En écoutant la même émission que vous, cher JGL, j'ai été frappé par l'opposition, peut-être significative, entre deux formes d'éloquence : la première, celle d'Alain Finkielkraut et de ses interlocuteurs, fait entendre une syntaxe orale fortement marquée par les procédés de la réflexion écrite : arguments, citations, "connecteurs logiques", etc... L'autre éloquence, celle des jeunes gens qui ont interrompu l'émission (et qui désiraient paradoxalement se faire entendre sur les ondes d'une radio et, en même temps, affirmaient dénier aux médias toute valeur), cette autre éloquence tenait plus de la psalmodie, à grands coups d'anaphores et sur un ton presque incantatoire.
Le mot restauration, souvent répété, m'a rappelé les réflexions de François Furet sur la Restauration, comme continuation inconsciente des destructions révolutionnaires par d'autres moyens. Pour nommer la prise de distance par rapport à Mai 68 et à ses héritages et commémorations, je signalerais volontiers le risque de tomber dans un piège verbal, celui d'utiliser la terminologie même de 68 : par exemple, insister sur son caractère dépassé, vieilli, anachronique, serait une façon de retomber dans l'ornière soixante-huitarde de la pensée par générations, de l'opposition entre jeunes et vieux, vivants et morts (hélas d'origine nietzschéenne, et plus lointainement, évangélique). Parler le langage de l'ennemi, c'est se laisser définir par lui selon ses catégories : je me souviens de cette formule si frappante de
Corbeaux, "il y eut cet affreux dégoût à l'idée de pouvoir être touché par les paroles de ces journalistes de France Inter,
converti en eux, changé en leur langage, traduit en leur idée du monde..." (entrée du mercredi 7 juin).
"Démémoration" ou "décélébration" s'inscrivent dans une opposition frontale à ce qui se produit aujourd'hui, et je ne les adopterais pas, car dans un conflit frontal, chaque adversaire fait la loi de l'autre ; rejeter, réfuter ou nier quelque chose est une façon de le renforcer et de lui donner un supplément d'existence qu'il n'aurait pas en l'absence d'adversaires. Une autre stratégie pourrait s'inspirer du
Recours aux forêts d'Ernst Jünger, et des magnifiques commentaires qu'en donne Eric Werner dans
L'après-démocratie : il s'agirait moins de s'opposer que de déserter ; non plus objecter, protester, mais se taire et construire en silence cette Arche de la culture qui sauvera ce qui mérite de l'être des flots du démocratisme, pour reprendre le texte de Tocqueville donné dans l'émission.
J'y verrais un avantage supplémentaire : on se plaint fréquemment que les Amis du Désastre disposent presque de l'intégralité des moyens d'expression publics ; mais cette supériorité en quantité, en "nombre de divisions", est une faiblesse, puisque les Désastreux ont construit leur identité et leur légitimité sur l'opposition à un ennemi raciste et fasciste qui n'existe presque plus. Ils sont donc obligés de le réinventer, de le commémorer régulièrement, d'insuffler un peu de vie factice à cet adversaire mort s'ils veulent vivre eux-mêmes. Laissons-les faire, laissons-les s'enfoncer de plus en plus avant dans la fiction et dans un soliloque de plus en plus délirant : ils tomberont d'eux-mêmes un jour faute de réalité, un peu comme la construction soviétique. C'est la stratégie des Scythes, analysée dans un autre essai fondamental d'Eric Werner,
Montaigne stratège : "Touchant les Scythes on dit d'eux, quand Darius alla pour les subjuguer, qu'il manda à leur roi force reproches pour le voir toujours reculant devant lui et gauchissant la mêlée."
Essais I, 12, Hérodote,
Histoire, livre IV. Il ajoute dans "L'art de conférer" : "J'aime à les laisser embourber et empêtrer encore plus qu'ils ne le sont, et si avant, s'il est possible, qu'en fin ils se reconnaissent."