Sur John Rawls, je ne suis pas sûr de partager le point de vue de M. Stéphane Billy. Pour une raison d’abord qui est que je suis certainement beaucoup plus libéral qu'il ne l'est ou que ne l’est le parti de l’In-nocence. En fait, à mon avis, il y a deux postérités possibles de John Rawls, l’une social-démocrate qui est celle à laquelle M. Billy fait référence. Je la trouve au passage plus acceptable que le socialisme bureaucratique d’Etat (qu’incarna idéalement Mme Martine Aubry au temps des 35 heures triomphantes). Mon propos n’est pas - on ne s’en étonnera point - de choisir entre deux versions du socialisme, mais de montrer qu’il y a une version libérale de John Rawls. A ce sujet, je signale une excellente présentation de la pensée de Rawls par M. Jean-Fabien Spitz (revue
Etudes janvier 2011) qui en souligne le caractère libéral, bien que cet universitaire soit, lui-même, proche des socialistes.
Sans revenir sur les idées de Rawls, elles-mêmes, je voudrais ne m’attacher qu’au parti qu’en peut tirer un libéral forcené, comme je le suis. Peu m’importe de solliciter ou non sa pensée. D’abord, il rend pensable un impensable, il nous sort d’une aporie : la notion de justice sociale. Elle n’est pas indifférente, ou ne devrait pas l’être, à un libéral pur et dur. En effet, comme le souligne M. Spitz : « …
accepter la liberté des échanges et la pluralité des centres de décision et de propriété n’implique pas que l’on considère toute répartition qui naît dans le cadre d’un laisser-faire comme nécessairement légitime. Ce ne serait le cas que si le marché était un ordre intangible découlant de la nature même des interactions sociales et échappant à tout contrôle humain, et non pas une institution établie et soutenue par des règles d’origine humaine. » De fait, les mécanismes du marchés, comme tout artefact, comportent des défaillances. De plus, le marché amène à l’exclusion du système d’un nombre important de gens dont les qualités ne répondent pas à l’ordre du marché. Faut-il alors sacrifier le marché pour sauver ceux qu’il marginalise ? Rawls répond non en proposant son «
principe de différence ». Ce principe de différence pose que les plus avantagés ne peuvent recevoir des avantages nouveaux liés par exemple à un gain d'efficacité que si les moins favorisés reçoivent un avantage relatif au moins égal. Imaginons alors une société abandonnée, autant que faire se peut, aux règles du marché (d'aucuns diraient à l’arbitraire, je dirais au contraire à la neutralité du marché). Une réallocation des biens et des flux se produirait. Certains y trouveraient leur avantage, d’autres seraient exclus de la distribution. Or, on peut penser avec Rawls qu’un ordre social n’est acceptable que s’il bénéficie aussi aux plus défavorisés.
La solution est connue depuis longtemps : c’est l’allocation universelle (il existe diverses variantes, comme l’impôt négatif). Un mot de son principe pour ceux qui ne la connaissent pas. On supprimerait toutes les prestations sociales accordées sous condition. Chaque individu, riche ou pauvre, aurait droit à un sorte de RMI (mais personne n’aurait à invoquer son indigence pour le toucher). De telle sorte que les exclus du marché bénéficieraient d’un minimum vital. Ce qui est important, c’est que cette allocation universelle est une créance irréfragable sur la société. Aucune contrepartie n’est exigée, notamment de se mettre au travail. Chacun fait ce qu’il veut, se contente de son allocation ou l’arrondit en s’activant. Peu importe que ses bénéficiaires soient des fainéants ou stakhanovistes, elle est axiologiquement neutre. On est libéré du pathos sur la nécessité de se construire par le travail, de la dignité par le travail et autres maximes édifiantes. Jacques Marseille (après Keith Robert au début des années 80) essaya d’en calculer le montant. Il l’estima à 733 € par personne et par mois : «
Une somme qui correspond aussi à un peu plus du seuil de pauvreté, fixé à 50% du revenu médian, soit 733 € pour une personne seule. », expliquait-il.
Rappelons aussi que l’une des conséquences que l’on peut tirer de la pensée de John Rawls est celle d’un Etat sinon minimal, du moins dont le champ d’action est limité. Comme le remarque M. Spitz : «
En insistant sur la nécessaire priorité de ce principe de liberté, ils exprimeraient l’idée que la première qualité d’un système institutionnel est de respecter l’indépendance morale des citoyens de manière égale, et de permettre à chacun de développer ses propres finalités autant que cela est compatible avec un droit égal de le faire pour tous, et ils affirmeraient leur volonté de se prémunir contre toute utilisation de la force de l’Etat pour forcer leur conscience ou les contraindre à adopter des buts, des valeurs et des modes de vie auxquels ils n’adhèrent pas. »
Un libéralisme presque total devient alors pensable. Il lui faut néanmoins intégrer les trois fondements du parti de l’In-nocence en prenant notamment en compte les externalités de tout système, ou pourrait-on dire, en prévenant les dommages collatéraux d’un marché déchaîné, notamment ceux causés à l’environnement.
Si ces quelques réflexions m’éloignent de la pensée centrale des amis de l’In-nocence, elles m’éloignent tout autant du dogmatisme d’un libéralisme fondé sur une généralisation du droit de propriété. On se rappelle que la liberté individuelle est, pour ces passionnés du droit de propriété, fondée sur la propriété qu’a chacun de sa propre personne, etc. En somme, cet écart est peut-être un avatar, ou plus probablement un résidu de la liberté de pensée.