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Capitalisme, transcendance et Islam : d’une conférence de Georges Bataille (1948)

Envoyé par Francis Marche 
Retrouvé cette conférence de Georges Bataille (Schéma d’une histoire des religions), donnée le 26 février 1948 alors qu’il travaillait à La Part maudite et à cet étonnant traité – court mais fort dense – inspiré des travaux de Kojève sur Hegel : Théorie de la Religion.

Dans cette conférence, Bataille dégage les outils critiques dont l’application permet de comprendre aujourd’hui comment l’Islam, s’opposant aux spiritualités de la transcendance, chrétiennes et bouddhiques, fait son lit dans la société de consommation en même temps qu’il œuvre à en fracasser les conditions matérielles et sociétales. On est véritablement étonné de voir des outils hégéliens et matérialistes-dialectiques maniés avec une telle finesse et une rigueur si grande et maîtrisées qu’ils permettent au conférencier rien moins que de prophétiser avec bonheur, soixante ans à l’avance, le devenir actuel de notre société travaillée par l’Islam.

L’islamiste est ennemi de l’objet parce que celui-ci, à la différence de ce qu’il est au bouddhiste ou au chrétien, ne lui est pas indifférent. Sa violence extérieure rencontre l’objet, fruit du travail des hommes : il lui faut consommer, réduire, détruire l’objet porteur de la transcendance des hommes de labeur et d’industrie dont il n’est pas car l’objet étranger heurte l’immanence sacrée du musulman ; Bataille a en effet posé l’hypothèse qui se révèle juste, selon laquelle chez le musulman, le couple sacré-profane était en chiasme avec le couple immanence-transcendance : à l’immanence correspond chez le musulman le sacré dont l’expansion violente s’opère dans le monde, garantie qu’elle est par l’action militaire, alors que l'immanence est en conjugaison avec le seul plan profane chez les civilisations de « médiation de l’intimité » (cf. Théorie de la religion).


Michel Foucault, qui fut à l’initiative de la publication des œuvres complètes de Bataille chez Gallimard dans les années 70, disait de lui qu’il était vraisemblablement l’auteur français le plus important du siècle. Je trouvais cela exagéré. A la relecture de ces textes de Bataille, je suis progressivement conduit à réviser mon opinion sur cette appréciation de Foucault. C’est, par exemple, en lisant ces textes que l’on comprend comment et pourquoi le monde islamique, qui n’a jamais créé aucun modèle de voiture automobile digne de ce nom, arrivé chez nous, brûle les automobiles de peu de valeur qu’il trouve sur son chemin de conquête tout en prisant l’acquisition des modèles les plus chics qu’il n’aurait jamais su inventer ni même fabriquer. L’islam, irrésistiblement, consomme et détruit l’objet capitaliste investi de transcendance (médiation) profane, car pour lui, ce profane-là relève d’une immanence sacrée rivale et ennemie de la sienne ; on l’oublie trop souvent : quand l’islamiste fanatique détruit un avion rempli de passagers, la jubilation de cette destruction n’est nullement secondaire au plaisir d’avoir tué. Quant à son mode de consommation, il ne fait qu’un avec son mode de destruction : l’objet de consommation n’est jamais entretenu et toute consommation ne saurait être que poussée à l’extrême et se solder par un chemin de ruine, comme pour une razzia. « Le monde profane doit être détruit en tant que tel, c'est-à-dire que tout ce qui, à l’intérieur du monde capitaliste, est donné comme une chose qui transcende l’homme et le domine, doit être réduit à l’état de chose immanente par une subordination à la consommation par l’homme. » nous dit Bataille, qui, sans nous l’expliciter (Bataille était un voyant, pas un politologue) nous résume ainsi un certain mode islamique moderne d’être au monde.

Il est désormais possible que l’islamisme vienne à bout du capitalisme (ou pire encore, s'en empare) comme le communisme n’avait pas pensé à le faire : en le consommant !

…..Le puritain a un certain usage à faire de son argent, cet usage consiste non plus à le consommer comme l’argent peut l’être par une dépense, mais à l’accumuler en l’utilisant à l’acquisition d’un équipement industriel.

Je ne reprendrai pas les données historiques de Max Weber. Je me bornerai à représenter la situation capitaliste comme une position de l’objet comme autonome.

Dans la position chrétienne, comme dans toutes les positions précédentes, l’objet était regardé comme subordonné. Il était subordonné à des fins qui allaient plus loin que lui-même. L’objet était subordonné à sa consommation ou, si l’on veut, l’outil était subordonné à la fabrication d’un objet qui pouvait être consommé.

