Le site du parti de l'In-nocence

Petite question aux grammairiens

Envoyé par Quentin Dolet 
03 février 2010, 15:15   Petite question aux grammairiens
Cette formule de F. Bacon est citée à plusieurs endroits sur l'Internet :

"Le meilleur moyen de conserver un esprit ouvert sont les conseils sincères d'un ami."

Est-elle correcte selon vous ?
Correcte ? Ça m'étonnerait beaucoup. Il faut dire "Les conseils sincères d'un ami sont le meilleur moyen de conserver un esprit ouvert." Si l'on tient absolument à commencer par "le meilleur moyen", il faut, me semble-t-il, dire "Le meilleur moyen de conserver un esprit ouvert, c'est d'écouter (ou bénéficier, suivre, etc.) les conseils sincères d'un ami."
Merci de votre réponse Cher Marcel. Vous me rassurez. J'étais troublé par le fait que cette citation est reprise telle quelle sur plusieurs sites différents. Sans doute est-elle issue d'une mauvaise traduction.
« Le meilleur moyen(...) ce sont les conseils » me paraît convenir également.
C'est le cas type ou le verbe "constituer", tant décrié comme inutile, doit être employé: pour lisser les nombres Les conseils sincères d'un ami constituent le meilleur moyen de conserver un esprit ouvert.

ou bien, pour conserver l'ordre originel de l'anglais, si on le souhaite vraiment:

Le meilleur moyen de conserver un esprit ouvert est celui des conseils sincères d'un ami; ou encore par les conseils sincères d'un ami.
Voici une formulation qui prête à moins de discussions :

"Si vous tendez les bras vos amis les couperont."

Picabia
Dans tous les cas, le verbe doit être accordé avec le sujet. Outre les solutions préconisées par Marcel Meyer (deuxième proposition) et Didier Goux, on pourrait donc théoriqument admettre sur le plan grammatical : "Le meilleur moyen est les conseils."
Mais, telle quelle, la phrase semble "à l'envers". C'est ce qu'a senti spontanément Marcel Meyer (première proposition): une phrase dont le sujet semble moins déterminé, moins concret que l'attribut a quelque chose d'anomal. Le souci de thématisation, c'est-à-dire le désir de lancer la phrase avec l'idée du meilleur moyen, l'a emporté sur la structuration logique.

Quand la relation est dite équative, elle identifie les deux termes; ils sont symétriques. On peut écrire "Paul est le frère de Luc" ou "Luc est le frère de Paul". Les deux phrases sont grammaticalement correctes, le choix dépendant de la thématisation.

Mais quand la relation est dite prédicative, qu'elle attribue une propriété à un sujet (par exemple: "Léon est gentil") ou qu'elle l'inclut dans un ensemble (par exemple: "Bob est un ami de Jules"), elle est foncièrement dissymétrique, c'est à dire non réversible. Sauf choix stylistique très marqué, on ne peut pas dire "Gentil est Léon" , ni "Un ami de Jules est Bob".
Ici, le sens indique que les conseils sont inclus dans l'ensemble des moyens, comme Bob est inclus dans l'ensemble des amis de Jules, et non l'inverse. "Les conseils" devraient donc être sujet grammatical.

Je tire cette explication de la "Grammaire de la phrase française" de Pierre Le Goffic, Hachette supérieur, 1993, paragraphe 138, page 205 et du "Précis de grammaire pour les concours" de Dominique Maingueneau, Bordas, chapitre 9, page 86.
03 février 2010, 22:36   Correctif
« Quand mes amis sont borgnes, je les regarde de profil. »

