Vous autres, poètes de France, vous êtes inimitables. Il y a de quoi être découragé. J'ai lu tout Victor Hugo et Edmond Rostand. Je ne publierai jamais rien. Soyez tranquille, je ne vous ennuierai pas avec ma poésie. J'ai honte. Mais, songez-y, faire les cent pas durant quinze ans devant ma maison aurait pu me mener en ligne droite jusqu'à Paris. Et tout ce papier gâché durant quinze ans! J'aurais peut-être mieux fait de monter une usine de pâte à papier. C'est décourageant. ma vie est perdue. Je ne suis qu'un raté, n'était cette découverte à laquelle je tiens et dont tout le monde se moque, de la
Tour Eiffel Sidérale...
La France. Paris. La Tour Eiffel. Sarah Bernhardt. Une femme unique. Un monument rayonnant. Une ville, la Ville-Lumière, la capitale du monde. Un pays, la patrie de la Fraternité Humaine. N'oubliez pas que je ne suis pas chrétien: je suis positiviste. Et mon maître Auguste Comte aussi était Français. Je sais que l'on ne peut connaître avec exactitude que les vérités constatées par l'observation et l'expérience. Je crois bien que jamais personne n'a eu l'occasion d'observer et d'expérimenter sa vie dans des conditions aussi optima. Je suis enfermé dans l'immense Brésil sauvage comme dans une éprouvette. Et voici mon expérience: je n'ai jamais quitté le Morro Azul. Je ne suis jamais sorti de ma province natale. Je ne connais même pas Rio. Je n'ai jamais été en Europe. Je n'ai jamais mis les pieds à Paris. Je n'ai jamais stationné sous les fenêtre de la divine. Je n'ai jamais palpité d'émotion sous la pluie d'hiver en suivant son ombre sur les rideaux éclairés de son cabinet de toilette dans le vain espoir d'apercevoir sa silhouette. Je ne suis jamais allé au théâtre Sarah-Bernhardt, place du Châtelet. Je ne me suis jamais perdu dans la foule à la sortie ni n'ai guetté à la porte des artistes. La connaissance idéale que j'ai de tout ça est faite de nostalgie et de détails crus grappillés de gauche et de droite, vertigineusement vrais et irréels ou surréels comme tout ce qui nous vient de l'imagination ou de la lecture ou par abstraction, déduction, étude, recoupement, poésie d'une carte de France épinglée au mur dans mon bureau, rêveries devant le plan de Paris ou en feuilletant un panorama ou un album de photographies ou des cartes postales illustrées de la ville et des déshabillés d'actrices célèbres que je me fais adresser par une agence interlope des Grands Boulevards. Néanmoins, dans mon innocence, mon accablement fut indicible et totale ma prostration à la nouvelle de la déclaration de la guerre en 14, de l'invasion de la Belgique, de l'avance foudroyante des armées allemandes et de la ruée du Boche sur Paris. Je désespérais. J'ai voulu m'engager dans la Légion Etrangère mais les bateaux ne partaient plus.....
....La nuit du 6 au 7 septembre 1914, j'étais donc là, sur ce banc, pensant aux tristes nouvelles reçues de France, absolument détraqué, au désespoir. Le sort qu'allait subir Paris écrasé sous les obus, ses ruines envahies par la soldatesque ennemie, Gallieni faisant sauter la Tour Eiffel, les Teutons traquant la divine, la faisant prisonnière, l'emmenant, la faisant avancer à coups de crosse dans les décombres, ligotée, entravée, un bandeau sur la bouche pour qu'elle n'appelle pas le peuple à l'insurrection avec sa voix d'or forte comme une trompette, la femme les narguant des yeux, Sarah Bernhardt symbolisant la France, ô mon amour! Je pleurais à chaudes larmes. Je levais par habitude les yeux au ciel, cherchant si la plus grande catastrophe historique des temps modernes n'allait pas s'y refléter avec des lueurs d'incendie quand, VICTOIRE! à travers les larmes que je répandais, je découvris tout à coup au ciel une constellation que je n'y avais jamais vue depuis quinze ans que je passe toutes les nuits sur ce banc, voyez, .... là, entre ce palmes qui s'entrecroisent, ... non, là, là, ... encore un peu plus haut, ... vous voyez, là, à l'extrémité de mon doigt, dans tout ce fouillis agité de palmes qui s'éventent il y a comme une ouverture, une lucarne en triangle, une vitre qui donne en plein ciel, ... là, vous pouvez, il y a quatre grosses étoiles qui marquent les piliers de la Tour Eiffel, puis un peu plus haut, trois étoiles qui marquent la première plate-forme de la Tour Eiffel, puis deux encore, bien au-dessus, un peu moins brillantes, qui marquent la deuxième plate-forme et au sommet, à bonne distance, cette belle étoile éclatante mais à éclipse, le phare de la Tour Eiffel, tout l'échafaudage légèrement penché sur nous... Ne trouvez-vous pas que cette constellation nouvelle est la figure même de la Tour ? ... Il n'y a pas à s'y tromper... Je sais bien que ces dix étoiles appartiennent à diverses constellations déjà cataloguées et archiconnues qui nous sont masquées par l'épanouissement des palmiers, mais telles que nous les voyons d'ici, il n'y a pas de doute, ces dix étoiles bien groupées dessinent la silhouette de la Tour de Paris...
Blaise Cendrars,
La Tour Eiffel Sidérale in
Lotissement du Ciel