J’ai lu
l’Abécédaire du parti de l’In-nocence. Les communiqués de politique internationale ont en commun une dimension éthique. Je vois bien que le Parti de l’In-nocence entend témoigner, en particulier quand les tyrans s’en prennent aux droits de l’Homme. Toutefois, s’il est un lieu où je ne m’attendais pas à retrouver le « droit-de-l’hommisme », c’est bien ici. Le PI tranche la vieille opposition wébérienne entre éthique de la conviction et de la responsabilité en faveur de la première.
Essayons d’analyser la situation de la Côte d’Ivoire en fonction de la grille wéberienne. Je le fais de façon intentionnellement provocante.
On murmure que les Etats-Unis proposeraient à M. Gbagbo non seulement l’immunité, mais encore un poste universitaire et de la thune. Les amis des droits de l’Homme se sont aussitôt arraché les cheveux. Quoi ! l’on nous priverait du procès réparateur tant attendu. Pis, on récompenserait l’auteur de « crimes contre l’humanité » (opportunément ainsi qualifiés pour la mise en scène et parce qu’ils sont imprescriptibles). Que dire aux familles meurtries et frustrées de leur « travail de deuil » ? Car, il paraît que procès et châtiment des coupables serait le dernier et le plus indispensable des rites funéraires. Donc, disent les amis des droits de l’Homme, il nous faut un bon procès. Cette menace de procès est-elle une bonne idée ? Regardons comment elle s’apprécie du point de vue de l’intéressé. M. Gbagbo évalue nécessairement son risque. Or, si quelqu’un sait de quoi il est, ou n’est pas, coupable, c’est bien lui. S’il a la conscience chargée, il retardera le plus possible sa comparution devant une cour locale ou internationale. Si son âme est immaculée, il ne sera pas pour autant rassuré, car il est seul à le savoir. Dans un cas comme dans l’autre, la menace d’un procès le portera à s’accrocher au pouvoir. Si, au contraire, M. Gbagbo reçoit une garantie d’immunité – on ne voit pas pour autant comment les Etats-Unis pourraient donner une telle garantie au nom de la Cour Pénale Internationale ou
a fortiori de la justice ivoirienne – peut-être se dira-t-il qu’il est temps, fortune faite, de pêcher à la ligne. Il ne serait pas le premier !
Pour s’accommoder de la situation de fait actuelle, à cette observation de bon sens s’en ajoutent quelques autres. D’abord est-il si sûr que M. Ouatarra ait gagné l’élection ? 54% c’est peut-être moins que la marge d’erreur du décompte des voix. La délégation de l’ONU est-elle impartiale, a-t-elle-même les moyens de contrôler les résultats des élections ? Serait-ce la première bévue de l’ONU ?
Au-delà, des circonstances se pose une vaste question. Que viennent faire les Nations Unies, les Etats-Unis et la France dans le « merdier » ivoirien ? Ils défendent, disent-ils, la démocratie en Côte d’Ivoire. De quel droit ? Chez ses promoteurs eux-mêmes, elle n’est pourtant point si probante. Et quand elle arrive en Afrique, elle est déjà passablement maculée. On ne voit aucune nécessité ni même utilité à imposer la démocratie par la force. Le seul cas d’intervention qui paraisse légitime est le cas de guerre civile (a fortiori de génocide). Dans l’ordre des urgences : d’abord la paix civile. Ensuite seulement, la gouvernance. Ecoutons un sage, M. Tierno Monémembo, écrivain guinéen, dans une tribune libre du Monde du 4 janvier 2011, observe : «
Mieux vaut encore Bokassa et Mobutu que les drames du Liberia ou de la Sierra Leone ! La bête humaine s’habitue à l’enfer du despotisme, certainement pas aux massacres à la rwandaise ! » Or, on a interverti les priorités. En imposant la préséance de la démocratie, on compromet la paix civile. Mieux aurait valu laisser M. Gbagbo se débrouiller avec ses opposants et faire ou ne pas faire une élection présidentielle. Mieux vaudrait, une fois le mal fait, que M. Gbagbo suivît le conseil de Woody Allen : «
Prends l’oseille et tire-toi » ? Et s’il refusait ? On sait bien qu’il n’y aurait pas d’intervention militaire extérieure à froid. En défendant M. Ouattara, on entretient le risque la guerre civile. Et d’ailleurs qui interviendrait ? Les Etats voisins semblent hors d’état de le faire. Ce serait donc à la France de déposer le président. Elle n’y gagnerait qu’un regain d’impopularité.
