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Humeurs de Marc Fournier, alias Millet

Envoyé par Quentin Dolet 
Pour ces chers Bruno et Corto, et pour les autres bien sûr, le texte intégral de l'article de Millet dont il était question il y a quelques jours. J'ai peur que vous soyez déçus car le passage énonçant quatre noms de façon objectivement ambigüe (que j'ai mis en gras) est un fragment et n'a donc pas d'autre contexte direct que lui-même, l'article ne pouvant donner qu'une indication de lecture.

Mais chose promise, chose due. Je le trouve au demeurant plutôt délectable (et irritant, bien sûr).



"Tu es encore dans la littérature? C'est trop daté. Moi, je m'investis dans la communication" lance D., sans me laisser répondre. Et il ajoute : "J'ai compris que je n'étais plus dans le coup quand j'ai réalisé que plus personne ne pouvait lire Guerre et Paix dans le métro."

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Beaucoup d'éditeurs se mettent à republier des classiques ou des oeuvres méconnues ; on peut se demander si ces entreprises (évidemment louables) n'annoncent pas en quelque sorte la fin de la littérature - celle qui continue de s'écrire ne faisant qu'entretenir la fiction selon laquelle la littérature est immortelle.

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"La Hollande, l'autre pays du fromage", assure, mensongère, une réclame : altérité revendicatrice et dépitée du basset voulant se mesurer à un lion. A ce titre, chaque pays, chaque individu peut se revendiquer, au prix d'une altération, comme l'autre - le monde étant dès lors lisible dans cette réduplication métaphorique et séductrice : le Liban est la Suisse du Proche-Orient, Arno Schmidt le Joyce allemand, Lezama Lima le Proust des Caraïbes, Nelligan le Rimbaud canadien, etc.

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Les gens qui mangent dans la rue, le métro, le bus : la satisfaction lente et appliquée de leur besoin, outre qu'elle est vulgaire, leur donne quelque chose d'enfantin et de hargneux ; ils lèvent vers vous des regards de chiens pouilleux. Solitude pitoyable de l'humain occupé à survivre.

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"Nous allons retrouver ce musicien au niveau de sa jeunesse..." (France-Musique, le 27 10 91 à 10 h 20)

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Le titre d'instituteur était trop noble au goût des technocrates : ils l'ont aboli au profit de celui, ronflant et dérisoire, de "professeur des écoles". Pauvre instituteurs : ils sont proclamés professeurs dans le temps que le titre de professeur est remplacé par celui, exaspérant, d'enseignant...

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Ne désespérons pas : un nouvel espace de pensée se dessine en France. Les points cardinaux en sont Dolto, Kouchner, Bruel et Finkielkraut.

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On prise de plus en plus la musique de Gerschwin, alors que cet effarant mélange de jazz et de néo-romantisme sentimental n'évoque, au mieux, qu'une musique d'ambiance. On pourrait voir en elle le germe de la "world-music" - mélange qui donne à ouïr une chanson irlandaise sur des rythmes venus de Soweto, ou un air russe accompagné par des tablas hindous, etc. Il s'agit de concilier l'inconciliable, au nom du métissage culturel : brassage idéologique du sonore, et reniement de tout esprit national au nom d'une créativité exténuée.

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Il paraît que Jean-Michel Jarre est "le musicien le plus visionnaire de notre temps". Visionnaire veut sans doute dire faculté d'élargir à la dimension d'une ville l'écran télévisuel, et d'élever du sonore à une incomparable puissance diarrhéique.

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L'effigie de Marianne, sur les timbres-poste courants, c'est bien celle d'une France anémiée, veule, décadente.

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Le centenaire de la mort de Rimbaud aura eu cet effet considérable qu'il permet que les esprits rapeurs ne confondent plus tout à fait Rimbaud et Rambo.

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Yannis Kokkos, à propos de sa mise en scène de la "parade sauvage pour Arthur Rimbaud" à la Grande Halle de la Villette (assurément, l'apothéose du grotesque) : "... je voulais lui faire signe. C'est un poète qui m'a toujours accompagné. Son incandescence, sa déchirure, ce sont des choses que je n'oublie jamais en travaillant."
"J'aimerais qu'à l'intérieur de cette déambulation on ne puisse pas vraiment beaucoup s'asseoir, car je crois qu'on doit bien ça à Rimbaud qui était un poète debout."
Le jour de la manifestation, Kokkos sera dans l'avion pour San Francisco : "et comme Rimbaud était un grand voyageur, je lui rendrai hommage à ma manière, en me trouvant dans les airs." (Interview donnée à 7 à Paris, n° 520.)

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Yves Montand, à sa mort, n'existe plus pour les médias que comme "fils d'immigrés italiens" ; et le héros superbe du Salaire de la peur, l'amant de Marylin Monroe, n'est plus que le Papet pagnolesque.

