Paru dans l' Opinion Indépendante
Houellebecq : territoire conquis
Manière d’autoportrait et de radiographie du monde, La carte et le territoire de Michel Houellebecq est un roman magistral imprégné par la fin de toute chose.
Hormis les perfidies de quelques aigris à travers des supports exotiques (Tahar Ben Jelloun dans la presse italienne, Pierre Assouline sur son blog), le nouveau roman de Michel Houellebecq suscite une quasi unanimité critique. Un tel consensus pourrait rebuter quand on sait le degré de nullité de ce milieu, mais, pour une fois, le panurgisme a du bon puisqu’il consacre un grand roman, riche et profond, fluide et virtuose. Pour sa part, l’auteur des Particules élémentaires a maintes fois exprimé le dégoût que lui inspiraient les journalistes hexagonaux, jusque dans La carte et le territoire où Michel Houellebecq – personnage du roman – déclare qu’il ne peut rencontrer un employé du Parisien ou de Marianne «sans être pris d’une envie de dégueuler immédiate». D’ailleurs, en lisant la plupart des articles déjà consacrés au roman, on est impressionné par la répétition des mêmes clichés (ce qu’Orwell nommait «l’esprit gramophone») chez ces zozos dont pas un n’est capable, par exemple, de reconnaître les mots du Christ ressuscité à ses disciples que l’écrivain reproduit pourtant en italique. Rien de vraiment surprenant car comme il l’écrit à propos de son héros Jed : «ses contemporains en savaient en général un peu moins sur la vie de Jésus que sur celle de Spiderman».
De quoi est-il question dans La carte et le territoire ? Précisément de la confusion des valeurs et de la suprématie de la valeur d’échange sur la valeur d’usage. De la production artistique devenue une production industrielle et un commerce des signes. De la disparition du sacré et de la dilution du vrai dans des représentations falsifiées. De la brièveté de la vie sur terre et de l’inéluctabilité de la mort. De la possibilité infime de l’amour. Un tel programme serait vite indigeste sans le talent d’un écrivain qui sait manier concepts, idées générales, en les transformant en un matériau romanesque où des personnages s’incarnent et vivent au cœur d’un récit que l’on dévore.
Rendre compte du monde
La carte et le territoire nous raconte l’histoire de Jed Martin, un jeune artiste qui va accéder à la reconnaissance grâce à des reproductions photographiques de cartes Michelin puis avec une série de photos et de peintures consacrées aux métiers. Un jour, on lui suggère de proposer à Michel Houellebecq d’écrire le catalogue de sa future exposition. Jed Martin s’en va alors rencontrer l’écrivain en Irlande… Qu’est-ce qu’un roman sinon du faux qui tente de dire le vrai, une fiction qui s’efforce de cerner le réel ? Pour cela, Michel Houellebecq ne se prive pas de mettre en scène des personnages réels parmi lesquels Jean-Claude Pernaut, Patrick Le Lay, Frédéric Beigbeder, Julien Lepers et donc lui-même. Mais peut-on vraiment considérer un être passé dans la grande broyeuse de la société du spectacle et de la célébrité comme un être «authentique» ? L’autoportrait que l’écrivain livre donne un début de réponse. Il se décrit en une sorte d’ivrogne neurasthénique ne sortant guère de sa maison où il erre dans un pyjama rayé le faisant vaguement ressembler «à un bagnard de feuilleton télévisé». Ce «vieux décadent fatigué» mange dans son lit en regardant des dessins animés sur Fox TV tandis que des bouts de biscotte et des lambeaux de mortadelle jonchent ses draps tachés de vin et brûlés par places. Cheveux ébouriffés et sales, visage rouge, presque couperosé, puant un peu, il ressemble à une «vieille tortue malade».