Joubert
L'illustration claire que vous nous donnez de ce point de grammaire m'a bien intéressé. Merci, cher Johannus Marcus
En latin, la déclinaison donne la fonction du mot. Vous pouvez inverser les termes de la proposition "Petrus Paulum amat" à votre guise, selon la nuance que vous voulez apporter, sans changer le sens général de la phrase. En français, c'est la position qui détermine la fonction du mot. "Pierre aime Paul" et Paul aime Pierre" ne signifient pas la même chose. Dans la phrase incriminée, un singulier est en position de sujet, et le verbe est au pluriel, ce qui est incorrect.
La question, à savoir l'accord du verbe "être" en nombre, non pas avec le sujet (au singulier), mais avec l'attribut du sujet (au pluriel), est traitée dans les plus anciennes grammaires.
L'usage "moderne" veut que le verbe s'accorde avec le sujet, et non pas avec l'attribut du sujet. "Le meilleur moyen est les conseils". Dans la langue classique, l'usage était flottant ou hésitant. Pascal écrit : "la plus grande des preuves de Jésus-Christ sont les prophéties" et Mme de Sévigné : "mon mal sont des vapeurs".
L'arrêté de 1901 (VIII, 3), reproduit dans Le Bon Usage de Grevisse, interdit aux maitres d'école et autres concepteurs de sujets d'examen ou de concours de l'Instruction publique de faire analyser grammaticalement par les élèves ou les candidats aux examens des phrases du type "mon mal sont des vapeurs", argüant que des faits de langue de cette espèce ne relèvent pas de la règle, mais sont des faits de style.
En outre, Grevisse indique que de nombreux grammairiens ont jugé qu'il fallait renverser l'ordre sujet (singulier) - attribut du sujet (pluriel) dans des phrases à structure équative (le + Nom + V être + le + Nom) pour retrouver un ordre naturel ; "les conseils sont le meilleur moyen" et "les prophéties sont la meilleure preuve"...
Merci beaucoup de vos éclaircissements. L'idée d'une tournure de style ancienne (Bacon écrit au XVIIe) m'avait traversé l'esprit; il s'agit sans doute de cela.
Très intéressantes précisions. Ainsi se vérifie une fois encore le fait que la langue française continue de progresser en rigueur et en exigence jusqu'aux premières décennies du XXe siècle.
Ce que vous nous dites là, bien cher Marcel, est très intéressant.

Ne peut-on, dans ce cadre, penser qu'il est arrivé au français ce qui est arrivé au grec moderne ?


Le grec moderne comprenait en fait deux langages, le démotique, langue courante, et la katharévousa, langue exigeante, utilisée dans tout ce qui était officiel (notamment les tribunaux).

Or, la katharévousa, typiquement un socilecte de grammairiens, était par trop complexe pour un usage normal, et elle fut abandonnée en 1976.

Une des raisons de l'effondrement actuel ne serait-elle pas du même ordre ? il y a quelques semaines, je vous parlais de l'espagnol, qui a une grande stabilité de structure. Pour moi, le français de Flaubert et de Balzac me semble difficilement perfectible : monter le niveau d'exigence encore plus haut est un effort immense, dont j'ai du mal à saisir la pertinence. Dès lors, la tentation est grande de jeter le bébé avec l'eau du bain, comme on dit.
Le français de Balzac, humm ? Lisez Balzac une plume à la main et vous relèverez trois ou quatre impropriétés ou exemples de syntaxe boiteuse toutes les deux pages, sans parler de la pompe du style (ce qu'a bien compris Proust), ce qui n'empêche pas Balzac d'être un très grand romancier et, en dépit de ses naïvetés, d'être un vrai "penseur" du réel. L'exemple de Flaubert est sans doute plus probant, bien qu'il y ait chez cet écrivain des audaces qui ont hérissé et hérissent encore les grammairiens.
En revanche, il me semble qu'il y a eu un "moment syntaxique" de la langue (littéraire) française visant à la perfection du style (comprendre un idéal d'extrême rigueur et même de sècheresse syntaxique) à la toute fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle (une excellente thèse a été écrite sur le sujet) - mais je ne pense pas que la "perfection" ait alors été atteinte - au contraire - ou que ce moment syntaxique ait eu des effets négatifs sur l'évolution de la langue.

A mon sens, on peut mettre en relation l'effondrement actuel (de la syntaxe, de la langue, des formes) avec la lente disparition (à partir du milieu des années 1970) d'un véritable enseignement de la langue, et surtout de la langue écrite, disparition qui clôt le long processus de "grammatisation" commencé au XVIe siècle et grâce auquel ont été formés des milliers de grands écrivains et "améliorées" la langue et sa syntaxe.
Savez-vous que cet effondrement est pour ainsi dire officialisé dans les écoles francophones de Belgique ? Je croyais que les règles ultra-simplifiées de l'accord des participes passés étaient un projet fumeux... Eh bien non, c'est déjà enseigné, maintenant ! De plus, le choix des règles à appliquer (anciennes ou nouvelles) est à la discrétion du professeur. Je vous laisse imaginer la catastrophe à chaque changement de classe...

Voici ces règles ;
Règle 1 : Le PP construit avec être (copule ou auxiliaire) s’accorde avec le sujet du verbe.
Règle 2 : Le PP conjugué avec l’auxiliaire avoir s’écrit au masculin singulier.
Règle 3 : Le PP employé seul s’accorde en genre et en nombre avec le mot auquel il se rapporte, sauf quand il a une valeur adverbiale (ex. ci-annexé, ci-joint, mis à part, vu, fini, etc.).