La question du statu quo va plus loin. Et M. Monémembo pose lui-même la vraie question. Il parle de «
démocrature » pour qualifier l’introjection par l’ONU, les Etats-Unis ou la France des modèles occidentaux dans des pays qui n’y sont manifestement pas prêts. Et puis enfin, les intercessions des chefs d’Etat africains sont une pantalonnade. Laissons la parole à M. Gbagbo (interview dans le Monde du 28 décembre 2010) : «
Au moment des discussions de Marcoussis, en janvier 2003, je connais un chef d’Etat voisin [Blaise Compaoré, le président du Burkina Faso] qui a été élu à 80%... – j’aurais peut-être dû m’arranger pour gagner avec 80%, j’aurais été moins suspect – qui avait dit : Oui Bagbo doit aller à la CPI. Lui ! et c’était tout à fait succulent. Donc ce sont les mêmes glissements : 2000, 2010, c’est le même scénario. »
Qu’allons-nous, nous autres Occidentaux, pousser ces pays à nous contrefaire ! Avec la démocratie, nous introduisons plus de trouble que de progrès. Mieux vaut, nous dit M. Monémembo, un tyran qui garantit la paix civile, qu’une consultation démocratique qui produit le chaos. On trouvera ce point de vue méprisant pour le citoyen ivoirien. Mais «
pour aimer bien la démocratie, il faut l'aimer modérément. » dit M. Pierre Manent. Or les Ivoiriens sont bien trop fougueux. La démocratie n’est paisible que si les citoyens sont un peu désabusés et que la démocratie présente cette «
écorce couturée où le toucher un peu veule des politiciens aime à se rassurer et à affermir sa prise familière et canaille... » que rayait Julien Gracq. Il faudrait en somme trouver à exporter une vieille démocratie d’occasion, bien usée et bien exténuée. Mais, voilà, nous n’avons pas cet article.
L’intérêt de la question que pose la Côte d’Ivoire – même pour qui se désintéresse du sort de ce pays – est précisément qu’elle contredit toutes les doctrines dominantes : valeurs démocratiques, droits de l’homme, droit d’ingérence, etc.
Cette affaire soulève la question plus générale : pourquoi renoncer à la morale entre Etats ?
Beaucoup de raisons se bousculent.
La simple observation en donne une première. Les amis des droits de l’Homme sont plus intrépides quand il s’agit de nations faibles que s’il s’agit de la Chine ou de la Russie. Il en a toujours été ainsi : les gringalets et même les costauds hésitent à se mesurer à un colosse. Ensuite, le ton monte moins facilement, quand de puissants intérêts économiques sont en cause. Le cri de l’ami des droits de l’Homme devient alors chuchotement. Entendons qu’il ne s’agit pas des protestations privées en faveur de ces droits (simples particuliers, associations dédiées). Car, les personnes privées n’ont que faire du rapport de forces. Elles se tordent aussi hardiment les mains sur l’esplanade du Trocadéro que le tyran soit fort ou faible. Elles n’y risquent que leurs visas futurs. Il en va tout autrement quand nous parlons de la promotion des droits de l’Homme par les Etats. Et avec ceux-ci, la règle est simple : on est d’autant plus audacieux que le méchant est plus faible.
De toute façon et dans la plupart des cas, les Etats sont impuissants. Et, quand par malheur, ce n’est pas le cas, les effets indésirables l’emportent sur les effets heureux. De la conversion par les Anglo-Américains de l’Irak à la démocratie, il est résulté plus d’inconvénients pour les Etats-Unis et le Royaume Uni que s’ils s’étaient contentés de contenir Saddam Hussein. De façon générale, il y a plus de périls à entreprendre qu’à s’abstenir. C’est une seconde raison.
Enfin, le temps n’est pas venu, et ne viendra peut-être jamais, de renoncer au principe de la non-ingérence dans les affaires intérieures d’un autre Etat. Chacun sait qu’il ne faut jamais se mêler des affaires conjugales de ses amis. Il en va de même pour les Etats. J’irai plus loin. La morale n’a rien à faire dans la vie internationale. La conception churchillienne des rapports internationaux me paraît devoir l’emporter sur les conceptions iréniques. En Yougoslavie, où ma famille a laissé sa fortune et sa liberté, Churchill a sacrifié Mihaïlovitch à Tito. Près de cinquante ans de malheur pour la population se sont ensuivis. Et pourtant, par rapport aux enjeux de la guerre, Churchill a eu raison : Tito donnait plus de fil à retordre aux Allemands. On sait que la raison d’Etat est sans limite et conduit aux meurtres, discrets si possible. Evidemment, ce ne sont pas des procédés bien scrupuleux, et, personnellement, j’hésite à les employer. Mais, nous ne sommes pas en présence de simples particuliers ; il s’agit de rapports entre monstres froids. L’important est d’imposer à ce machiavélisme des limites. La sagesse dit aux hommes d’Etat de ne point abuser des mauvais procédés, même s’ils sont parfois distrayants. Il faut pour les utiliser être, me semble-t-il, dans une situation où le pronostic vital est engagé, comme dans le cas Israël. C’est à ce point que resurgit la morale, mais une morale accommodante, qui nous prescrit de ne point abuser des coups tordus. C’est – j’en suis bien conscient – prendre le parti de Molina contre Pascal.