Chers amis,
Je me suis interrogé sur le silence des commentateurs à propos des "dérives" ou des "fuites en avant", boursières ou spéculatives, des banques françaises (surtout des banques qui furent jadis de "dépôt") - fuites en avant qui ne me semblent pas conformes à leur raison d'être (ou à ce qui fut leur raison d'être : investir dans l'industrie, le commerce et l'agriculture). Ce silence (ou cet aveuglement) semble signifier que chacun s'accommode de la lente disparition en France des activités, somme toute nobles et civilisatrices, de production, auxquelles se substituent des activités spéculatives, toutes immatérielles, portant sur les signes ou les signes de signes (projets, concepts, idées, images, indices et indices d'indices, etc.).
Certes, le processus de civilisation suppose toujours plus contrats, de formes, de signes; mais il se nourrit aussi de confiance. Quand les signes n'ont plus de valeur, plus rien n'en a et tout devient possible : mensonges, duperies, crimes... L'argent papier est un ensemble de signes, mais 80% (ou plus) de la monnaie résultent de simples jeux d'écriture - des signes de signes : le mot "jeux" en dit long sur la nature du phénomène. "Créance" a aussi un double sens. A partir du moment où les desservants de la créance spéculent sur l'objet même du culte dans les temples consacrés à la créance, c'est qu'ils ne croient plus dans ce qui est leur raison d'être et que leurs "engagements" (autre terme à double sens) ne sont guère solides - pas plus que les positions qu'ils prennent. Les choses réelles s'effaçant sous les cascades de signes et les créances devenant des mécréances, on peut se demander si le processus de civilisation n'est pas en train de muer en "régressus" de décivilisation.
De Marx, j'ai lu - avec plaisir - son essai ironique et parfois insolent sur la lutte des classes en France entre 1848 et 1850. Je ne connais son oeuvre que de seconde main - par Aron, Revel et "La littérature oubliée du socialisme" (1999, Nil éditions), etc. Ce qui m'amuse, ce sont les retournements que subit sa pensée. Ainsi, Marx tient (semble-t-il) l'Etat pour une superstructure mise en place par la bourgeoisie afin de défendre ses propres intérêts de classe et les fonctionnaires pour des parasites profitant de la plus-value que les capitalistes tirent du travail de ceux qu'ils exploitent. Le comique de l'affaire est que les marxistes une fois qu'ils sont parvenus au pouvoir ont fait de l'Etat, lequel, en bonne théorie, aurait dû dépérir, un Léviathan monstrueux qui, en matière d'exploitation de l'homme par l'homme, fait mieux que le capitalisme, puisqu'il a rétabli l'esclavage. Le comique de l'affaire est que, dans notre pays, les marxistes (oui, il en reste) sont tous fonctionnaires ou assimilés et ils ont tous, comme un seul homme, déserté la classe ouvrière ou ce qui en reste. Autres sources d'amusement : l'idéologie. Là encore, les marxistes (ou léninistes, maoïstes, etc.) se gardent bien d'appliquer à l'idéologie (la leur d'abord) la conception que Marx s'en faisait : il suffit de la retourner ou d'en prendre l'exact contre-pîed pour avoir une représentation assez juste et conforme de la réalité.
Quant à la "crise" (est-ce la crise finale ?), il semble que Marx et les marxistes s'en fassent une idée mécaniciste. De même que la crise cardiaque entraîne la mort, de même la prétendue crise du capitalisme entraînerait sa mort ou sa disparition. Les crises, dites du capitalisme, n'ont rien en commun avec les crises cardiaques. Le "capitalisme" n'est pas un organe vital, mais un immense désordre à configurations sans cesse changeantes et multiples. Le "concept" de "bordel ambiant" est, à mon sens, mieux adapté pour rendre compte du "capitalisme" que celui de "l'organe central". Les hommes ont fait au XXe siècle l'expérience du "grand désordre" et celle du "Grand Ordre". Leurs conclusions sont sans ambiguïté : ils préfèrent le grand désordre à "l'ordre", unique et uniforme : en bref, l'ordre tunique.