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Commander : une méthode

Envoyé par Thomas Rhotomago 
03 décembre 2010, 09:56   Commander : une méthode
"Pourtant à Marseille après la guerre, je me trouvai une fois avec lui que j'étais venu chercher dans son bureau, lorsque des collaborateurs y entrèrent pour lui soumettre des dossiers. Il avait la réputation de toujours trancher avec décision. En silence il parcourut lentement les dossiers, leva la tête et adressa quelques mots aux deux hommes qui attendaient devant lui. Quelques mots entre ses dents, à demi baragouinés et pour moi totalement inintelligibles. Ses collaborateurs quittèrent la pièce, sans rien demander. " Mais ils n'ont rien compris ! - Ne t'inquiète pas ; ils comprendront." C'est ainsi que, par hasard, j'appris comment mon père dirigeait sa banque. Je fus confirmé plus tard dans cette impression par un de ses anciens collaborateurs que je rencontrai à Paris : "Votre père, c'est à peine si nous le comprenions, bien souvent nous repartions sans avoir osé lui demander de répéter sa phrase. - Et ensuite ? - Ensuite à nous de jouer ! " Mon père "gouvernait" ainsi : sans jamais se faire vraiment entendre, façon peut-être de laisser ses collaborateurs devant une responsabilité qu'ils savaient sanctionnée, mais non définie explicitement. Sans doute connaissaient-ils leur métier, sans doute les avait-il formés à son école, sans doute connaissaient-ils assez bien mon père pour comprendre en quel sens il inclinait. Son chauffeur même ne le comprenait pas toujours quand il s'agissait d'un nouvel itinéraire ! Mon père s'était ainsi fait un personnage bonhomme mais autoritaire et à ce point énigmatique en ses borborygmes, que ses employés avaient appris, quitte à être rudement redressés, à anticiper ses décisions qui étaient presque inintelligibles. Dure école du "gouvernement des hommes", que même Machiavel n'eût pas imaginé, et dont la réussite fut étonnante. D'anciens collaborateurs de mon père que je rencontrai après sa mort me confirmèrent dans son étrange conduite et ses effets. Ils ne l'avaient pas oublié et parlaient de lui avec une admiration qui touchait à la dévotion : personne n'était comme lui. Un "typapart"."

Louis Althusser - L'avenir dure longtemps (1985)
Althusser, un homme qui comprenait si bien sa femme...
Utilisateur anonyme
03 décembre 2010, 10:11   Re : Commander : une méthode
(Message supprimé à la demande de son auteur)
03 décembre 2010, 10:41   Re : Commander : une méthode
Cette méthode de commandement mérite tout de même d'être méditée.

En effet, cher Didier, l'auteur poursuit : "Si j'en parle aussi longuement, c'est qu'à la maison mon père nous réservait exactement le même sort."

Cela dit, en lisant cette auto-biographie, on peut se demander (moi en tout cas), dans quelle mesure le thème du "traumatisme" et de l'explication, disons, freudienne, ne pèse pas comme une terrible chape sur les explications de l'auteur. Il y a sans doute traumatisme, mais il y a aussi "explication traumatisante", si j'ose dire, par le trop net assentiment donné par Althusser à cette "grille de lecture" du monde. Comme tant d'autres, il eût gagné, je crois, à se tourner plutôt vers les moralistes français des XVII et XVIII ème siècles, et certains romanciers, pour tenter de comprendre les termes de son existence.
Althusser était peut-être un grand esprit, mais j'ai toujours eu une profonde aversion pour ces gens qui violent le commandement qui stipule qu'on doit honorer ses père et mère.

Un homme digne de ce nom ne doit pas étaler sur la place publique les petitesses de ceux à qui il doit le respect. Ce communiste fils de banquier ne manque pas d'air, et il crache dans la soupe d'une façon révoltante.

Je ne suis pas méchant, Didier : l'étrangleur Althusser a commis cet ouvrage non pour se libérer des traumatismes infligés par son père, mais tout simplement pour répondre à Claude Sarraute qui avait écrit un article fort juste dans le monde à propos de cet asocial que certains transforment en héros.
Utilisateur anonyme
03 décembre 2010, 11:29   Re : Commander : une méthode
(Message supprimé à la demande de son auteur)
Je crois surtout qu'après ce qu'il avait fait il aurait été bien inspiré de se taire et de cacher sa honte, et non d'accabler son père.
03 décembre 2010, 21:33   Re : Commander : une méthode
Allow me to dissent. Il a étranglé sa femme, ce qui est très laid. Il l'a étouffée. C'est donc un monstre. Mais toute sa vie durant, qu'avait-elle fait d'autre sur lui ? Le malheur ne tient pas tout entier dans le malheur de ce dénouement. L'étranglement (dans le communisme indépassable horizon de la pensée) finit par faire une étrangleuse étranglée. Certaines dialectiques ne perdent rien de leur opérationnalité dans l'interprétation de certaines tragédies personnelles. Althusser a écrit ce livre après le drame. Je l'avais lu à l'époque en commençant par le saisir avec des pincettes, les commissures des lèvres très abaissées, puis au fur et à mesure de la lecture, m'est apparu un homme, qui aurait pu être bon et dont le talent de penseur et même d'écrivain était véritable.

