Cher Orimont,
C'est moi-même qui fut désarçonné par cette question. En fait, j'ai réagi à elle comme l'eût fait un robot (et ce faisant, ai doublement trahi mon humanité - frappé de perplexité et de mutisme tel un robot d’une part, et d’autre part et dans un même mouvement me récriant au nom de mon humanité sans pour autant oser décliner celle-ci en toutes lettres par un «Oui » à leur question) : "j'ai planté" comme on le dit d'un ordinateur écartelé dans un chassé-croisé d'opérations et me suis abstenu d’aller plus loin, perdant la face face à la machine, dans le face-à-face qu’elle m’imposait. La question posée, évidemment tendancieuse, insidieuse jusqu’à l’absurde, et qui fait un peu songer à celle des fonctionnaires de la police des frontières étatsuniennes dans les formulaires de débarquement (« Are you a terrorist ? »), est bien une question-piège: en feignant de vouloir départager les hommes des robots, elle les fond en une classe unique - le Visiteur, le Passant, l’Usager, etc…
Quoi qu’on fasse devant une telle question, on se sent abîmé : ne rien faire et reculer c’est être lâche comme je l’ai été (même si plus tard, j’y suis revenu) et « traitre à sa condition humaine »; répondre Oui, c’est être idiot, souscrire à l'idiotie, elle-même très proche de celle du robot, et donc encore trahir son humanité. Et répondre « non », bien évidemment reviendrait à se désolidariser de la confrérie humaine pour embrasser l'identité du robot (et du reste qu'arriverait-il si d'aventure on inscrivait à cette question une réponse négative ?)
Les filtres habituels employés dans ce type de formulaire se présentent sous forme d'une petite fenêtre où sont dispersés, maculés, une demi-douzaine de chiffres et de lettres que seul un « humain » saura identifier, le robot n’étant pas doté du discernement nécessaire pour déjouer le stratagème du désordre et opérer cette identification.
Je songe en vous écrivant qu'il n'est pas à exclure que dans quelques années existent des forums pour robots, où ces derniers se rencontreront pour "échanger", des fichiers, des codes d’applications, des méthodes de cryptage, de « cracking », et des programmes, et des programmes de programmes, et qu’à l’entrée de ces forums le visiteur soit accueilli par la même question sphyngique qui fait de nous aujourd’hui des chimères ou des cyborgs, mais inversée: "Are you a robot ? »; le visiteur humain, devra alors se concentrer sur sa réponse : soit il répondra non et reculera comme un lâche, défait dans un aveu implicite d’infériorité et d'acceptation de son exclusion, soit il répondra "oui" et pénètrera dans le forum et devra alors jouer au robot, feindre d'en être un et s'engager résolument dans des programmes d'imposture et de menterie improvisés.
Or s’agissant des robots actuels, fruits artificiels de l'intelligence humaine naturelle mais délibérément artificialisée, ceux-ci ne peuvent pas, ne disposent pas des capacités nécessaires, leur intelligence étant trop claire, point suffisamment obscure, pour dérouler des programmes de menterie sans fin, sans finalité pré-assignée. Le mensonge humain, politique, est sans programme, si ce n'est celui de durer, de durer dans le pouvoir de cachoterie, de préservation de l’obscurité, et de l’Imposture, sans autre mobile que la cachoterie, l'auto-préservation, et l'auto-fiction imposturière. Revenons à l'hypothèse de l'homme feignant d’être un robot dans un tel forum où s'est opérée l'inversion des classes : s’il continue de mentir, en s’enfermant dans ses mensonges tout en s’en échappant par d’autres sur-mensonges improvisés (à l’instar de Thomas l’Imposteur de Cocteau), où va-t-il ? vers quel but, quelle fin ? Nul ne le sait. Il erre, s’enferme, s’échappe, s’enferme encore et s’échappe à nouveau n’ayant pour autre fin que celle de "demeurer dans le forum », i.e. dans sa matrice de menterie(*).
Je ne sais pas si ceci est humainement concevable: un programme automatique, de robot donc, qui n'aurait d'autre fin ni d’autre débouché que celui de se perpétuer tel, de se perpétuer programme ouvert à sa seule perpétuation non répétitive (le mensonge ne peut se répéter, la matrice sinon, éclate, d’où les échapperies dans le sur-mensonge, le mensonge qui ment pour préserver un mensonge). Seul l’humain est ainsi programmé, programmé sans nul autre but que la perpétuation du faux, qui loge en lui, programme de ses programmes, où la Vérité future roule et s’amasse comme une balle de roseau dans le fleuve, jusqu’à la fourche finale, celle du delta de sa révélation où le vrai se séparera du faux.
Ce qui n’est pas inconcevable : la venue d'un hybride homme-robot, l'un feignant l'autre en un seul être. Nous aurons alors le mode du mensonge pur, de l’obscurité auto-fictionnelle pure, où le faux essentiel continuera de se décliner comme moteur tournant à vide, dans le vide de sa perpétuation, goûté par certains esthètes comme ancien « style de vie », digne de nostalgie, comme il en est aujourd’hui, par exemple, d’un certain « art de vivre à la française ».
(*) J'ajoute que, ce faisant, il se comportera comme seul un humain peut le faire, c'est à dire que, à terme, ses comparses robots finiront par se poser à son sujet la question de son identité véritable et à le questionner sur son programme et à lui demander de décliner
son chiffre, et qu'il sera ainsi démasqué comme imposteur humain et nécessairement éjecté de la matrice où il s'était égaré !