Paradoxal ? Mon Dieu, oui...
Pages aussi délicieuses qu'éclairantes de feu Philippe Muray :
« […] Avec Bobin, au moins, c’est facile, c’est presque trop facile, on ne perd jamais le fil, on n’est pas dépaysé, on peut lire en dormant sur ses deux oreilles, il n’arrivera rien, tout se développe comme prévu. Chez lui, dans son petit monde doux, lent, sérieux, rustique, impayablement gentil et chuchotant, on boit du thé sous les arbres, les femmes repassent, font la vaisselle (on proteste discrètement contre ces travaux ménagers asservissants) ou racontent des histoires tristes et tendres. Les enfants apprennent la musique. On parle à la lumière. On la remercie d’être lumineuse. On est comblé par sa bonté. On glisse dans son portefeuille la photo de l’arbre qu’on préfère, c’est moins compromettant qu’une photo de femme nue, on ne sait jamais ce qui peut arriver.
Pas de sexe bien sûr ; des évocation de « passions », ce qui n’a rien à voir. Dès qu’on en a l’occasion, on fuit les adultes, les grandes personnes, leur « parole migraineuse » ou « avariée », pour aller se réfugier au fond du jardin où les enfants vous ont convié à un repas de poupée. Comment refuser pareille invitation ? Comment repousser l’innocence ? L’éternelle pureté de l’enfance d’où vient, comme on sait, toute légitimité ? Ah ! les enfants ! Leur « noblesse élémentaire » ! Leur légèreté ! Leur sensibilité ! Leurs jeux exquis ! Leur façon d’aller partout « comme des étourneaux au ciel d’été » ! Et la passion ! Et
l’amour ! Ah ! l’amour ! Le don sans raison de la parole amoureuse ! Ce tourbillon ! Cette lumière ! Ce charme ! Ces sortilèges ! Ah ! c’est trop ! Assez ! On frémit, on s’agenouille, on pâme ! On chute en prière.
Ô délectation ! Béatitude que décore la plus inappréciable, la plus exquise des préciosités. Par exemple, on ne va pas le baigner dans un étang : on a « rendez-vous avec l’eau ». On ne se sent pas seul, comme n’importe qui : on est « dans la langueur des murs et des fenêtres de [sa] solitude ».Sucreries bien innocentes, avouons-le, qui ne sont que la trace stylistique de l’enchantement dans lequel vous jette sans cesse la découverte du monde. Habits neufs de la
political correctness où plus rien n’a besoin d’être expliqué puisque tout est consommé en commun. Les métaphores ne sont pas là pour élucider quoi que ce soit, mais pour souligner, au contraire, l’éternité de l’Inexplicable et les bouffées de ravissement qu’il vous procure. Quand le ciel est bleu, on ne se contente pas de dire que le ciel est bleu, on dit « que les anges viennent de laver leur linge et que, n’étant riches que de leur seul amour, ils portent toujours la même lumière, rendue transparente par des milliers de lessives ». Encore la lessive, toujours la lessive, toujours la vie humble aux travaux ennuyeux et champêtres, loin du fracas pervers et polluant des grandes villes. La succession du jour et de la nuit devient la « vie conjugale du bleu et du noir […] unique leçon de choses qui vous convienne ». Le jardinier ne tond pas l’herbe : il la prend en charge. Tout mot juste, net, concrètement brutal, ne serait-il pas une injure à l’esprit d’enfance ? Un affront au culte nécessaire des victimes ? Un trou dans la fumée des encensoirs ? Le peintre ne peint pas : il « essuie la vitre entre le monde et nous avec de la lumière, avec un chiffon de lumière imbibé de silence ».l’écrivain, enfin, n’écrit pas : il « réclame à vox d’encre le baiser d’une lumière » ; ou il « se bat avec l’ange de sa solitude et de sa vérité ». Écrire, d’ailleurs, est-il bien recommandé quand on sait que seuls « les enfants et les amoureuses sont des écrivains-nés », à l’inverse du lamentable mâle adulte besogneux, cherchant toujours à enfermer la « vérité » dans « le cachot d’une formule » ?