Un épisode épouvantable rapporté dans le livre, pour les amateurs de traumatismes: celui de la petite fille battue, sa voisine, à Marseille qui, enfant, lui déchirait le coeur sans qu'il ne puisse rien faire pour la sauver. Les cris et les pleurs d'une enfant que l'on violente et qui supplie dans l'accent marseillais que l'on cesse peuvent vous ravager le coeur toute une vie.
03 décembre 2010, 23:42   Re : Commander : une méthode
C'est finalement une conception fort chinoise, selon ce que nous en a dit Francis : ce qui importe, c'est que l'ordre, comme l'être, soit issu. L'édition des modalités est affaire de subalternes.
03 décembre 2010, 23:53   Re : Commander : une méthode
Cher Alain, vous me surprenez en bien. Sincèrement. J'ai été tenté d'écrire ceci : la "grammaire de l'Empereur" se doit d'être opaque, inflexiblement droite et autiste. Plus elle est opaque, plus elle est efficace. C'est la langue de l'être qui ne connaît que l'adhésion. Celui qui ne comprend pas l'être, celui dont l'adhésion à l'être marque un temps de retard, qui se révèle de prime abord hors de lui, est déjà un traître. Si vous ne comprenez pas l'édit "Condamné à mort, tranché tête", si vous réclamez des explications, des clarifications et une grammaire à cet énoncé, alors vous commencez à mériter la sanction désignée en référent par cet énoncé que vous avez eu le geste de contester en l'entendant mal !
04 décembre 2010, 08:42   Re : Commander : une méthode
Plus le commandement est opaque, plus il doit être suivi de son exécution fidèle. L'obéissance est pour ainsi dire livrée à elle-même et requiert l'état d'esprit du traducteur (d'ailleurs, les traductions littéraires les plus fidèles (et il y aurait tant à dire sur le thème de la fidélité dans la traduction) n'ont-elles pas été conduites par des auteurs qui n'étaient pas les plus experts dans la langue qu'ils translataient (Nerval, Baudelaire ?))

Un tel système de commandement par la traduction peut même s'offrir le luxe d'un chef capable seulement d'incarner le principe du commandement, sans aucune idée des ordres à donner, les subalternes étant alors conduits à déployer encore plus leurs sens de la traduction... ou de la trahison.
04 décembre 2010, 08:54   Re : Commander : une méthode
« Un tel système de commandement par la traduction peut même s'offrir le luxe d'un chef capable seulement d'incarner le principe du commandement, sans aucune idée des ordres à donner, les subalternes étant alors conduits à déployer encore plus leurs sens de la traduction... ou de la trahison »

C'est en somme le principe de la monarchie absolue de droit divin. Mais il y a la foule des intermédiaires.
Marcel, je ne suis pas de votre avis. L'exemple-type de la monarchie absolue était celle de Louis XIV et de son bras armé le colbertisme, qui procédait par directives très claires.
04 décembre 2010, 09:32   Re : Commander : une méthode
Cependant, l'exercice direct, personnel du pouvoir par Louis XIV (on parle même de prise du pouvoir) qui choisit de ne pas remplacer Mazarin, de ne pas prendre de premier ministre, rompt avec une tradition fortement établie. N'est-ce pas précisément parce que cela supprime cette distance, ce mystère dont nous perlons ?
D'après ce que j'ai lu dans des ouvrages spécialisés, Louis XIV était lui aussi fort clair dans ses directives.
04 décembre 2010, 10:32   Re : Commander : une méthode
Oui, en effet Jean-Marc, c'est ce qu'on dit et je ne le conteste nullement. Ce que je me demandais c'est si, dans une certaine mesure, cela ne rompait pas avec une tradition qui pourrait, elle, être comparée avec ce qui est évoqué plus haut. Mais ce n'était qu'une idée fugitive, une comparaison par effleurement qui ne supporte absolument pas un traitement de décortication rationnelle, surtout si elle est encore alourdie par des quiproquos.
04 décembre 2010, 11:31   Re : Commander : une méthode
Un énoncé qui s'affiche (ordre, arrêté, édit) dans une distance marquée avec la grammaire commune, l'entendement démocratique, la règle courante des hommes du commun devient, est perçu comme, du fait même qu'il ose s'afficher, la manifestation d'un terrible pouvoir, d'une omnipotence qui se laisse entendre comme omniscience. La parole qui ne daigne rejoindre l'entendement commun vaut intimation à l'acquiescement et à la soumission.