Dans le monde capitaliste, l’objet devient lui-même la valeur. C’est une valeur autonome, une position indépendante. Le monde du capitalisme est, au même titre que le christianisme, un monde de la transcendance, mais c’est un monde de la transcendance de l’objet par rapport à l’homme, poussée à son degré le plus extrême, à savoir la subordination de l’homme à la transcendance de l’objet, tandis que dans la position primitive, la transcendance avait lieu dans le sens contraire ; l’objet était transcendant précisément parce que l’homme se le subordonnait.

Il aurait fallu, peut-être, dans cette analyse, parler de l’islam avant de parler du capitalisme.

Cependant, j’ai tenu à n’en parler qu’après.
L’islam lui-même arrive à la position mystique, mais dans son mouvement initial il est à peu près à l’opposé de cette position.

L’islam a ceci qui le rapporte au puritanisme que, dans son mouvement premier, il est la négation du gaspillage des tribus arabes.

Dans son mouvement premier, il s’oppose à la morale de gaspillage, il oppose à cette morale une morale puritaine.

Le musulman est celui qui réserve toutes ses ressources à quelque chose d’autre que le gaspillage de la vie tribale, avec ses défis constants et cette sorte de continuelle recherche de l’honneur qu’on obtient en gaspillant.

Le Koran dit : « Cesse de donner pour amasser ». Donner pour amasser, cela signifie gaspiller de l’argent pour obtenir de l’honneur.

L’islam est, sociologiquement, un mouvement d’unification et le monothéisme de l’islam ceci de remarquable, c’est que, dans le monde religieux, on voit se substituer à la violence intérieure du christianisme ou du bouddhisme la violence extérieure de la force armée.

Le Dieu de l’islam n’est pas un Dieu dont la règle, dont la loi est garantie par la seule violence intérieure des forces sacrées. Le Dieu de l’islam est un Dieu garanti par la loi, par l’armée, et c’est par là qu’il retrouve la position limitée de communauté fermée.

Si j’ai tenu à parler de l’islam par rapport au capitalisme, c’est pour introduire cette notion, à mon sens fondamentale : toute espèce de cessation du gaspillage entraîne aussitôt le plus rapide développement.

La cession du gaspillage immédiat de la vie sauvage, qui s’était maintenu dans une certaine mesure dans le christianisme catholique, la cessation du gaspillage entraîne rapidement un mouvement d’expansion violente.

Dans le capitalisme comme dans l’islam, ce qui créé cette expansion, c’est aussi cette violence extérieure. La violence intérieure du puritain se trouve renversée en violence extérieure, en ce sens que toutes les déterminations de la morale puritaine aboutissent à introduire toutes les ressources dans l’action expansive, acquisitive qui sous forme de développement des usines n’est pas moins rapide, explosive que sous forme d’explosions armées.

Mais cette violence extérieure est créatrice d’un monde transcendant qui s’asservit les hommes, puisque l’équipement a plus d’importance à chaque moment de la vie du capitaliste que n’en aurait la consommation immédiate des ressources dont il dispose.

Il y a donc quelque chose qui est plus important que la libre disponibilité du sujet, qui est la dépense des ressources du sujet au bénéfice de l’objet.

Si maintenant, laissant de côté les questions posées par la négation du capitalisme dans le communisme, je reprends l’ensemble des données que j’ai introduites à partir du monde capitaliste (en admettant que, somme toute, jusqu’ici au moins, le monde révolutionnaire n’en diffère pas sur le point que j’ai indiqué puisque c’est encore un monde dans lequel l’objet a plus de valeur que l’homme lui-même, c’est un monde dans lequel la consommation a moins d’importance que le développement des forces de production de la même façon que dans le capitalisme classique), si maintenant je passe à l’examen des possibilités qui sont ouvertes par cette analyse, je dois introduire cette représentation.

Ce qui manquait au monde bouddhiste ou au monde chrétien, c’est le fait que le monde profane est, par le monde bouddhiste et le monde chrétien, laissé libre.

Ceci s’oppose à l’action révolutionnaire telle que le marxisme l’a définie, mais aussi à une possibilité que je tenterai de représenter maintenant :

Il s’agit de remédier à cette sorte de malheur que j’ai défini par l’introduction, dans le monde de l’objet subordonné, de l’objet détruit en tant que réalité à laquelle l’homme pouvait participer. S’il s’agit dans le mouvement de la religion, initialement, de supprimer cet obstacle entre le monde et nous qui est créé, somme toute, par le travail, celui qui est amené à faire une expérience telle que celle de la mystique ne peut pas considérer comme indifférent que le monde des objets reste ce qu’il est.

Il aperçoit chaque objet comme une position qui doit être réduite, c’est-à-dire que l’objet, pour celui qui a aperçu cette perspective, est toujours ce qui doit être consommé.

C’est là, peut-être, une opposition plus radicale au capitalisme, en dépit, peut-être, du fait qu’on peut lui attribuer moins d’importance, plus radicale que la position marxiste.