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Un tour vicieux s'impose peu à peu - probablement venu des banlieues de Paris, où les "jeunes" ne connaissent rien d'autre que le tutoiement : le on et le vous à valeur d'exemples sont remplacés par le tu ; de sorte qu'on se trouve soudain tutoyé, comme en un dialogue platonicien, ou en pays africain, sans qu'il y ait là impolitesse, mais pure ignorance de la langue et de la civilisation françaises.

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Le phantasme ne saurait plus se dire en français, trop vulgaire et ringard : "Blanche 30 ans seeks black grand sérieux honnête responsable, etc." (Petite annonce parue dans Le Nouvel Observateur.)

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L'artiste Erik Levine, à la galerie Vallois, rue de Seine : posés sur des sortes de plaques à cuire noires ou accrochés aux murs, de petits lambeaux de mousse blanche qu'on dirait arrachés à un bain, et des objets énormes qui rappellent des tourelles de forteresses volantes. Nous voilà d'emblée acclimatés à la problématique extatique du vertige contemporain. Giacometti, à côté de ça, n'est plus qu'un petit maître de la présence décharnée et de la réprésentation. Comment pourrions-nous aimer encore, individualistes petits bourgeois, le Gréco, Degas ou Maillol au moment où l'artiste Christo, l'empaqueteur du Pont-Neuf qui déploie des centaines de parasols en Californie et au Japon, veut "remettre en question le concept d'art par la création d'une oeuvre que l'on ne peut ni posséder ni garder", et "interpeller le système capitaliste, en prouvant qu'on peut dépenser des millions de dollars de manière totalement libre, irrationnelle, sans espoir de profit."

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Une sorte d'unanimité béate s'est formée autour d'Edmond Jabès ; ce qui interpelle le lecteur de bonne foi dans cette pensée sablonneuse, c'est une interminable métaphore tautologique du Livre, qui est aux grands textes mystiques ce que le Paris-Dakar est à l'expérience du désert.

Marc Fournier, Humeurs. Recueil n° 21.
Merci, cher Olivier. A part l'étrange passage par vous souligné, il y a là un petit smorgasbord idéal pour commencer la journée...
Merci infiniment, en effet.
Dans L'Opprobre, Millet retrouve donc cette veine cioranesque de l'aphorisme contemporain, ou en prise sur le quotidien. C'est très intéressant. Je ne veux pas qu'on puisse inférer d'antisémitisme parce qu'il cite quatre noms dont deux à consonance juive. (Mais Dolto et Bruel, rien d'hévident...) Que le Monde ait choisi cette citation me paraît simplement malveillant. Jabès et la "pensée sablonneuse", c'est hilarant !
Utilisateur anonyme
12 juin 2008, 12:33   Ensablé du livre
C'est peut-être hilarant, mais je ne comprends pas ce que ça veut dire. Ce qui m'ennuie, avec ce genre de cotation l'air de rien comme ça en passant, c'est qu'un beau matin, vous vous dites : "Ah oui, finalement, tiens, Jabès, c'est peut-être bien encore un de ces rien-du-tout qu'on aurait pris pour des je-ne-sais-quoi." Jabès, je suis tombé dedans il y a longtemps, et en être sorti par Millet, ça peut faire mal.

Jabès serait un peu le Richter des lettres ?
Utilisateur anonyme
12 juin 2008, 12:35   Re : Humeurs de Marc Fournier, alias Millet
Quand il évoque Patrick Bruel dans ses discours, Le Pen l'appelle "le chanteur Benguigui", ce qui est tout de suite plus explicite...
Millet voit en Jabès un pseudo-mystique ou un mystique post-moderne ou New Age. Ce n'est pas pendable, tout de même ? L'expérience de lecture de Jabès peut tout à fait produire ce type de réaction, tant le poète est "self-conscious" et tant il aura alimenté les théoriciens cherchant une sorte de mysticisme sans Dieu (Derrida, Handelman, par exemple) et un néo-judaïsme exilique et éthéré.
Utilisateur anonyme
12 juin 2008, 12:56   Re : Humeurs de Marc Fournier, alias Millet
Mais ce n'est pas pendable du tout, Cher Bruno Chaouat, pas du tout. Je disais seulement que les remises en question peuvent être douloureuses, pour ceux qui les pratiquent.
Ce qui pourrait éventuellement être jugé choquant dans la phrase ironique "Ne désespérons pas : un nouvel espace de pensée se dessine en France. Les points cardinaux en sont Dolto, Kouchner, Bruel et Finkielkraut", c'est qu'AF soit placé sur le même plan que Bruel, Kouchner et Mme Dolto et que ce Marc Fournier nie (par antiphrase) qu'AF pense ou soit un penseur.

