Je vous propose une autre explication donnée par Claude Tresmontant dans un article paru dans la Voix du Nord le 7 mars 1979. Claude Tresmontant est un philosophe, helléniste et hébraïsant, ainsi qu'un exégète français, né en 1925 et mort en 1997.
Quelques remarques concernant l’Antijudaïsme
Le terme d'antisémitisme que l'on utilise le plus souvent est trop vague, parce que trop général : les Arabes aussi sont des Sémites. L'anti-sémitisme dont on parle en France, c'est en réalité l’antijudaïsme. Cet antijudaïsme est très ancien. On en trouve des traces et l'expression bien avant la naissance du christianisme, à Rome, en Grèce, en Egypte à Babylone. Il s'explique tout d'abord par une très antique programmation animale que l'on découvre dans quantités d'espèces : la détestation de l'autre, la détestation de celui qui est différent, qui n'appartient pas à la tribu, au clan, au groupe. Les nations, les groupes humains, depuis les l'origines sans doute, se détestent les uns les autres, surtout s'ils sont voisins. Jusqu'à présent, rien d'exceptionnel donc dans le cas du peuple |hébreu.
Mais le peuple hébreu est un peuple qui s'est mis à penser différemment, à agir différemment, à être différent, depuis le commencement de son existence. Il s'est mis à penser autrement que les nations qui l'entouraient. Par exemple, toutes les nations qui l'entouraient pensaient que les astres, le soleil, la lune, les étoiles étaient des divinités. Le petit peuple hébreu, depuis les origines, a pensé qu'il n'en était rien. Les nations de l'Orient ancien et aussi les Grecs avaient pour habitude de sacrifier leurs enfants à des divinités, à des idoles, en diverses circonstances, fondation de ville, guerre, sacrifices expiatoires, etc. Les prophètes hébreux ont pensé que c'était là une pratique abominable. Et ainsi de suite.
Dans son penser, dans son agir et donc dans son être, le peuple hébreu est devenu un peuple différent des autres peuples, un peuple dans lequel une transformation était en cours. Cela ne se pardonne pas. Très vite, les Hébreux ont été détestés par les autres nations parce qu'ils étaient différents. Il faut ajouter, pour être tout à fait exact, que le peuple hébreu, pour être formé, pour devenir un peuple nouveau, pour devenir une humanité nouvelle, a été travaillé par un enseignement qui était aussi une norme, en hébreu torah. Et cette norme l'isolait des nations voisines. Les législateurs insistent pour que les Hébreux qui s'installent en terre de Canaan ne fassent pas comme les autres nations païennes et ne se mêlent pas à elles.
La Torah a été la matrice de ce peuple. En elle, il a été formé. Cet isolement a certainement contribué à susciter et à augmenter l'hostilité des nations païennes qui étaient considérées par les Hébreux comme impures. On connaît la stupeur des généraux romains lorsqu'ils sont entrés dans le Temple de Jérusalem et qu'ils n'y ont pas trouvé ce qu'ils attendaient : des statues de la divinité.
Comme chacun sait, le monothéisme hébreu est passé aux nations païennes à partir d'un prophète hébreu, Jésus de Nazareth, qui n'a pas été reçu par l'ensemble du judaïsme. Au début, dans les premiers années, les Romains, dans leur hostilité, confondaient le judaïsme et cette secte nouvelle, celles des chrétiens. Suétone nous raconte que l'empereur Claude a chassé de Rome les Judéens qui provoquaient des désordres sous l'influence d'un certain Chrestus.
Par la suite et jusqu'aujourd'hui il est bien certain que l'enseignement donné aux enfants et aux populations par les diverses églises chrétiennes a joué un rôle funeste en ce qui concerne l'entretien et le développement de l'hostilité à Rencontre des Judéens et du judaïsme. Il était bien évidemment tout aussi absurde d'accuser tout le peuple judéen d'être responsable de la mort de Jésus, qu'il le serait d'accuser tout le peuple grec jusqu'aujourd'hui d'être responsable de la mort de Socrate, tout le peuple anglais d'être responsable de la mort de Jeanne d'Arc, tout le peuple français d'être responsable de la mort de tel ou tel résistant livré à la Gestapo par tel ou tel collaborateur. Le rabbi Jésus de Nazareth a été livré à la police de l'occupant romain par quelques collaborateurs judéens, appartenant principalement au parti des Sadducéens. Il est trop évident que le Judéen qui habitait à Athènes, ou à Alexandrie, ou à Rome, ou même à Jérusalem et qui n'a pas pris part à cette tragédie, n'y est pour rien.
Nous avons rappelé, dans une chronique antérieure consacrée à la Gnose et aux systèmes gnostiques, que dans ces systèmes mythologiques qui apparaissent et se développent dans les premiers siècles de notre ère, le Dieu du peuple hébreu, le Dieu d'Abraham, de Moïse et des prophètes, est considéré comme mauvais : c'est lui le mauvais Principe, celui qui est l'auteur et le créateur de ce monde physique mauvais. Apparaît donc avec les systèmes gnostiques un antijudaïsme mystique et métaphysique, qui va se perpétuer avec les systèmes manichéens et avec les églises cathares au Moyen Age. L'opposition violente entre le christianisme et le judaïsme se développe avec ces systèmes gnostiques. Il faut reconnaître que cette opposition a souvent contaminé et infecté la conscience des chrétiens.