………………………….

Le monde profane doit être détruit en tant que tel, c'est-à-dire que tout ce qui, à l’intérieur du monde capitaliste, est donné comme une chose qui transcende l’homme et le domine, doit être réduit à l’état de chose immanente par une subordination à la consommation par l’homme.

Ceci s’oppose profondément à toute attitude ascétique telle que celles qui sont données aussi bien dans le bouddhisme que dans le christianisme, à toute restriction de la morale bouddhiste et chrétienne qui sont fondées sur la transcendance. Il est nécessaire en un point donné de poser la consommation de l’objet produit en dehors de toute utilité comme la fin dernière, parce que la fin dernière de l’homme est de détruire ce qu’il a fait.


[[u]corrigé[/u]: lire "l'introduction, dans le monde de l'objet subordonné, de l'objet détruit en tant que réalité à laquelle l'homme pouvait participer" - cette phrase, de tournure hélas un peu alambiquée signifie que l'objet détruit est perdu comme réalité à laquelle l'homme pouvait participer quand le réel était encore celui du monde-de-l'objet-subordonné]
comprendre aujourd’hui comment l’Islam, s’opposant aux spiritualités de la transcendance, chrétiennes et bouddhiques, fait son lit dans la société de consommation en même temps qu’il œuvre à en fracasser les conditions matérielles et sociétales.

Sans oublier que Bataille était surtout désireux de "fracasser" le christianisme... et je me souviens même qu'il projetait de supprimer ce qu'il nommait le "monstre tricéphale". Ce "monstre", dont il voulait absolument triompher, possédait donc trois têtes, trois têtes ennemies : christianisme, socialisme, fascisme.
J'avoue avoir un peu de mal à comprendre le texte de Bataille mais c'est mon infirmité à comprendre que je mets en cause et non le texte lui-même. Pour ma part les choses sont simples. L'islam n'a que mépris depuis toujours pour celui qui se salit les mains, l'homo faber laborieux. Jamais dans une société musulmane ne s'imposerait la conception d'une dignité typiquement ouvrière ou paysanne comme cela a pu exister en occident. La seule action "manuelle" estimée est la guerre avec son complément indissociable la razzia des objets manufacturés par d'autres, bien plus noble aux yeux de l'islam que que l'activité de tâcheron à laquelle on doit ces objets. Pour le reste ne sont valorisés que les profesionnels aux mains blanches et aux costmes cravates, les notables. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle les cpf ont très vite méprisé le petit peuple de souche qui les a accueillis. Ils ne pouvaient pas comprendre le lien entre ce peti peuple besogneux, humble et payant si peu de mine avec la la superpuissance française. D'où le sentiment que cette puissance était usurpée. Si nous, occidentaux ménageons les bien matériels au lieu de les de les détruire gratuitement, c'est que, inconsciemment, nous appartenons, encore un peu, à une culture qui valorise l''effort et que derrière tout objet nous respectons, encore un peu, la noblesse de l'homo faber. Les musulmans n'ont pas ce respect et n'ont donc aucun scrupule à détruire les biens qu'ils se procurent et qu'ils n'ont aucun complexe à ne pas savoir fabriquer. D'ailleurs , comme je l'ai dit, ils ne croitent pas à la supériorité de l'occident par l'effort ingrat et la persévérance. Ce qui ne les empêche pas d'être des consommateurs, matérialistes dans l'âme, comme ces enfants gâtés avides de jouets et qui s'empressent de les briser.
« la transcendance bouddhique » Qu'es acò ?
Merci de ce commentaire, chère Cassandre. Ma lecture de ce fragment de Bataille rejoins la vôtre et je ne vous cache pas que j'espérais vous voir confirmer comme vous le faites mon interprétation de ce texte. En 1948, Bataille déduisait (de l'application qu'il faisait des outils hégéliens polis et affûtés par Kojève) au moins ceci: 1/ la venue prochaine de la société de consommation qui révolutionnerait le capitalisme, en subvertirait les formes; 2/ que l'objet manufacturé transcendant ancien, servant d'outil d'asservissement dans le capitalisme orienté vers la production de richesses matérielles, deviendrait objet de consommation, de renouvellement, de destruction/réduction et que l'acte de fabrication/sauvegarde future et d'épargne qui fondait l'objet serait supplanté par l'acte de sa consommation/destruction; 3/ que la civilisation musulmane ayant "la chance" d'atteindre nos rivages aux lendemains de cette transition (apparition de la société de consommation au milieu des années 60 concomitante à l'accession à l'indépendance des pays du Maghreb), elle s'emparerait de ce nouveau paradigme (qui renverse le paradigme du développement "puritain/économe") pour le rendre définitivement dominant tout en s'arrogeant en lui un rôle central et lui-même dominant. Cette "civilisation" islamique exprime sa supériorité non en projetant l'avenir dans la fabrication de l'objet mais en détruisant/consommant dans le présent tout objet fabriqué, parce qu'elle reconnaît en cet objet le dépôt d'une transcendance (celle, "puritaine/économe" dont l'avait investi l'homo faber capitaliste ancien) rivale, donc ennemie et devant par conséquent être anéantie avec violence.
Je suis bien d'accord avec Cassandre et nous avons plus à craindre que le vol, la destruction. C'est pourquoi je vois d'un mauvais oeil que des gens étrangers à notre civilisation s'incrustent dans les musées, les chateaux...
Jamais la société de consommation n'aura été plus qu'aujourd'hui une société de destruction. J'en voudrais pour dernier exemple, la "prime à la casse" versée par les pouvoirs publics à quiconque consentira à casser sa voiture. Je vois dans cette prime un épiphénomène: les temps nouveaux sont ceux des casseurs; les maîtres de ce temps sont les casseurs. La casse est une condition sine qua non de toute production. La destruction, jadis assurée par les guerres, se révèle en temps de paix le ressort de la production, quand la consommation pacifique n'y suffit plus. Consommation et destruction ne sont pas rivales ni complémentaires; elles sont une.