Or, ayant rencontré plusieurs fois Richard Millet, et étant un peu familier de sa pensée, je puis témoigner qu'il éprouve beaucoup d'estime pour AF et que le soupçonner de quelque antisémitisme que ce soit est surtout de la part de ceux qui s'abandonnent à ce soupçon ou essaient d'en convaincre leurs lecteurs la preuve tangible d'une monomanie maladive (ils sont démoniaques; ils sont les possédés modernes; il sont le Démon de toujours).

Je rappelle que Richard Millet prend soin, chaque fois qu'il s'adresse à ses lecteurs, de préciser que les narrateurs de ses romans ou récits, ceux qui disent "je", ne sont pas lui, que ce sont des personnages de fiction, nommés Pascal ou le Laidassou, etc. qu'on ne peut pas lui attribuer ce qu'ils disent ou pensent, etc. Il en va de même de Marc Fournier : est-ce un pseudonyme ou un personnage de fiction ? Les journaleux ont vu en ce Marc Fournier un pseudonyme (Millet se cachant pour dire des énormités, qui n'en sont pas d'ailleurs, ou pour ne pas se "griller" auprès de l'Inquisition); c'est leur façon habituelle de lire la littérature. Laissons-les à leurs fantasmes. Il est vraisemblable que, si Millet est l'auteur de ces aphorismes, il ait voulu créer un personnage, distinct de lui, qui dit "je" comme ses narrateurs, et cela afin de mettre en scène, de représenter, de porter à la lumière ses propres démons.
Utilisateur anonyme
12 juin 2008, 14:28   alias
Je suis tout à fait d'accord avec ce qu'écrit JGL ici. Sans avoir jamais rencontré Richard Millet, il m'aurait fort étonné que cette phrase soit à comprendre comme on le disait (lisait) plus haut !
Utilisateur anonyme
12 juin 2008, 14:58   Re : Humeurs de Marc Fournier, alias Millet
Laissons de côté le soupçon d'antisémitisme qui me semble en effet déplacé ; il n'en reste pas moins que la phrase est fort déplaisante pour Finkielkraut : railler sous pseudonyme ceux pour qui on a beaucoup d'estime, ce n'est pas une attitude très glorieuse.
Alexis,

Ce texte de Millet date, si j'ai bien compris, de 1992.

Il est donc vieux de 16 ans et entre-temps, il faut le dire, beaucoup d'eau a coulé sous les ponts. Alain Finkielkraut n'avait pas encore à l'époque le réputation qu'il a aujourd'hui...
Utilisateur anonyme
12 juin 2008, 15:14   Re : Humeurs de Marc Fournier, alias Millet
Cette phrase je la trouve avant tout incompréhensible.
Utilisateur anonyme
12 juin 2008, 15:21   Re : Humeurs de Marc Fournier, alias Millet
Alain Finkielkraut n'avait pas encore à l'époque le réputation qu'il a aujourd'hui...

Il avait tout de même déjà écrit Le Juif imaginaire, La sagesse de l'amour, La défaite de la pensée et son livre sur Péguy : cela aurait dû largement suffire pour prendre la vraie mesure du personnage.
Bien sûr, Alexis, mais il était alors un homme du sérail et pas encore "le nouveau réactionnaire" soumis aux invectives d'un Lindenberg.
Que pensez-vous, cher Boris, de ce que ce Millet dit de Gerschwin ?
On peut ne pas aimer Gershwin (c'est mon cas), et pour toutes sortes de raisons, mais il faut reconnaître qu'il s'est avéré être une inépuisable source de standards du jazz.
(On peut également ne pas aimer le jazz, certes...)
Utilisateur anonyme
13 juin 2008, 15:53   Humor
Eh bien moi j'aime bien Gershwin. Tout particulièrement le début, magnifiquement orchestré, d'Un Américain à Paris.

Si l'on essaie de juger Gershwin à partir des critères du jazz, il est nullissime. Même chose avec ceux de la musique "classique". Gershwin, ce n'est ni l'un ni l'autre, c'est d'abord un excellent joueur de tennis, peut-être le meilleur partenaire que Schoenberg ait jamais eu…

Il m'est arrivé de le donner en concert, ce n'est pas désagréable, mais je ne le ferais pas deux fois.