La «vrai» Houellebecq est plutôt à chercher du côté de Jed Martin, artiste dont l’œuvre sincère et intime, originale et destinée à la marginalité, sut répondre aux aspirations et à la demande d’une époque qui lui offrit un succès inattendu. Comme l’auteur d’Extension du domaine de la lutte, Jed s’attacha à «la production de représentations du monde» et à «l’étude des conditions productives de la société de son temps». Son ambition fut de «donner une description objective du monde», «une réflexion froide, détachée, sur l’état du monde» : «Je veux rendre compte du monde… Je veux simplement rendre compte du monde…» L’œuvre des dernières années de sa vie fut considérée comme «une méditation nostalgique sur la fin de l’âge industriel en Europe, et plus généralement sur le caractère périssable et transitoire de toute industrie humaine» symbolisant «l’anéantissement généralisé de l’espèce humaine». Des années auparavant, il eut la révélation de la beauté et de sa vocation devant une carte Michelin au 1/150 000 de la Creuse : «L’essence de la modernité, de l’appréhension scientifique et technique du monde, s’y trouvait mêlée avec l’essence de la vie animale.» Tout était là et Jed saura s’en souvenir : «L’art devrait peut-être ressembler à cela, se disait-il parfois, une activité innocente et joyeuse, presque animale (…) peut-être l’art deviendrait-il comme ça une fois que l’homme aurait dépassé la question de la mort, et peut-être avait-il déjà été comme ça, par périodes, chez Fra Angelico par exemple, si proche du paradis, si plein de l’idée que son séjour terrestre n’était qu’une préparation temporaire, brumeuse, au séjour éternel auprès de son seigneur Jésus. Et maintenant je suis avec vous, tous les jours, jusqu’à la fin du monde.»
Obsolescence programmée
Mais comment vivre quand on ne croit pas en Dieu et que l’utopie du clonage – version laïque et scientiste de la résurrection qui fut le motif central de La Possibilité d’une île – s’est estompée ? En se rattachant aux choses, aux objets, à la matière, aux produits manufacturés qui sont pourtant bien plus périssables que la présence humaine, elle-même promise à la disparition certaine. Ce constat entre désabusement et désespoir nous vaut de savoureux développements sur ce que Michel Houellebecq (personnage du roman) considère comme «trois produits parfaits» : «les chaussures Paraboot Marche, le combiné ordinateur portable – imprimante Canon Libris, la parka Camel Legend». Et son chagrin inconsolable face à la disparition de ces objets le fait déplorer la logique de la société marchande visant à «capter une attente de nouveauté chez le consommateur» qui ne fait «en réalité que transformer sa vie en une quête épuisante et désespérée, une errance sans fin entre des linéaires éternellement modifiés.» Pour comprendre le monde, Aragon conseillait de tout lire, jusqu’aux notices des médicaments. Houellebecq s’en souvient en décortiquant le mode d’emploi d’un appareil photo : «ll était visible qu’un optimisme raisonné, ample et fédérateur, avait présidé à la conception du produit. Fréquente dans les objets technologiques modernes, cette tendance n’était cependant pas une fatalité. Au lieu par exemple des programmes «FEU D’ARTIFICE», «PLAGE», «BEBE1» et «BEBE2» proposés par l’appareil en mode scène, on aurait parfaitement pu rencontrer «ENTERREMENT», «JOUR DE PLUIE», «VIEILLARD1» et «VIEILLARD2».»
Nous aussi, nous sommes des produits, souffle Houellebecq à Jed Martin, des «produits culturels» condamnés à l’obsolescence. On ne ressent mieux cette obsolescence qu’en contemplant un téléphone portable ou un ordinateur seulement vieux de dix ans, représentations sur lesquelles Jed travaillera à la fin de sa vie. Avant la disparition de cette condition humaine que Houellebecq dessine à travers une foule de personnages, il y aura la déchéance et la vieillesse dans, une maison de retraite médicalisée – pour les mieux lotis – où l’ancien senior devenu un vieux se retrouve dans la position d’un enfant : «Parfois, il a des visites : c’est le bonheur, il peut découvrir le monde, manger des Pépito et rencontrer le clown Ronald McDonald. Mais, le plus souvent, il n’en a pas : il erre alors tristement, entre les poteaux de handball, sur le sol bitumineux du pensionnat déserté. Il attend la libération, l’envol.»