L'agent "nique ta mère" à casquette retournée et à dégaine ursine, référencé à l'islam, s'est naturellement et opportunément institué indispensable agent de ce nouveau capitalisme de destruction.

Chanteurs de rap: à vrai dire, ils ont raison de se dire "créateurs" car dans ce système renversé où le casseur assume un rôle créateur, ils le sont. L'iconoclaste est le moteur entraîneur de ce capitalisme de consommation dont le cassage de boutique constitue un pilier.

En résumé: le capitalisme nouveau (celui qui a survécu a cette transition) a besoin de casseurs, d'incendiaires d'automobiles, et celles que ces incendiaires n'auront pas brûlées, il vous paiera pour les casser. Il faut, pour que certains construisent des avions, que certains autres les détruisent. Sur ce plan, on reconnaîtra que les terroristes, quand ils réussissent leur entreprise, créent des emplois...
J'avoue avoir un peu de mal à comprendre le texte de Bataille mais c'est mon infirmité à comprendre que je mets en cause et non le texte lui-même.

Non, ma chère Cassandre, je ne crois pas instant à votre "infirmité". Souvenons-nous seulement qu'on assista dans ces années-là à l'émergence de ce qu'il faut bien appeler "l'idéologie kojévo-hégélienne", sorte de "Hegel nouveau", de "Hegel existentiel" (avec tout le charabia dialectique que cela impliquait) : émergence qui s'ébaucha à travers le travail de Jean Wahl et qui se précisa surtout grâce à Kojève, dont le nom est lié entre 1933 et 1939 au célèbre séminaire sur la Phénoménologie à l'Ecole pratique des Hautes Etudes (le séminaire devait être réuni en 1947 dans le volume Introduction à la lecture de Hegel, établi par Queneau, fidèle auditeur, ainsi que Bataille, de Kojève).
Qu'est-ce que vous avez contre Jean Wahl, Zendji ?
La haine, ainsi, la haine moderne universelle, est créatrice d'emplois; dans le cinéma et le showbiz, elle l'est directement - cf. les rappeurs qui en ont fait leur fond de commerce commun; par les destructions matérielles qu'elle occasionne dans la société (casses et cassages divers), elle l'est indirectement. La haine génère ainsi une immense sphère d'activité économique moderne.
Hélas, oui, cher Francis. J'ai toujours redouté la leçon de l'islam à savoir que la haine est plus "payante" dans tous les sens du terme que l'amour. Déjà , la notion de "bonté" est totalement discréditée ; ça fait curé ou couillon. Seuls les chiens peuvent être encore dits bons sans susciter l'interrogation ou l'ironie. C'est particulièrement sensible chez les habitués de Canal+ par exemple.
Qu'est-ce que vous avez contre Jean Wahl, Zendji ?