Source : ici.
Prochain "devoir" d'éditeur : réécriture moderne de la réécriture moderne de Montaigne...
D'accord avec vous , JLG, quant à l'effondrement de l'enseignement de la langue. Mais si l'on peut parler de désastre à partir des années 70 du XXème siècle, le mouvement est amorcé plus tôt.
Songeons à l'importance de ce fait: tous les écrivains français, ou peu s'en faut, sont bilingues Latin/Français du XIème siècle jusqu'à la génération née sous le Second Empire ou dans les premières années de la Troisième République; génération de Proust, Gide, Valéry, Claudel, Péguy... excusez du peu, d'autant qu'à peine en dessous, d'autres noms se bousculent: Larbaud, Giraudoux, ... . Je crois me souvenir que Bergson écrit encore sa thèse en latin.

Après, sur le plan qui nous occupe dans ce fil, abyssus abyssum invocat, l'abîme appelle l'abîme.
04 février 2010, 19:15   Balzac et Flaubert
Vous posez là, bien cher JGL, une question redoutable.


Que vaut-il mieux, pour le renom et la vie de notre langue ? un Balzac avec les défauts que vous citez, un Flaubert avec les questions que vous soulevez, ou bien les oeuvres d'un grammairien, peut être parfaites du point de vue de la forme, mais sans aucun éclat ? je crois que Georges Pompidou a un jour écrit à propos des poètes qui écrivaient des pages de vers et qui n'en écrivaient aucun de poétiques...

Je vois par ailleurs très bien à quelle période vous faites allusion, et, de mon point de vue, cette sécheresse syntaxique rend ces oeuvres très pénibles à lire.
04 février 2010, 22:00   Re : Balzac et Flaubert
J'ai la faiblesse de penser que Balzac doit être défendu même au point de vue du style. Il reste un maître de l'expression, en ce sens que ses "impropriétés" (encore faudrait-il s'entendre sur le sens à donner à ce terme) sont rattrapées, heureusement compensées par la trouvaille anodine, l'expression originale, la chute heureuse qui, à l'occasion, en exploitent le jeu jusqu'à faire émerger quelque néo-classicisme. L'impropriété, si j'entends bien JGL, n'est nullement incompatible avec le génie de la langue, son inventivité naturelle et sa veine classique, si la plume qui la commet possède les ressources nécessaires pour la fondre ou l'incorporer dans une matière reconnaissable comme noble ou entendue comme classique.

Le style de la Comédie humaine, qui frise le convenu, lui échappe toujours. Je ne sais pas si l'on peut en dire autant de celui de Flaubert.
04 février 2010, 22:12   Education sentimentale
Certes, bien cher Francis, et je ne suis pas loin de partager votre point de vue. Cependant, quoi de mieux que l'Education sentimentale, roman du ratage progressif ?
05 février 2010, 01:39   Re : Education sentimentale
Il n'était ici aucunement question de qualités littéraires ou stylistiques.
05 février 2010, 09:50   Qualités littéraires
Bien cher Marcel, à quel message répondez-vous ?


Je vous avais écrit :

Une des raisons de l'effondrement actuel ne serait-elle pas du même ordre ? il y a quelques semaines, je vous parlais de l'espagnol, qui a une grande stabilité de structure. Pour moi, le français de Flaubert et de Balzac me semble difficilement perfectible : monter le niveau d'exigence encore plus haut est un effort immense, dont j'ai du mal à saisir la pertinence. Dès lors, la tentation est grande de jeter le bébé avec l'eau du bain, comme on dit.


En réponse à :

Très intéressantes précisions. Ainsi se vérifie une fois encore le fait que la langue française continue de progresser en rigueur et en exigence jusqu'aux premières décennies du XXe siècle.

En d'autres termes, n'y a-t-il pas une recherche de rigueur et d'exigence qui conduit, à la fin, à la sécheresse stylistique qu'évoque JGL, et de façon plus générale à un hermétisme qui rend les textes illisibles par bien des personnes ?
05 février 2010, 11:33   Re : Qualités littéraires
Je répondais à la fois à la remarque de Francis et à la vôtre, de façon, il est vrai, un peu sibylline. La rigueur syntaxique et grammaticale, qui atteint son apogée avec la langue utilisée de 1850 à 1950 et que quelques rares olibrius cultivent encore, ne me paraît absolument pas, en soi, devoir entraîner la sécheresse. Secs, les écrivains français qui, de Flaubert à Renaud Camus, en passant par Hugo, Maupassant, Verlaine, Rimbaud, Proust, Larbaud, Gide, Valéry, Mauriac, Aragon, Malraux, et consorts, ont utilisé la langue la plus pure, la plus élégante, la plus rigoureuse qui se soit jamais parlée et écrite en France ?