Il y a aussi les méchants, bien sûr, dans le monde de Bobin, qu’est-ce que vous croyez ? Les adultes d’abord, tous les adultes à part les femmes (en train de faire la lessive ou de repasser sous l’œil humide de l’auteur). Les puissants (la puissance est « ténèbre »). Les hommes de pouvoir (« Le pouvoir aveugle, la gloire assombrit »). La télé enfin, maîtresse d’inauthenticité et de salissure, « vitrine souillé d’images » (comme tous les missionnaires du totalitarisme poétique, Bobin est obsédé par la transparence). Ah ! contre la télé pas de quartier. Le bon Bobin nous met en garde. Officiellement ! Fermement ! C’est une véritable saleté, la télé ! Un péril de très grande ampleur ! On sent là, entre le perpétuel show du cœur des médias et la petite boutique bobines que de bonbons, un problème de concurrence serrée. Comment cet auteur à la prose doucement prévenante, secouriste, geignante et prophylactique pourrait-il tolérer la présence universelle de la télé, son Empire grossier de l’émotion, ses grandes surfaces du Sanglot et ses rayonnages où s’écrasent les bons sentiments quand on écrase les prix ? Comment pourrait-il supporter qu’on fasse a même chose que lui, mais en grand, en très grand, en vraiment géant at quotidiennement ?
Mettre en garde : voilà le ressort du bobinisme, et sans doute l’origine de son succès auprès des honnêtes spectateurs de France, pays où le néant des événements s’étend si loin qu’il ne peut plus être compensé que par une illusion croissante d’insécurité. Notre époque est pleine de dangers, Bobin nous alerte. Attention à l’amour, à l’esprit d’enfance, à l’innocence ! Attention notre âme ! À notre sensibilité ! Avec lui, le récit prend des allures de prévention routière et sanitaire (« Pour être en bonne santé ne fumez pas, selon la loi 91.32 »). C’est l’art d’écrire devenu couverture sociale protection fraternellement hygiénique. Un nouveau genre naît : la littérature-providence. « Prends soin de toi, amour », murmure la bande rouge emballant
L’inespérée. On peut apprécier ce bourdonnement mielleux. On peut s’enthousiasmer pour cette immersion dans l’eau de Lourdes d’un mysticisme d’autant moins attaquable qu’il se garde bien d’avoir le moindre fondement transcendant. Bobin travaille pour nous. Pour un monde sans risques, pour une société sans ombres, sans caries et féministement contrôlée. Bobin pense à tout. Dans le parc à thèmes bobinien (comment le baptiser ? Moralityland ? Bobinardworld ?), on a même raboté les angles vifs des bordures de trottoir, comme à Disneyland, pour éviter que les enfants ne se blessent.
Au commencement était l’innocence, la vertu, l’enthousiasme et tout le bazar : voilà ce que nous voudrions croire et lire. Bobin nous le raconte. À sa manière, il ne se différencie pas des serviteurs médiatiques qui, profitant de la pression terrorisante du sida, transforment l’« amour » (devenu synonyme d’« autrefois ») en quelque chose de toujours merveilleux, radieux, pur et partagé à perpète. Qui osera redire, désormais, que leur amour est assommant les trois quarts du temps ? Qui osera re-suggérer qu’une scène sexuelle n’est « réussie », vraiment, que lorsque elle est commise à la façon d’un crime furtif, d’une indélicatesse sociale, d’une infidélité à la communauté ? […] Bobin pourlèche le même truisme à longueur de pages. Et qu’on ne me dise pas qu’il n’écrive pas de romans. Certes, ce bon sauvage de l’an 2000 veut trop de bien à l’humanité pour prendre dans ses récits le détour des personnages et des fictions compliquées. Il sait à merveille de quoi nous avons besoin. Son objet, son but (le même que celui de la télé, d’où le culte des hommes et des femmes de médias pour les âneries bobiniennes), c’est le renflouement du « mensonge romantique », comme disait René Girard. Passions de l’âme, carte du Tendre et morale de rêve. La situation est trop grave pour se passer des contes de fées. Les péril trop aigu pour faire l’économie du moindre cliché sentimental. Mais c’est aussi grâce à lui, aujourd’hui, qu’on peut savoir ce que devient le roman lorsque, comme le théâtre médiatique, il se retrouve saturé de positivité, lorsqu’il fait résolument double emploi avec la société telle qu’elle se réorganise à coup de fêtes, d’extases, de corruption par l’émotion et de redressement des injustices. Voilà pourquoi Bobin est précieux. Par ses petits récits laconiques, désarmés, interactifs aussi (le sympathique emploi de la deuxième personne du pluriel a la valeur l’un enrôlement, d’une invitation, voire d’une sommation fraternelle : nous sommes tous pareils, restons ensembles, ne quittez pas l’antenne, appelez-nous, le standard est ouvert), on a la preuve enfin que le roman est soluble dans la philanthropie et la solidarité angélique. Ce qui en reste, après, c’est ce qu’il écrit : des bulles de Bien. […] »
(Philippe Muray,
Exorcismes Spirituels, t. II, Belles-Lettres).