Rien Francis. Pour être tout à fait honnête je n'ai jamais rien lu de lui, ou presque, seulement quelques extraits. Mais j'avoue que Kojève, lui, enfin je veux dire le personnage, m'a toujours fasciné.
06 janvier 2010, 04:08   La muraille de Chine
En tout cas, je ne me souvenais pas que Bataille voulût rivaliser avec Démosthènes, en s'emplissant la bouche de pierres. J'avoue mon impuissance, ou mon impatience, à percer à jour ce texte, il m'est demeuré inintelligible pour la plus grande part, bien que l'on puisse éventuellement entrevoir quelques massifs éléments de sens à travers un brouillard presque opaque.
Et comme j'ai par hasard La théorie des religions, je l'ai refeuilleté pour l'occasion...et me suis retrouvé face à ce même mur qui m'avait incité jadis à ne pas m'aventurer plus avant, lâchement, non plus que de tenter d'en faire le tour, dès les premières lignes :

Le fondement d'une pensée est la pensée d'un autre, la pensée est la brique cimentée dans un mur. C'est un simulacre de pensée si, dans le retour qu'il fait sur lui-même, l'être qui pense voit une brique libre et non le prix que lui coûte cette apparence de liberté : il ne voit pas les terrains vagues et les amoncellements de détritus auquels une vanité ombrageuse l'abandonne avec sa brique.
Le travail du maçon, qui assemble, est le plus nécessaire. Ainsi les briques voisines, dans un livre, ne doivent pas être moins visibles que la brique nouvelle, qu'est le livre. Ce qui est proposé au lecteur, en effet, ne peut être un élément, mais l'ensemble où il s'insère : c'est tout l'assemblage et l'édifice humain, qui ne peuvent être seulement amoncellement de débris mais
conscience de soi.
En un sens l'assemblage illimité est l'impossible. Il faut du courage et de l'entêtement pour ne pas perdre le souffle...
06 janvier 2010, 09:28   Re : La muraille de Chine
Oui certes, Alain. Bataille manque de pédagogie; il n'a cure d'expliciter son écrit (mais il explicite les écrits contemporains, comme je vous le montrerai si j'ai le temps en vous citant un passage de Théorie des religions en contrepoint au fragment du poème d'Audiberti paru la même année, que j'ai transcrit dans un fil en amont - s'agissant notamment du silence de Dieu à qui les hommes reprochent d'être mort après l'avoir fait mourir deux fois avant qu'il ne les déserte). IL faut, comme Bataille prend soin de nous en avertir dans cette introduction que vous citez, replacer cet écrit dans son contexte, celui notamment marqué par les cours de Kojève qu'il avait suivis avant-guerre . Comme vous avez vu, un fragment de l'introduction du livre de Kojève compilé par Queneau apparaît en exergue à Théorie des religions, et si opacité il y a chez Bataille il vous faut convenir que l'opacité de ce texte (de ce "dit", puisqu'il s'agit ici d'une conférence) n'est pas moindre, en un sens, et pour nous aujourd'hui, que celle du dit de Kojève passé par Queneau. Rappelons que Lacan et Aron eux-aussi suivirent ce cours et qu'ils en tirèrent, en dépit de cette "opacité" de muraille, tout le profit que l'on sait.

Bataille nous livre un résultat, renonçant à nous retracer le cheminement de pensée qui y a conduit. A nous le travail de recoupement et de défrichage qui permet de remonter jusqu'à lui.
06 janvier 2010, 22:04   Re : La muraille de Chine
Je viens de lire l'exergue de Kojève et elle est passée comme une lettre à la poste... À dire vrai même, la seule phrase portant sur la constitution de l'objet par le désir (comme Saturne dévorant ses enfants ensuite pour apaiser la faim de ce qu'il a lui-même suscité), éclaire déjà mieux cette destruction dont parlera Bataille.
Non, je trouve qu'il y a chez lui comme un empêchement de l'articulation, c'est dommage ; je n'ai pas eu cette impression avec L'expérience intérieure, pourtant...
06 janvier 2010, 23:15   Re : La muraille de Chine
Bataille, en déduisant la société de consumation (de son étude de la dépense sacrificielle, notamment), parvient, par anticipation (sans que lui-même, pourrait-on dire, en ait explicitement conscience), à déduire tel un futurologue qui aurait tapé dans le mille, cette équation qui se vérifie aujourd'hui même: société de consommation = société de consumation. J'ai sursauté tout à l'heure, en voyant au journal télévisé national, un Michiel Wiekorwkia, déclarant, à propos des plusieurs centaines de voitures brûlées pour la saint-sylvestre: "ils voient consommer, et comme ils ne peuvent consommer comme les autres, ils brûlent des autos; c'est leur façon extérieure de participer à la fête"; par ces paroles, ce n'est pas seulement la bonne vieille culture de l'excuse que distille ordinairement ce sociologue officiel, c'est beaucoup plus: c'est l'équation de Bataille dont cet imbécile, sans le savoir, nous confirme la validité.

L'institutionnalisation du désir qui s'est faite non pas progressivement mais brutalement dans nos sociétés il y a quarante ans a abouti à actualiser cette équation: ce que je consomme pour satisfaire mon désir, je le détruis en tant qu'objet, je le nie (Kojève/Hegel); et l'objet de désir que je ne peux me payer, parce que non désireux de me soumettre à la médiation économique du vieux monde, je le casse, je le consume, et ce faisant, je participe à l'institution sociale, je suis conforme au paradigme nouveau, je suis par elle (ses idéologues) et en elle (ses représentations symboliques et spectaculaires), compris. Consommation, consumation, c'est tout un: le cassage de la boutique est la boutique nouvelle.