Mais bien entendu, cela ne fait pas non plus en soi de ceux qui ont eu cette langue en apanage de grands stylistes ni de grands écrivains. Et, bien évidemment, mais est-il vraiment nécessaire de l'écrire, Montaigne ou Balzac, écrivant une langue moins pure, moins rigoureuse, moins dégrossie sont parmi les plus grands génies de la littérature mondiale.

On peut sans doute se demander si la liberté qu'avait Rabelais d'inventer, d'explorer en matière langagière ne lui permettait pas une luxuriance particulièrement savoureuse qui a pu se ternir ensuite. Ce n'est pas mon avis. D'abord parce que je trouve Rabelais savoureux, certes, comme tout le monde, mais il me semble aussi parfois se complaire dans un pittoresque langagier un peu facile (aïe, je sens que je vais me faire incendier). Par ailleurs, je trouve chez Renaud Camus beaucoup d'invention, de fantaisie dans le maniement de la langue, et d'abord dans les mots mêmes, qui me ravissent souvent.
05 février 2010, 11:45   Exemples
Bien cher Marcel,

Quand vous citez "Flaubert à Renaud Camus, en passant par Hugo, Maupassant, Verlaine, Rimbaud, Proust, Larbaud, Gide, Valéry, Mauriac, Aragon, Malraux", on ne peut qu'être d'accord, c'est une évidence.

Je ne pensais pas à eux, mais par exemple à une comparaison entre Bonnefoy, dont on a parlé récemment, et Mallarmé. Bonnefoy et Mallarmé ont en commun une recherche extrême quant au langage. Cependant, j'apprécie Bonnefoy mais non Mallarmé : je m'incline devant son talent, mais je trouve qu'il pousse trop loin son art.
05 février 2010, 19:50   Écorces amères
Ah, cher Jean-Marc...

Chez celles dont l'amour est une orange sèche
Qui garde un vieux parfum sans le nectar vermeil


(Ce qui me valut de déclarer un jour gravement à un ami, opéré de la prostate, qu'il n'aurait jamais désormais que des érections sèches...)
05 février 2010, 20:04   Surrénales
Vous les oubliez, bien cher Alain...

Et puis, quelle idée de parler oranges sur un forum si proche du Maître, dont chacun sait qu'il défaille à l'idée même d'une mandarine ?

Plus sérieusement, mais ce n'est là qu'un point de vue de lecteur, Mallarmé est pour moi le poète de la "parole pure", comme l'écrivait Sollers, et Bonnefoy un des poètes qui s'intéresse au "leurre des mots".
« Mallarmé est pour moi le poète de la "parole pure", comme l'écrivait Sollers, et Bonnefoy un des poètes qui s'intéresse au "leurre des mots »

Auriez-vous, cher Jean-Marc, l'obligeance de nous fournir quelques lignes d'explication sur cet intrigant propos par trop concis pour moi ?
05 février 2010, 20:47   Le Leurre des mots
Voici à ce propos...


[www.espritsnomades.com]
05 février 2010, 22:12   Re : Surrénales
Jean-Marc, vous me prenez au dépourvu : si j'ai le net souvenir de la suprême inconvenance que constitue, aux yeux du Maître, la diffusion de "ses odeurs d'orange" (celles des autres s'entend), surtout convivialement serré sur des bancs de bois dans les plus sympathiques des représentations théâtrales, une franche aversion pour un élégant quartier de mandarine ou une excellente marmelade d'oranges amères m'avait échappé...

Cette "parole pure" de Mallarmé laisserait peut-être entendre que l'on ne se paye finalement que de mots, et que celle-ci soit parvenue à un certain état de détachement d'avec la chair du monde ; fallacieusement je trouve.
Avec de ces foudroyantes entrées en matière, il est même parfois inutile de sortir, pour recevoir en pleine figure la claque d'une belle journée s'annonçant. Rarement segments de réel, ou de rien incarné, furent mieux chantournés, grâce à cette précision diamantine justement.
Enfin, ce n'est qu'une autre impression de lecteur...
"(...) la claque d'une belle journée s'annonçant."

C'est une vision sportive du vivace aujourd'hui.
Seuls les utilisateurs enregistrés peuvent poster des messages dans ce forum.

Cliquer ici pour vous connecter