« On prise de plus en plus la musique de Gerschwin, alors que cet effarant mélange de jazz et de néo-romantisme sentimental n'évoque, au mieux, qu'une musique d'ambiance. On pourrait voir en elle le germe de la "world-music" - mélange qui donne à ouïr une chanson irlandaise sur des rythmes venus de Soweto, ou un air russe accompagné par des tablas hindous, etc. Il s'agit de concilier l'inconciliable, au nom du métissage culturel : brassage idéologique du sonore, et reniement de tout esprit national au nom d'une créativité exténuée. »

Mais vous me demandez plutôt ce que je pense de ce que pense Marc Fournier de George Gershwin, et je vous répondrai que je suis assez d'accord avec lui. Seulement, même si je pourrais à peu près écrire ce qu'écrit Marc Fournier, je n'aurais pas choisi Gershwin comme cible prioritaire ni comme archétype de ce qu'il dénonce à juste titre.

La fameuse réponse que lui fit Schoenberg , à propos des cours qu'il refusait de lui donner, peut s'entendre de deux manières très différentes. Ne perdez pas votre temps, ma musique n'est pas pour vous, cela peut signifier qu'il méprisait la musique de Gershwin, et c'est possible. Mais je persiste pourtant à croire que Schoenberg était sincère, qu'il aimait la musique légère, et qu'il savait bien que Gerswhin était fait pour cela.


    Être la source d'innombrables standards de jazz, vous savez, Francmoineau, il n'y faut pas forcément de très grandes qualités musicales. Beaucoup de chansons médiocres ont fait d'excellents standards.
13 juin 2008, 16:18   Re : Humor
Encore une fois, je suis d'accord avec vous, cher Boris, mais par la bande. Beaucoup de chansons médiocres, etc., oui, mais Gershwin à lui tout seul remplit des dizaines de fois l'office que d'autres auteurs n'ont eu qu'occasionnellement la chance, si c'en est une, de remplir. Cela fait une petite différence tout de même. Ce n'était pas son but, certes, du moins je l'imagine; mais le fait est, et c'est sous cette forme que pour ma part je l'apprécie.
Mais dites-nous quelles pourraient être certaines de vos "cibles prioritaires"?
Utilisateur anonyme
13 juin 2008, 16:56   Re : Humor
Vous avez raison, pour Gerswhin, Francmoineau. Je ne sais pas si cela lui faisait plaisir ou non.

Pour les précurseurs (et les thuriféraires, et les actuels faiseurs) de la World music (mais c'est encore bien trop réducteur), non, je ne vais pas me lancer là-dedans, ce serait trop long, sûrement ennuyant, et aussi trop violent.
Ah, mais je découvre le monde : Boris Joyce, vous êtes musicien ? Compositeur ? Je vous prie de bien vouloir me pardonner mon ignorance...
Utilisateur anonyme
13 juin 2008, 17:22   Re : Humeurs de Marc Fournier, alias Millet
Oh, Cher Bruno Chaouat, il n'y aucun mal à ça, au contraire, surtout que Boris est salement en panne de Joyce.
13 juin 2008, 17:53   Re : Humor
Merci pour votre réponse, Boris. Moi aussi, j'aime beaucoup Gershwin. (Je ne peux pas dire que j'aime « le jazz », car cela ne veut plus rien dire, mais il y a des compositeurs et interprètes de jazz dont je raffole.)

S'il y a une chose que je déteste, c'est bien la "world music" (et surtout les orchestrations à l'indienne, toujours particulièrement insipides : je suis le disciple de Daniélou sur ce point).

Mais de voir en Gershwin un ancêtre de ce métissage musical, c'est, à mon avis, faire preuve d'une certaine volonté de nuire, c'est avoir un compte à régler... Il me semble que Gershwin transcende cela de très loin, ses « matériaux » n'ont presque plus d'importance...
Utilisateur anonyme
13 juin 2008, 18:05   We are the world
Transcende, transcende, c'est peut-être un peu beaucoup dire, Cher Bernard…

La World music, c'est compliqué, car elle s'est très nettement "délocalisée", depuis une quinzaine d'années. Avant, on pouvait la mettre dans un bac, chez le disquaire, tandis qu'aujourd'hui, on s'étriperait, même ici, si l'on voulait parvenir à coller cette étiquette sur certains disques. Je ne parle pas de délocalisation géographique, mais de délocalisation ontologique. Elle a infiltré toutes les catégories de musiques, même la musique dite "contemporaine". En un sens, on pourrait dire qu'elle n'existe plus, et ce serait le pire qu'il puisse arriver.

Comme les "écoles nationales", comme les "tonalités", qui ont disparu, ou n'existent plus qu'à l'état de reliques mémorielles, depuis la naissance des roues carrées, la world music est partout et nulle part, elle s'est diffusée par ses gènes. C'est un cancer.
13 juin 2008, 19:19   Re : We are the world
Moi aussi, j'aime Gershwin et tout perticulièrement "Un Américain à Paris". J'aime aussi beaucoup le film de Minelli.
» c'est peut-être un peu beaucoup dire, Cher Bernard

Ben quoi ?! Je serais le seul à être privé d'hyperboles ici ?
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