En un sens, les Musulmans sont plus que chanceux; ils sont bénis par la Providence: non content de découvrir dans leurs sous-sols le pétrole qui les dispense de travailler la terre ou de commercer pacifiquement et équanimement pour assurer leur viabilité économique, voilà que leur indépendance nationale et politique, et donc leur émancipation, leur ont été acquises au moment historique charnière qui vit apparaître dans les sociétés du Nord qui devaient les accueillir, le paradigme dont je viens de parler et qui leur va comme un gant, qui semble de toute éternité les avoir attendus pour qu'ils s'y engouffrent de toute leur force pour se livrer à ce à quoi les poussent leur doctrine et leur raison de vivre: détruire, consumer/consommer.

Les gens qui font des feux de joie des voitures de leur voisin en banlieue sont des suradaptés sociaux: très rigoureusement, ils font et sont ce que la société moderne attend d'eux. Les Musulmans, en ce sens, ont parfaitement raison de rappeler qu'ils sont dans la France de 2010, tout à fait à leur place.

Lévi-Strauss, dès 1955 disait cela, ce qui pouvait paraître étonnant: la France est mûre pour l'Islam, alors que ses collègues philosophes, la plupart d'entre eux du moins, se figuraient à tort qu'elle était mûre pour le communisme. C'est lui, Lévi-Straus, qui avait raison. Relisez l'extrait de cette conférence de Bataille, et mesurez comment l'entreprise islamique va beaucoup plus loin que le communisme: le capitalisme, elle le nie et ce faisant, elle le mange et le détruit comme mon désir de croquer dans une pomme nie et détruit la pomme. Le matérialisme dialectique dérivé de Hegel, s'il ne conduit pas à la destruction du capitalisme par l'instauration et la pérennisation d'une société communiste, conduit en revanche, et apparemment sans détours inutile, à l'instauration d'une société islamique.
Utilisateur anonyme
07 janvier 2010, 08:03   Re : La muraille de Chine
Merci Francis, je commence d'y voir un peu plus clair. J'ajouterai que, contrairement aux révolutions libérales qui se font contre une tyrannie le fascisme (ici l'islamisme), lui, se manifeste lorsque l'homogénéité de la nation se désagrège (détruire, consumer/consommer pour instaurer l'Islam, ou, pour le dire autrement, l'Homogénéité Absolue) : il est même, pour être exact, une réponse, LA réponse, à la décomposition du corps social.
07 janvier 2010, 09:41   Re : La muraille de Chine
Merci, cher Francis, votre commentaire est très éclairant.
07 janvier 2010, 11:33   Re : La muraille de Chine
« et l'objet de désir que je ne peux me payer, parce que non désireux de me soumettre à la médiation économique du vieux monde, je le casse, je le consume »

Ceux que je vois autour de moi possèdent, et jouissent de posséder : des "fringues", des téléphones portables, des motos, des voitures, des bijoux. Ils volent, certes, mais aussi achètent en payant cash grâce aux trafics en tous genres auxquels ils se livrent en toute impunité et à peu près sans se cacher. Et puis, lorsque le temps le permet — ce qui n'est pas le cas en ce moment, grâces soient rendues au réchauffement climatique — on les voit tous les jours, deux fois par jour, acheter avec ostentation et une jouissance joyeuse et très bruyante, à la supérette, à la boulangerie, au kébab, à la pizzeria, des repas arrosés qu'ils consomment collectivement dans la rue, au carrefour, et qui laissent derrière eux, souillant la chaussée d'abondance, d'impressionnants reliefs.
07 janvier 2010, 13:49   Re : La muraille de Chine
Se payer des biens pour une consommation immédiate (dans la rue, au carrefour), c'est opérer une forme de liquidation (ces gens payent tout cash) du système capitaliste. Leurs trafics en tous genre (souvent de stupéfiants) produit une encaisse immédiate, non différée, une décapitalisation permanente. Ni outils, ni médiation, ni transcendance. Le narco-trafic ruine l'éthique capitaliste telle que la décrivaient Marx ou Weber.

