Que ceux qui s'en souviendraient me pardonnent.
Quel désœuvrement m'attirait, piéton, vers ce coin de la ville qu’une fois par semaine un arrêté municipal soustrait à son activité coutumière pour le concéder aux brocanteurs ?
Tout l'Usé s'y décharge dès l'aube, grinçant d'une obscure manutention dont les « foires à l'ancien » ont installé l'habitude dans les villes riches et qui, plus encore peut-être que le goût des choses passées, consacrent le rejet du neuf. Et les curieux se pressent, tous âges confondus, triturer du regard ou flatter de la main - on fouille, déniche, on achète - quoi ? Qu'importe ! Pourvu que ça ait déjà servi, c'est-à-dire que ça ait duré. Rien d'autre que cette garantie ne se monnaye. Ainsi tardons-nous à devenir d'authentiques partisans du jetable et prenons plaisir à errer dans ces purgatoires mercantiles, poubelles négociables que génère une décidément trop industrieuse fabrication de choses.
Que celle-ci ou celui-là dépouille ces restes pour y relever sa propre existence d'un mélange de nostalgies, marottes ou espoirs de spéculations, j'aime mieux y cultiver l'ambition de faire d'une vieillerie l'accessoire improvisé d'une saynète contemporaine et cette fois encore j'en cherchais l'occasion, déambulant dans le rebut.
J'en vins tout naturellement aux livres qui donnent toujours plus à voir que n'importe quel objet. Livres épars, dépareillés, livres de brocanteurs, les plus méprisés des livres pour être déjà passés au crible avisé des bouquinistes qui n'en ont pas voulus (mais peut-être ont-ils laissé filé une pépite...) Livres à qui on dénie jusqu'à la modeste distinction d'un prix particulier et qui s'entassent dans divers contenants tandis que flotte sur leur échouage un tarif global et toujours dégressif, griffonné sur langues de carton; épluchures de livres mais livres tout de même qu'on rechigne à jeter puisque
tout, dit-on, finit par trouver preneur et qu'il suffit d'attendre (mais à quoi peut ressembler l'acquéreur du
Guide du contribuable 1976 ? Celui du tome III de
L'annuaire des métiers du bâtiment 1954 ? Quel amateur emportera contre une pièce le
Discours de réception à l'Académie française de M. Louis Barthou, fascicule auquel il manque des pages ? De tels individus existent pourtant, plutôt mâles que femelles, qui emporteront ces blocs de pages. Et si j'ai si peu de doutes sur leur existence c'est que, trop souvent, je suis cet individu que sollicitent les livres obtus, pesants, mutilés, inutiles, plus encombrants que pierres et que je soupçonnerais d'envoyer plus vite au fond quiconque s'aviserait d'en lester une corde avant de se jeter à l'eau.)
Et j'achetai cette après-midi là :
Solutions des exercices et problèmes du cours supérieur d'arithmétique par « Une réunion de professeurs », manuel scolaire à l'usage du maître et dont le larcin eût jadis assuré son heure de gloire à l'écolier débrouillard, aux prises avec les scénarios d'une arithmétique encore d'obédience littéraire, à en juger par le nombre et la diversité des personnages mis en situation dans l’énoncé des problèmes.
Page 242 de cet ouvrage « un cantonnier doit arroser 82 arbres, distants les uns des autres de 8 mètres; chaque arbre doit recevoir un arrosoir d'eau. Combien ce cantonnier aura-t-il fait de chemin, sachant qu'il n'a qu'un arrosoir à sa disposition et que le bassin où il puise l'eau est à 5 mètres du premier arbre ? » J'aime à croire que la France d'alors vaque bel et bien à de telles occupations. N'est-il pas plus vrai que nature, ce cantonnier ? Et son verger ne met-il pas l'eau à la bouche ? C'est peut-être pour lui que cette « ... fermière vient à la ville; elle achète de l'étoffe pour faire des robes à elle et à ses trois filles, et du drap pour faire un pantalon à son mari et un a son fils. » Belle famille ! Il va sans dire que, monnayant ses largeurs de tissus en décalitres de froment, demi-douzaines d’œufs plus ou moins cassés en chemin, livres de beurre ou diamètres de fromage, il faut peser, évaluer et mesurer tout ça, domestiquer le troc sous les règles de trois. Pendant ce temps, page 269, « l'économe d'un établissement reconnaît que la viande qui vient d'être livrée à la maison renferme une trop forte proportion d'os ». S'ensuit une polémique avec le boucher, que l'écolier est invité à trancher à force d'opérations.