Le terroir et les morts
La vie sur terre vue par Houellebecq, qui se souvient dans le sillage d’Arthur Comte que «l’humanité est composée de davantage de morts que de vivants», ne porte guère à l’enthousiasme : «Pour ce qu’il avait pu en observer l’existence des hommes s’organisait autour du travail, qui occupait la plus grande partie de la vie, et s’accomplissait dans des organisations de dimension variable. A l’issue des années de travail s’ouvrait une période plus brève, marquée par le développement de différentes pathologies. Certains êtres humains, pendant la période la plus active de leur vie, tentaient en outre de s’associer dans des micro-groupements, qualifiés de familles, ayant pour but la reproduction de l’espèce». Bien sûr, existe la possibilité du bonheur et de l’amour, mais elle est rare et ne se produit pas longtemps. Ensuite, «il n’y a plus de place pour l’enthousiasme, la croyance et la foi, demeure une résignation douce, une pitié réciproque et attristée, la sensation inutile et juste que quelque chose aurait pu avoir lieu, qu’on s’est simplement montré indigne du don qui vous avait été fait.»
Comme toujours, Michel Houellebecq ne néglige pas l’humour et le rire, évidemment grinçants, mais c’est la hantise de la mort qui irrigue chaque page. La mort étant une chose trop sérieuse pour être confiée à l’euthanasie ou à la mode de l’incinération, «anthropologiquement impie» et véritable offense à «un enterrement sérieux, à l’ancienne, un enterrement qui ne cherchait pas à escamoter la réalité du décès», l’écrivain met en scène la propre disparition de son «avatar» romanesque. La dernière partie du livre emprunte alors certains codes du roman noir, mais dessine également le visage de la France des années à venir où la campagne pour la première depuis Jean-Jacques Rousseau serait «devenue tendance» grâce à des valeurs attachées au terroir et à la province : l’authenticité, l’écologie, l’artisanat… Pour autant, ce revival et la célébration d’un art de vivre vintage n’a rien de passéiste et s’inscrit dans la modernité avec l’arrivée dans les zones rurales d’urbains «animés d’un vif appétit d’entreprise et parfois de convictions écologiques modérées, commercialisables» tandis que l’immigration et le tourisme sexuel achèvent de faire de l’hexagone un pays résolument «attractif». De son côté, Jed Martin aura réussi à devenir le grand nom de l’art contemporain, ascension épousant une époque où le marché de l’art fut dominé par les hommes d’affaires les plus riches de la planète : «aujourd’hui pour la première fois ils ont l’occasion, en même temps qu’ils achètent ce qui est le plus à l’avant-garde dans le domaine esthétique, d’acheter un tableau qui les représente eux-mêmes.» A ce retour d’une peinture de cour, Jed préfère se référer au Moyen âge en rejoignant les réflexions de William Morris selon lequel l’art avait dégénéré juste après, en se coupant dès la Renaissance «de toute spiritualité, de toute authenticité, pour devenir une activité purement industrielle et commerciale».
Au final, qu’il nous parle de l’art, de la mort, de la solitude, de l’amour, de l’absence de Dieu, de choses ordinaires ou qu’il consacre deux pages aux mérites du bichon maltais, Michel Houellebecq est toujours passionnant par son propos et surtout par sa langue qui n’aura sans doute jamais été aussi proche de la musicalité de ses poèmes comme le sublime Derniers temps : «Il y aura des journées et des temps difficiles / Et des nuits de souffrance qui semblent insurmontables / Où l’on pleure bêtement les deux bras sur la table / Où la vie suspendue ne tient plus qu’à un fil / Mon amour je te sens qui marche dans la ville». Quant à l’auteur, si ses lecteurs en cherchent une définition possible, ils la trouveront dans un long passage rendant hommage à un écrivain injustement oublié : «C’est bien à tort au fond qu’on a catalogué Jean-Louis Curtis comme réactionnaire, c’est juste un bon auteur, un peu triste, persuadé que l’humanité ne peut guère changer, dans un sens comme dans l’autre.»
Christian Authier
La carte et le territoire, Flammarion, 432 p.
Article paru dans l'édition du Vendredi 10 Septembre 2010