syndicats, lobbies, mafias, partis politiques, églises. Certaines ne défendent que les intérêts particuliers de leurs membres et aussi, à la rigueur, de leurs semblables qui n’ont pas la carte, alors que d’autres sont prosélytes et ambitionnent d’englober toute l’humanité. Certaines sont exclusives : on n’a pas le droit d’être membre du Parti Communiste et, en même temps, de l’Action Française, ni même, en tout cas à la grande époque, de l’Association des Amateurs de Cigares, parce que ça fait capitaliste ; d’autres tolèrent l’appartenance simultanée à plusieurs d’entre elles : on peut être ancien combattant et anti-alcoolique à la fois, ou même, en tout cas au Japon, bouddhiste et shintoïste.
• Les tribus forment le cadre de l’existence quotidienne. Elles bénéficient en général d’un territoire qu’elles déclarent être leur propriété exclusive ; elles parlent une langue, un dialecte ou un sociolecte qui leur est, à des degrés divers, propre ; elles partagent des habitudes — les mœurs et coutumes — qui paraissent bizarres aux autres et sont étudiées par des gens qu’on appelle des ethnologues. Ce sont, par ordre de taille croissante : la famille, le clan (aujourd’hui on dit plutôt la bande ou le gang), la tribu proprement dite, le village ou le quartier, la province (aujourd’hui on dit la région), le pays, le continent, les alliances transcontinentales. Certaines tribus sont des sous-ensembles de tribus plus larges, ce qui forme des pyramides tribales. Il faut noter que les tribus sont incohérentes avec les races et les sectes : on trouve ainsi couramment au sein d’une même tribu des gens qui appartiennent à des races différentes, par exemple des brunes et des rousses ; on y trouve même des gens appartenant à des sectes concurrentes comme les alcooliques et les abstinents ; et à l’inverse, la race des diabétiques ou la secte des philatélistes sont, malgré leur cohérence, éclatées entre de nombreuses tribus.
Tout cela permet des solidarités savoureuses. Je peux partager plusieurs identités avec un Aborigène australien ventripotent et jouisseur ayant vécu au 18ème siècle : si nous nous rencontrons un jour au paradis, nous pourrons fraterniser et, dans la langue que parlent les anges, échanger des plaisanteries sur les Anglais, railler les maigres, les puritains et les ascètes ; puis, nous pourrions, si les âmes peuvent le faire, boire un coup à la santé des femmes et à la victoire finale de la tolérance. Il restera cependant sans doute une différence essentielle entre lui et moi. Je n'aurai aucun doute sur le fait que j'aurais été, toute ma vie durant, un Français, tandis que lui se demandera probablement encore dans quelle mesure il aura été un Australien.