Un énoncé qui s'affiche (ordre, arrêté, édit) dans une distance marquée avec la grammaire commune, l'entendement démocratique, la règle courante des hommes du commun devient, est perçu comme, du fait même qu'il ose s'afficher, la manifestation d'un terrible pouvoir, d'une omnipotence
qui se laisse entendre comme omniscience. La parole qui ne daigne rejoindre l'entendement commun vaut intimation à l'acquiescement et à la soumission.
En Chine, chacun connaît cette fable de l'Empereur qui convoque ses conseillers les plus proches, ses généraux les plus fidèles, les plus fières couronnes ducales qu'il a fait venir des confins de son empire exprès pour leur présenter son nouveau coursier. Il leur dit "Voici le coursier que je rêvais d'acquérir depuis des lustres, celui qui, monté par l'Empereur, nous vaudra la victoire de bataille en bataille et nous garantira la Paix céleste. C'est le plus superbe des chevaux, le plus vigoureux, une bête que seul l'Empereur pouvait dompter, je vous invite à admirer sa robe, ses lignes, la finesse de ses attaches, son superbe et puissant allant".
Or l'animal dont le Fils du Ciel en ce moment tient le licol et dont il se montre si fier est.... un cerf !
L'empereur s'adresse à l'assemblée: quelqu'un parmi vous aurait-il des commentaires à formuler sur mon nouveau cheval ?
Silence dans les rangs.
- Allons allons... si je vous ai tous convoqués, c'est pour que vous vous exprimiez. Je prendrais votre silence comme une forme de lâcheté.
Il commence à les interroger un par un, les grands chambellans, les ducs, les généraux des frontières, les grands de l'Empire. Il entend alors les paroles qui vont ressouder l'empire autour de sa personne: "Majesté, à vrai dire, si nous gardons le silence, c'est que nous sommes perclus d'admiration devant un si beau cheval, qui ne méritait d'être la propriété de personne sinon du Fils du Ciel lui-même et qui ne saurait être monté par nul d'autre que Lui, et si nous baissons les yeux devant cette bête sacrée c'est que nous nous jugeons tous à peine digne de la contempler, etc.."
L'Empereur, satisfait, rasséréné, heureux, les congédie tous, leur exprimant en termes brefs son plaisir de savoir qu'il peut toujours compter sur eux.
C'est une version orientale de l'Empereur qui va nu, certes, mais elle est aussi corsée d'une fable sur la Vérité et le Pouvoir: si le détenteur du pouvoir paraît délirer, c'est qu'il nous expose à une épreuve d'adhésion à sa parole et à son sceptre. Il importe à cet instant d'obéir, de se soumettre, la grammaticalité et la moralité de l'acte que cette soumission va nous faire accomplir se donneront à lire dans un stade ultérieur et conséquent où sera clarifiée et dénouée l'opacité de l'acte qui nous est demandé. Plus obscur est l'Empereur, plus pénétrante et plus omnipotente sa parole.