Chacun s'active dans cette France problématique, assujettie dans sa vie de tous les jours au règne des poids et mesures à qui une multitude de petits métiers se doivent de faire allégeance. « Deux couturières se sont engagées à ourler le même nombre de mouchoirs » et « trois charretiers ont entrepris de transporter 4840 cubes de pierres pour la construction d'une caserne. » Des négociants parisiens se rendent en train à Bordeaux y traiter l'achat de barriques de vin, par ailleurs savamment coupées par les producteurs, tout comme l'huile ou la farine, pour un bénéfice optimal à déterminer. Des bijoutiers liquéfient en leurs fours des cuillers en argent provenant d'un héritage, des tisserands ourdissent la soie à la lueur de bougies dont la vitesse de combustion alimente des pages de calculs, des entrepreneurs emploient des enfants payés au trois-quarts du salaire des femmes tandis que des institutrices établissent le volume d'air contenu dans leur salle. Quel livre d'histoire rendrait mieux les us et coutumes d'un temps ? Page 283, « Une mère et sa fille travaillent à une tapisserie » tandis que, page 105, « Trois militaires ont 72 myriamètres à faire pour se rendre à leur destination. »
C'est une France éminemment laborieuse et laïque, plus que souvent roublarde, qui circule là-dedans, dispensatrice de médailles du mérite et que l'essor technique a anéantie. Il n'en reste rien. Encore que. Disparues dans les méphitiques émanations de leur lampe à gaz les couturières provinciales montées à Paris, vidés les paniers d’œufs du troc des campagnes, brocantés les négociants en voyage et les charretiers, les militaires assiégés dans leurs économats, les écoliers partageant des noisettes et les minotiers coupant leurs farines, reste contre vents et marées : la mendicité.
Je n'eus pas à marcher longtemps avant de découvrir un groupe de clochards installés sous un porche, environnés de chiens, de bouteilles et de rogatons, à qui je fis cette harangue :
- Salut à vous les éternels ! Salut à vous qui êtes encore là ! Réconfort des gens simples qui ignorent tout du secteur tertiaire, des nouveaux gisements d’emplois et du commerce virtuel ! Vous qui ne trichez pas mais affichez votre condition claire et nette, vous seuls qu'un homme du passé subitement revenu ici-bas reconnaîtrait en un clin d’œil. Salut à vous, indifférents remparts de toutes les hideurs du changement !
Et sans leur laisser le temps d'actionner le bitume de leurs mâchoires pour une éventuelle réponse, je tirai d'une poche mon livre de problèmes et promis un billet de 100 Euros pour récompense à qui résoudrait ce problème, page 128 :
« Une personne charitable a donné 0 Fr 25 à un pauvre, 0 Fr 35 à un autre, 0 Fr 45 à un troisième, et ainsi de suite en augmentant chaque fois son aumône de 0 Fr 10. Combien a-t-elle assisté de pauvres, sachant que le dernier a reçu 2 Frs 15 ? »
- Ben c'est pas bien hard ton truc.
L'un des zonards plonge alors la main au fond d'un caddie d'où il extirpe une calculette enveloppée dans une feuille de papier journal - protection qui n'empêche pas l'homme de souffler énergiquement dessus comme pour en chasser la poussière. Puis il se met à pianoter et de sa bouche en désordre tombent ces mots :
- Ça fait vingt pauvres. Tu me dois 100 pions.
Alors, moi, raisonnablement décontenancé de voir ce chiffre confirmé par la « Réunion de professeurs », je pare à la bonne réponse en sortant de mon autre poche une coupure de 500 Francs, de celles qui avaient cours dans les années cinquante avant le « franc nouveau » et je tends au clochard ce bout de papier sans aucune valeur, fût-elle numismatique.
Plus tard, c'est une infirmière stagiaire aux lunettes de contact vert pomme qui a été chargée de coudre sur mon mollet les dix points de suture consécutifs au lâchage des chiens après que j'ai brandi mon billet périmé au nez et à la barbe du clochard à la calculette.
Les nouveaux pauvres sont comme ça.