En 1542 Martin Luther publie un pamphlet,
Gegen die Juden und ihre Lügen, Contre les juifs et leurs mensonges, qui a été l’objet d’éditions populaires pendant le Troisième Reich. On en trouvera l’analyse dans l’Histoire de l’Antisémitisme de Léon Poliakov. Ce pamphlet est tellement ordurier qu'il est impossible de citer ici, même en traduction atténuée, ce qu'écrit Luther. Les admirateurs de Voltaire se gardent en général de citer ce que celui-ci écrivait des Juifs et du judaïsme. Ce n'est pas le même style que celui de Luther. C'est ordurier aussi, mais à la française. A partir de ce moment, depuis l'extrême droite jusqu'à l'extrême gauche, ce fut une détestation générale du judaïsme. Bakounine, Proudhon et Karl Marx donnèrent dans l'antijudaïsme plus ou moins frénétique. Le texte de Marx s'appelle
Zur Judenfrage. Il date de 1843. On peut le lire dans les éditions des Oeuvres de jeunesse de Marx. On y apprend que le Dieu d'Israël, c'est l'argent. C'est moins ordurier que Luther ou Voltaire, mais non moins virulent. La philosophie allemande, depuis Kant, va professer un antijudaïsme philosophique. On trouvera les documents dans le beau livre déjà cité de Léon Poliakov.
Quant à l'extrême droite politique, on sait qu'elle est à l'origine des déchaînements populaires à rencontre des Judéens à la fin du siècle dernier et au début de celui-ci. Les disciples de Nietzsche, comme ceux de Voltaire, laissent discrètement dans l'ombre les textes trop nombreux dans lesquels leur maître nous parle de "l'instinct juif", ou du peuple juif qui est, selon Nietzsche, "le peuple le plus funeste de l'histoire du monde" (Der Antichrist, 24). "A Rome, écrit Nietzsche, on considérait le Juif comme un être convaincu de haine contre le genre humain : avec raison, si c'est avec raison que l'on voit le salut et l'avenir de l'humanité dans la domination absolue des valeurs aristocratiques, des valeurs romaines" (La Généalogie de la Morale, I, 16). Dans les Evangiles, écrit encore Nietzsche, on est entre Juifs. C'est la race qui intervient ici. Dans le christianisme, compris comme l'art de mentir, c'est le judaïsme tout entier qui parvient à sa maîtrise parfaite. Le chrétien, cette ultime expression du mensonge, c'est le Juif encore une fois, trois fois même (Der Antichrist, 45). Nietzsche n'a pas assez de mots pour exprimer son horreur de voir Rome soumise à trois Juifs et devant une Juive (Jésus, Pierre, Paul et Marie) (Généalogie de la Morale, I, 16).
De l'extrême droite, Maurras, Nietzsche, à l'extrême gauche, Proudhon, Bakounine, Marx, c'est une unique et même détestation du judaïsme. Un des spectacles les plus pittoresques de ce qui suivit Mai 1968, ce fut de voir des étudiants qui se disaient, qui se croyaient d'extrême gauche, considérer comme leur maître à penser le philosophe allemand Nietzsche qui fut le maître à penser des théoriciens du nazisme. Le nazisme s'est développé sur le terrain d'une longue tradition philosophique et théologique antijuive. Nombre de savants allemands tentaient de montrer que Jésus est aryen, et que l'Evangile est foncièrement hostile au judaïsme, tandis que Nietzsche exposait le contraire, pour vomir à la fois le christianisme et le judaïsme. Cette commune détestation du judaïsme, par l'extrême droite et l'extrême gauche, soulève une question.
Qu'est-ce donc qui est haï dans le judaïsme ?
C'est bien évidemment le prophétisme hébreu, l'esprit du prophétisme hébreu. Le peuple hébreu porte à l'humanite la parole et l’enseignement de Dieu créateur. La détestation à l'encontre de ce peuple, c'est la détestation à l'encontre de l’enseignement de Dieu confié à ce peuple. L'antichristianisme et l'anti-judaisme sont une seule et même détestation. On ne s'y est d'ailleurs pas trompé, ni à droite ni à gauche, et dans les mouvements antichrétiens contemporains, ce qui est objet de détestation, c'est ce qu'on appelle le judéo-christianisme. Les disciples contemporains de Nietzsche sont bien d'accord sur ce point.
L'antijudaisme est essentiellement antichrétien, d'abord par le fait que le christianisme orthodoxe ne saurait professer cet antijudaisme, et ensuite parce que c'est la même haine qui vise le judaisme et le christianisme. Dans les deux cas, chez Maurras comme chez Nietzsche, c'est l'esprit du prophétisme hébreu qui est objet de détestation. Les analyses politiques et économiques ne suffisent pas à expliquer l'antijudaisme qui se perpétue et se développe depuis les origines du peuple hébreu jusqu'à nos jours. En réalite, il s'agit d'une détestation spirituelle, d'esprit à esprit. L'esprit du judaisme, l'esprit du prophétisme hébreu, est intolérable pour tous les théoriciens de la Nation divinisée, et pour toutes les formes de paganisme, paganisme de droite ou paganisme de gauche.