Massignon a été, en effet, un des "promoteurs" et "artisans" du "dialogue" (puisque c'est le mot qu'il employait, et aussi "parole donnée", qui, selon lui, devrait être la règle dans les relations entre musulmans et chrétiens ou occidentaux) entre l'islam (religion) et l'Islam (civilisation) et l'Occident, l'Europe, la France, le monde chrétien. Il a appliqué à lui-même cette règle, de deux manières : en dialoguant vraiment avec des musulmans, des Arabes, des imams et des théologiens (le seul cas où le terme dialogue a un sens : ce sont les hommes qui dialoguent, non les religions, ni les civilisations, qui sont muettes ou autistes); en étudiant de façon approfondie la langue arabe, les oeuvres écrites en arabe, le Qoran, les hadiths, les codes juridiques...
Cette injonction à dialoguer doit être replacée dans l'époque où elle a été énoncée : la première moitié du XXe siècle, à l'époque où la plupart des pays qui sont dits "arabes" aujourd'hui étaient intégrés à des empires : ottoman, français, britannique ou, comme l'Algérie, la France même, où les mosquées étaient quasiment vides, où les jeunes gens se détournaient de la religion et des études islamiques, où l'islam semblait, sinon à l'agonie, du moins dans un triste état. Le rapport de forces était totalement défavorable à l'islam et à l'Islam ; les élites arabes aspiraient à la modernité, à la science, au progrès technique, à la "civilisation". Dialoguer avec des hommes méprisés, qui paraissaient être les vaincus de l'Histoire, avait un sens alors et était la marque d'un grand esprit.
Depuis vingt ou trente ans, le rapport de forces a changé et, contrairement à ce à quoi Massignon incitait ses coreligionnaires et compatriotes, l'islam ne dialogue pas; l'islam impose sa loi partout, laissant en matière de liberté de choix la seule alternative : se soumettre ou disparaître.
Autrement dit, ce serait une illusion que de reprendre aujourd'hui, tels quels, sans y changer un iota, les mots d'ordre de Massignon. Le dialogue n'est plus l'expression d'une compassion humaine, mais celle de l'aveuglement et de la renonciation. Dans la pensée de Massignon, beaucoup d'illusions n'ont pas été dissipées, comme l'atteste l'interprétation qu'il fait de la mort sacrificielle d'Al Hallaj, poète soufi de Bagdad, et qu'il nomme "la passion", comme si Al-Hallaj était un nouveau Christ (cf. sa thèse, 4 volumes épais, publiés dans les années 1970 chez Gallimard), où il invente un Hallaj qui va au "martyre", comme y allaient les chrétiens ou comme l'a choisi le Christ. La passion du Christ a bouleversé le monde antique et a accouché de notre monde; celle d'Al-Hallaj n'a rien suscité, sinon des quolibets.
A mon sens, ce qu'il y a de grand dans l'oeuvre de Massignon, c'est son attachement aux principes du savoir "philologique" qu'il applique aux études islamiques : lecture attentive des oeuvres, replacées dans leur contexte, érudition, volonté d'embrasser tout ce que l'islam (religion) et l'Islam (civilisation) ont produit, comprendre, expliquer, de la bienveillance, mais pas de complaisance. Par rapport aux islamologues contemporains, qui ont choisi le parti pris opposé (complaisance, primauté donnée aux sciences sociales grâce auxquelles on peut dire tout et n'importe quoi, acceptation de la force et du rapport de forces favorable à l'islam, etc.), la pensée de Massignon, du moins pour ce que j'en connais (Al-Hallaj et parole donnée), même si elle est fondée sur les illusions de son époque, est une source fraîche et pure.