A vrai dire, le trafiquant de produits stupéfiants consume son client, il lui est épargné ainsi le devoir ennuyeux, à récompense différée, de "soigner sa clientèle", puisque la fidélisation de cette dernière se fait par la substance même qui lui est fournie et qui assure sa consumation. Le consommateur de stupéfiantsse consume et permet, en effet, par là-même à son fournisseur de flamber dans l'ostentation. Le voyou, même friqué, est par essence anticapitaliste, mais dans ses actes luxueux, il fait paradoxalement flamber le capitalisme.
La principale caractéristique de la société de consommation n'est pas d'être capitaliste, mais libérale.
Utilisateur anonyme
07 janvier 2010, 14:28   Re : Loin de la bouillie sociologique.
Et pour comprendre quelque chose à "ce qui nous arrive", voici quelques réflexions, qui sont autant de conseils, de G. Bataille :

"Du côté philosophique, il s'agit d'en finir avec la division analytique des opérations, par là d'échapper au sentiment de vide des interrogations intelligentes." "[...] Le développement de l'intelligence mène à un assèchement de la vie qui, par retour, a rétrécie l'intelligence. C'est seulement si j'énonce ce principe : "l'expérience intérieure elle-même est l'autorité", que je sors de cette impuissance. L'intelligence avait détruit l'autorité nécessaire à l'expérience : par cette façon de trancher, l'homme dispose à nouveau de son possible et ce n'est plus le vieux, le limité, mais l'extrême du possible. [...] Il faut vivre l'expérience."

(L'expérience intérieure, p.20-21, éd. Galliimard.)
Certes, les racailles argentées d'aujourd'hui ne sont pas porteurs de l'éthique bourgeoise classique, pas plus que ne l'étaient les hobereaux du haut Moyen Âge, ces seigneurs-brigands que le pouvoir royal naissant eut tant de mal à dompter et à qui ils ressemblent beaucoup ; mais qui l'est encore ?
L'un n'empêche pas l'autre cher Marcel : ces objets, ces gadgets qu'ils convoitent d'autant plus furieusement qu'ils se savent incapables de les produire, bien ou mal acquis, surtout mal acquis, représentent pour les " cpf " tout l'occident qu'ils détestent. Leur jouissance a quelque chose à voir avec le plaisir du viol décuplé chez certains par le mépris qu'ils ont ou se croient obligés d'avoir pour la femme violée. Et puis , je m'excuse de rappeler cette banalité, il ne faut jamais sous-estimer la culture de la frime, du paraître, de l'ostentation qui caractérise l'islam y compris dans ses aspects profanes.
Il est en effet très amusant de constater l'extrême occidentalisation des Cpf :

- leurs vêtements : du type "occidental sportif", et de marques ; pas de vêtements africains ou du Maghreb ;

- leur musique : largement du rap, qui est américain ;

- leurs modes alimentaires : là encore, la restauration n'est plus du tout de leur style, mais du nôtre ; même le kebab n'est en rien maghrébin ou africain, il est globalement de la mer Egée et appartient aussi bien aux traditions turque que grecque.
Bref, ils ont su ne prendre de l'Occident que ce qu'il avait de meilleur !
Le meilleur ? C'est vite dit! Vous oubliez le saint-emilion, le saint-estèphe, le pommard, le chateuneuf du pape, etc.
Il y a quand même quelque chose qui continue de m'échapper : dans l'optique de Bataille, la destruction de l'objet par sa consommation immédiate n'est rendue possible que par abandon du "puritanisme", qui n'est somme toute que la thésaurisation, qui subordonne le bien produit à la nécessité de continuer de produire des outils de production, et donc d'assurer la continuité du développement et de l'expansion. Ainsi le capitalisme ne se résume pas encore à l'accomplissement de sa propre négation par emballement incontrôlé du désir consumériste.
Mais c'est précisément cette même disposition puritaine, cette opposition au gaspillage incontinent qui caractérise aussi, selon Bataille, l'Islam, du moins à ses débuts : L’islam a ceci qui le rapporte au puritanisme que, dans son mouvement premier, il est la négation du gaspillage des tribus arabes.
Fondamentalement donc, l'Islam n'est pas pour Bataille une force de destruction, ce n'est en tout cas pas sa vocation première. Il serait donc erroné de prétendre, en toute logique, qu'il soit cette force de négation pure n'ayant jamais attendu que l'Occident capitaliste eût achevé son cycle expansif pour lui présenter la brèche par où il l'achèverait, comme vous semblez le soutenir ?...
Je n'ai pas très bien compris non plus comment Bataille envisageait l'évolution de L'Islam : y a-t-il eu au cours de son histoire divergence de son aptitude initiale, qui était d'être une force "positive" finalement, d'opposition au gaspillage-destruction, comme ce semble bien avoir été le cas pour le capitalisme, qui sécrète bien son propre poison tout seul sans avoir besoin d'une main-d'œuvre étrangère pour parachever la perte, selon ces analyses ?...
Pour Bataille, l’Islam se distingua en Orient par le choix d’une économie où le prestige ne s’acquerrait plus par l’ostentation et le gaspillage mais par une économie au service de la conquête militaire, une éthique de l’effort, somme toute, qui sur un plan strictement formel peut être comparée – et c’est ce que fait Bataille - à l’éthique de l’effort du capitalisme primitif. Il en résulta pour l’Islam une expansion réussie jusqu’aux portes d’Occident.