En Chine, chacun connaît cette fable de l'Empereur qui convoque ses conseillers les plus proches, ses généraux les plus fidèles, les plus fières couronnes ducales qu'il a fait venir des confins de son empire exprès pour leur présenter son nouveau coursier. Il leur dit "Voici le coursier que je rêvais d'acquérir depuis des lustres, celui qui, monté par l'Empereur, nous vaudra la victoire de bataille en bataille et nous garantira la Paix céleste. C'est le plus superbe des chevaux, le plus vigoureux, une bête que seul l'Empereur pouvait dompter, je vous invite à admirer sa robe, ses lignes, la finesse de ses attaches, son superbe et puissant allant".

Or l'animal dont le Fils du Ciel en ce moment tient le licol et dont il se montre si fier est.... un cerf !

L'empereur s'adresse à l'assemblée: quelqu'un parmi vous aurait-il des commentaires à formuler sur mon nouveau cheval ?

Silence dans les rangs.

- Allons allons... si je vous ai tous convoqués, c'est pour que vous vous exprimiez. Je prendrais votre silence comme une forme de lâcheté.

Il commence à les interroger un par un, les grands chambellans, les ducs, les généraux des frontières, les grands de l'Empire. Il entend alors les paroles qui vont ressouder l'empire autour de sa personne: "Majesté, à vrai dire, si nous gardons le silence, c'est que nous sommes perclus d'admiration devant un si beau cheval, qui ne méritait d'être la propriété de personne sinon du Fils du Ciel lui-même et qui ne saurait être monté par nul d'autre que Lui, et si nous baissons les yeux devant cette bête sacrée c'est que nous nous jugeons tous à peine digne de la contempler, etc.."

L'Empereur, satisfait, rasséréné, heureux, les congédie tous, leur exprimant en termes brefs son plaisir de savoir qu'il peut toujours compter sur eux.

C'est une version orientale de l'Empereur qui va nu, certes, mais elle est aussi corsée d'une fable sur la Vérité et le Pouvoir: si le détenteur du pouvoir paraît délirer, c'est qu'il nous expose à une épreuve d'adhésion à sa parole et à son sceptre. Il importe à cet instant d'obéir, de se soumettre, la grammaticalité et la moralité de l'acte que cette soumission va nous faire accomplir se donneront à lire dans un stade ultérieur et conséquent où sera clarifiée et dénouée l'opacité de l'acte qui nous est demandé. Plus obscur est l'Empereur, plus pénétrante et plus omnipotente sa parole.
08 décembre 2010, 00:27   Avis aux auto-biographes
En quel autre genre de livre sinon une auto-biographie, pourrait-on lire ce genre d'affirmation par laquelle Althusser introduit le chapître consacré à la philosophie et la politique :

"Bien entendu, loin de toute anecdote ou "journal de bord" ou mauvaise littérature qui est aujourd'hui de rigueur dans toute autobiographie (cette décadence sans précédent de la littérature), j'irai seulement à l'essentiel"
Althusser sait prendre les problèmes à la gorge.
08 décembre 2010, 00:34   Re : Commander : une méthode
Et Althusser très fort !
Oui, on en reste sans voix...
08 décembre 2010, 00:51   Re : Commander : une méthode
Vous êtes trop badins.

Ce que je trouve plaisant dans à peu près toutes les autobiographies, c'est l'aveuglement de l'auteur. Deux paragraphes plus loin, Althusser, après ses promesses d'aller à l'essentiel écrit, à propos de la rédaction du travail grâce auquel il obtint son diplôme :

"J'avais rédigé mon texte à Larochemillay, où j'avais reçu l'accueil de ma grand-mère après ma longue dépression de 1947. J'avais sans la prévenir emmené Hélène avec moi, qui passa son temps dans la "vieille maison" à taper mon texte à la machine au fur et à mesure de mes pages écrites, aux côtés de pommes de terre qu'elle se faisait griller : nuance, elle n'était pas invitée à la table de ma grand-mère !" [Au fond, c'était peut-être pour lui, essentiel, les pommes de terre grillées.]

