Intéressante et rigoureuse mise au point d'Alain de Libera dans le quotidien suisse "Le Temps" de ce jour qui confirme le point de vue exprimé par Virgil sur ce site et qui permet d'éviter de trop promptes diabolisations....ou sanctifications.
"Attaqué par Sylvain Gouguenheim, Alain de Libera, professeur de philosophie à l'Université de Genève, réplique.
Patricia Briel
Lundi 5 mai 2008
Le Temps: Que pensez-vous du livre de Sylvain Gouguenheim?
Alain de Libera: C'est un livre militant, qui porte à la fois sur l'histoire intellectuelle du Moyen Age et l'identité culturelle et religieuse de l'Europe. Le projet d'ensemble est idéologique et apologétique: essai ou pamphlet, dont la vraie cible est le dialogue des cultures. L'information scientifique est sélective. Les thèses nouvelles déjà connues. La «découverte» de Jacques de Venise un non-événement. Il eût été préférable de comparer les entrées successives d'Aristote à partir du grec et de l'arabe et de ne pas se limiter à quelques sciences. Qui lisait ces textes? Combien de gens les lisaient? Et pourquoi faire? L'arrivée des textes traduits de l'arabe a non seulement fait exploser l'offre philosophique, mais elle a aussi suscité une nouvelle demande. Provoqué de nouvelles questions. Soulevé de nouveaux problèmes – c'est aussi cela la science, et la philosophie. Les textes d'Averroès, le «Commentateur d'Aristote», ont été lus, souvent commentés eux-mêmes, jusqu'à la fin du XVIe siècle. Leur diffusion coïncide avec l'essor des universités. En éliminant de sa démonstration tout ce qui est postérieur au haut Moyen Age, sous prétexte que cela était bien connu, M. Gouguenheim s'est fait la partie belle: il a laissé de côté quatre siècles de réception des sources arabes, de crises universitaires européennes, de censures, de résistance à l'aristotélisme, d'effervescence théologique, de conflits entre la raison et la foi. Il est vrai qu'en poussant jusqu'à 1210 et au Concile de la Province ecclésiastique de Sens, il lui aurait fallu montrer l'Europe chrétienne tout occupée à arracher ses racines, en interdisant la lecture des «livres naturels d'Aristote», la Métaphysique, le De anima, la Physique, «ainsi que de ses commentaires, tant en public qu'en privé sous peine d'excommunication».
– Le médiéviste démontre qu'au sein du monde islamique, les musulmans n'ont joué pratiquement aucun rôle dans la traduction des textes grecs. Ces traductions auraient été le fait uniquement des chrétiens syriaques.
– Il faut distinguer ici deux choses: la philosophie en Islam et la philosophie de l'Islam. Uniquement et principalement. L'existence de médiateurs chrétiens du syriaque à l'arabe n'est contestée par personne. N'oublions pas cependant que ces «passeurs» du grec au syriaque, les nestoriens, les jacobites, étaient aussi des «hérétiques» aux yeux des Byzantins. N'oublions pas non plus que les Byzantins étaient antihelléniques, et que les musulmans étaient philohelléniques parce qu'antibyzantins. Ce qui est inacceptable dans la démarche de Sylvain Gouguenheim, c'est de mêler à ces questions de fait des hypothèses d'un autre âge sur le génie de la langue arabe – langue sémitique inclinant à la poésie plus qu'au concept, et sur l'essence des religions – l'islam incompatible avec la raison. L'islam n'étant pas soluble dans l'hellénisme, les musulmans n'auraient retenu de la pensée grecque que ce qui était compatible avec le Coran. Mais que faisaient d'Aristote les chrétiens du haut Moyen Age, avant l'arrivée des traductions tolédanes ou de celles de Michel Scot? Ils n'en retenaient majoritairement que ce qui était utile à la théologie trinitaire, à l'élaboration du dogme, à la controverse intra et inter-chrétienne: une petite partie de la logique. L'alliance de la raison grecque et du christianisme ne concernait qu'une partie limitée des savoirs grecs.
– En définitive, qu'est-ce que l'Europe doit à l'islam?
– Elle ne lui doit rien. Un héritage culturel ne réclame pas de don préalable, ni de testateur. La circulation des savoirs se fait par appropriation volontaire. Il y a quelquefois des échanges et des réciprocités. Plus souvent des porosités. Au minimum, des contacts, qui peuvent être conflictuels. La religion ne produit pas la science. Bien heureux quand elle ne l'empêche pas.
Les chrétiens se sont approprié certains savoirs arabes, grâce à des politiques de traduction, comme les musulmans l'avaient fait, entre autres pour les savoirs grecs, en Orient. Cela dit, il faut garder la mémoire de ce que l'on a acquis: où, quand, comment, par quels intermédiaires.
– On ne peut donc pas parler des racines grecques de l'Europe chrétienne?
– Le président Sarkozy le fait. On devrait plutôt s'intéresser de manière critique aux transferts culturels, une notion inventée au Moyen Age, avec la translatio studiorum érigeant le monde carolingien contre Byzance, puis le royaume de France contre l'Empire, et l'Université de Paris contre l'Anglais, en seuls héritiers légitimes d'Athènes et de Rome. Ces filiations revendiquées sont des mythes fondateurs, permettant, comme dans un roman familial, la construction d'une identité collective. Cela n'a rien à voir avec la circulation réelle des savoirs ou des textes. L'image des racines vient d'ailleurs. Par exemple des débats sur le Préambule de la défunte Constitution européenne et des «racines chrétiennes de l'Europe». C'est une image à usage polémique, qui va de pair avec la déploration par Benoît XVI dans le Discours de Ratisbonne de la «déshellénisation du christianisme» entamée par la Réforme."