Selon Bataille, l’Islam ayant atteint les limites historiques de son extension conquérante, il s’est tourné vers « une économie du salut » et parallèlement, a pris des formes « mystiques » ; cette conversion des formes a eu pour effet de produire une bifurcation convertissant son énergie «militarisée/utilitaire» en énergie du gaspillage-destruction, celle-là même de laquelle il s’était primitivement détourné. Mais cette double évolution et la rencontre ultérieure avec l’Occident n’eussent point nécessairement produit d’effet si destructeur sans cette considération essentielle dans la pensée de Bataille et qui fait son originalité : l’Islam est ennemi de la transcendance inscrite dans l’objet d’art ou l’instrument de la technè occidentale parce que ces objets transcrivent une conscience qui ne doit pas tout à Dieu mais qui est le reflet d’un amour humain projeté vers l’homme futur (celui à l’intention de qui l’objet ou l’outil sont conçus) à travers de qui l’amour divin n’est que médiatisé (homme conçu par Dieu à son image pour les chrétiens). Comme je le mentionnais dans mon première intervention, Bataille pose un chiasma entre Islam et Occident : celui-là situe le sacré dans l’immanence, le domaine profane restant celui des représentations et médiations (le sacré y est non représentable) ; celui-ci consacre le transcendant et situe le profane sur le plan de l’immanence et de la permission.

Ce qui se joue alors est le destin de deux civilisations quand ce qui fait l’essence de l’une rencontre un stade d’évolution critique de l’autre : la société de consommation qui dévalorise l’objet dépositaire d’un projet conscient entre en phase d’auto-consumation (on l’a vu pour la drogue et son marché dans mon intervention précédente) qu’alimente le mode de dévalorisation de la matière émanant de la société archaïque qui la contamine. Le capitalisme occidental dès lors s’autoconsume comme un drogué ; la société de consommation s’est faite société de consumation ; elle s’autolyse sur tous ses plans – économique, sociologique et spirituel – avec l’aide de l’Islam qui, liquidateur suprême, est venu comme à point nommé attiser ce foyer.
Cher Francis, je vous trouve beaucoup plus clair que Bataille !
La pensée de Bataille est de forme "rhapsodique", qui court et s'épanche sur trois ou quatre textes majeurs produits ces années-là (celles qui ont entouré la création du "Collège de sociologie"), mais aussi dans des conférences et entretiens que j'ai sous les yeux (dans le tome VII de ses oeuvres complètes où ces textes se complètent, s'éclairent les uns les autres par variations), ce qui se prête à un travail de synthèse qu'il est tentant d'ébaucher ici en dialogue avec Alain. Cette clarté ressort aux yeux de qui a accès à l'ensemble de cette pensée, ou de la trace et des cheminements multiples qu'elle a laissés. Bataille est un auteur passionnant mais qui ne cesse jamais tout à fait d'être "difficile", en effet.
» Cher Francis, je vous trouve beaucoup plus clair que Bataille !

Je trouve aussi. Du coup, après une première lecture, je n'ai rien à objecter...
Merci pour cette réponse, cher Francis.
Je crois que je vais finalement entreprendre la lecture de cette Théorie de la religion, même s'il faut avancer en tenue de combat...
Je vous en félicite. Je tiens Théorie de la religion pour texte aussi riche et fondamental que le Traité de la réforme de l'entendement. Je m'y replonge à mon tour. Suspendez votre lecture au chapitre 5 Le Sacré. Voyez-vous comme moi que Bataille nous parle ici de Lascaux ?: La continuité, qui pour l'animal ne pouvait se distinguer de rien d'autre, opposa chez l'homme à la pauvreté de l'outil profane (de l'objet discontinu) toute la fascination du sacré.

Génèse du sacré ou éveil au sacré, comme le petit Jésus, vinrent au monde dans une grotte: quand l'animal, objet continu au monde, vint à être représentable par l'outil profane qui avait brisé, avait mis fin, à la continuité du monde.

Mettre fin, relève Bataille au chapitre précédent, vaut pour l'outil mise en abyme: rien jamais ne met fin à l'outil puisque la fin de l'outil est à l'origine de sa fabrication; l'outil ne naît pas autrement que dans et par sa fin; cette boucle ontologique de l'outil brise la continuité du monde; elle installe à tout jamais la pérennité du profane, jusqu'à ce que l'outil se révélant ressort de représentation (d'art), fin ultime de toutes ses fins, fin transcendante, surgisse le sacré rupestre de Lascaux, d'Occident.
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