On ne peut lui dénier une certaine sincérité :

"Je fus reçu à l'agrégation de 1948 à la seconde place, ayant pris chez Spinoza le mot latin solum pour le soleil ! [...]
Puis-je retenir que tant à l'écrit qu'à l'oral je traitai la plupart des sujets sans y connaître grand-chose ? Mais je savais "faire" une dissertation et dissimuler convenablement mes ignorances sous un traitement a priori de n'importe quel sujet, et naturellement dans l'ordre d'un bon exposé universitaire, avec tout le suspens théorique désirable, que pour jamais m'avait enseigné Jean Guitton."
08 décembre 2010, 01:11   Re : Avis aux auto-biographes
Althusser a beaucoup enseigné, beaucoup transmis, peu écrit, ce qui est tout à son honneur et à l'honneur de tout authentique penseur et philosophe en Occident. Pour Marx et cette curieuse autobiographie, post-mortem, pourrait-on dire, sont deux jalons majeurs dans son oeuvre. Althusser a vécu tragiquement, est mort tragiquement, et tout humour facile sur sa personne ou son nom me paraît léger dans le pire sens du terme. Son livre L'Avenir dure longtemps, que vous nous invitez à rouvrir raconte l'histoire d'un homme fini, achevé, prêt à la mort consciente, méritée, et qui écrit l'essentiel, enfin, que ses fonctions et ses obligations d'intellectuels lui avaient empêché d'articuler aussi librement, aussi vainement. L'autobiographie est toujours vaine, qui se présente comme le viatique d'un vivant se racontant comme un mort. Enfin, l'âme se découvre, comme chez Montaigne, chez cet homme que ceux qui l'encensèrent un temps, un certain temps qui dura longtemps, se plaisent après l'abîme dans lequel il sombra à évoquer comme "un pauvre type". Althusser n'était pas un pauvre type, enfin, pas par la capacité de pensée et de transmettre. S'il le fut, comme la plupart d'entre nous le sommes, c'est dans la sphère privée, cette scène de tragédie qui pour être si violente chez certains êtres qui ne connurent pour miel nourricier que la violence, déborde sur la scène publique. L'écrivain, le penseur, celui qui verse à ses contemporains ses dernières confidences et le suc de son âme déjà perdue n'est pas à mépriser, mérite l'écoute. Althusser était un communiste par la sphère privée où visiblement il évolua des décennies en victime, or nombre d'entre nous sont anti-communistes, y compris celui qui vous propose ce message et ce temps d'arrêt; pour autant, Althusser était un bel et redoutable écrivain public, penseur et maître de la pensée qui usait des outils que nous devrions revendiquer nôtres quand tous les outils de la nôtre culture et de la nôtre pensée meurent aujourd'hui entre nos mains et sous notre regard impuissant.

Althusser est à récupérer, sans honte, comme un homme qui, s'il était aujourd'hui en vie, serait parmi nous.
08 décembre 2010, 01:16   Re : Commander : une méthode
Jean-Marc, Florentin, vous êtes odieux. Si j'étais une gonzesse, j'ajouterais "je vous déteste". Vous avez de la chance, je suis un mâle, je ferme donc ma g... mais n'en pense pas moins.
Francis, Florentin et moi allons nous poster près de votre domicile et attendre votre somptueux véhicule munis d'un lance-hosties.

En fait, je respecte Althusser le penseur, le philosophe, mais, sans jeu de mot cette fois, cette biographie m'était restée en travers de la gorge car ce monsieur était soit un meurtrier, soit un fou, et sa place était soit en prison, soit à l'asile, en tout cas pas à se répandre dans les librairies.
08 décembre 2010, 09:58   Re : Commander : une méthode
Je n'ai pas d'excuse, ni haine particulière.
08 décembre 2010, 22:22   Re : Commander : une méthode
» L'autobiographie est toujours vaine, qui se présente comme le viatique d'un vivant se racontant comme un mort.

Il faut bien se nourrir de quelque chose, serait-ce de son propre corps encore chaud.

Cher Jean-Marc, n'écoutez-vous donc jamais les Répons des Ténèbres de Gesualdo, par exemple ? et encore, ce dernier a paraît-il tué de sang-froid, comme on va à la chasse...
On dit aussi cela de Georges Arnaud.

Arnaud fut acquitté, et Gesualdo avait agi conformément aux règles de son époque.
08 décembre 2010, 23:07   Re : Commander : une méthode
Un jour, peut-être, je dirai le peu que je sais des fresques italiennes et de celles d' Andrea del Castagno qui n'était pas un ange.
Pourriez-vous préciser ? je ne vois absolument pas ce que vous voulez dire, à propos de ces fresques...
09 décembre 2010, 09:37   Re : Commander : une méthode
Ah! oui, j'aimerais pouvoir préciser, c'est un pèlerinage personnel (les peintures de Goya en sont un autre) mais je n'ai pas votre aisance, cher Jean-Marc, ni peut-être votre disponibilité, et je crains de gâcher le sujet. Un jour, peut-être.
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