Pour ces chers Bruno et Corto, et pour les autres bien sûr, le texte intégral de l'article de Millet dont il était question il y a quelques jours. J'ai peur que vous soyez déçus car le passage énonçant quatre noms de façon objectivement ambigüe (que j'ai mis en gras) est un fragment et n'a donc pas d'autre contexte direct que lui-même, l'article ne pouvant donner qu'une indication de lecture.
Mais chose promise, chose due. Je le trouve au demeurant plutôt délectable (et irritant, bien sûr).
"Tu es encore dans la littérature? C'est trop daté. Moi, je m'investis dans la communication" lance D., sans me laisser répondre. Et il ajoute : "J'ai compris que je n'étais plus dans le coup quand j'ai réalisé que plus personne ne pouvait lire
Guerre et Paix dans le métro."
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Beaucoup d'éditeurs se mettent à republier des classiques ou des oeuvres méconnues ; on peut se demander si ces entreprises (évidemment louables) n'annoncent pas en quelque sorte la fin de la littérature - celle qui continue de s'écrire ne faisant qu'entretenir la fiction selon laquelle la littérature est immortelle.
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"La Hollande, l'autre pays du fromage", assure, mensongère, une réclame : altérité revendicatrice et dépitée du basset voulant se mesurer à un lion. A ce titre, chaque pays, chaque individu peut se revendiquer, au prix d'une
altération, comme l'autre - le monde étant dès lors lisible dans cette réduplication métaphorique et séductrice : le Liban est la Suisse du Proche-Orient, Arno Schmidt le Joyce allemand, Lezama Lima le Proust des Caraïbes, Nelligan le Rimbaud canadien, etc.
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Les gens qui mangent dans la rue, le métro, le bus : la satisfaction lente et appliquée de leur besoin, outre qu'elle est vulgaire, leur donne quelque chose d'enfantin et de hargneux ; ils lèvent vers vous des regards de chiens pouilleux. Solitude pitoyable de l'humain occupé à survivre.
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"Nous allons retrouver ce musicien au niveau de sa jeunesse..." (France-Musique, le 27 10 91 à 10 h 20)
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Le titre d'instituteur était trop noble au goût des technocrates : ils l'ont aboli au profit de celui, ronflant et dérisoire, de "professeur des écoles". Pauvre instituteurs : ils sont proclamés professeurs dans le temps que le titre de professeur est remplacé par celui, exaspérant, d'enseignant...
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Ne désespérons pas : un nouvel espace de pensée se dessine en France. Les points cardinaux en sont Dolto, Kouchner, Bruel et Finkielkraut.
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On prise de plus en plus la musique de Gerschwin, alors que cet effarant mélange de jazz et de néo-romantisme sentimental n'évoque, au mieux, qu'une musique d'ambiance. On pourrait voir en elle le germe de la "world-music" - mélange qui donne à ouïr une chanson irlandaise sur des rythmes venus de Soweto, ou un air russe accompagné par des tablas hindous, etc. Il s'agit de concilier l'inconciliable, au nom du métissage culturel : brassage idéologique du sonore, et reniement de tout esprit national au nom d'une créativité exténuée.
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Il paraît que Jean-Michel Jarre est "le musicien le plus visionnaire de notre temps". Visionnaire veut sans doute dire faculté d'élargir à la dimension d'une ville l'écran télévisuel, et d'élever du sonore à une incomparable puissance diarrhéique.
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L'effigie de Marianne, sur les timbres-poste courants, c'est bien celle d'une France anémiée, veule, décadente.
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Le centenaire de la mort de Rimbaud aura eu cet effet considérable qu'il permet que les esprits
rapeurs ne confondent plus tout à fait Rimbaud et Rambo.
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Yannis Kokkos, à propos de sa mise en scène de la "parade sauvage pour Arthur Rimbaud" à la Grande Halle de la Villette (assurément, l'apothéose du grotesque) : "... je voulais lui faire signe. C'est un poète qui m'a toujours accompagné. Son incandescence, sa déchirure, ce sont des choses que je n'oublie jamais en travaillant."
"J'aimerais qu'à l'intérieur de cette déambulation on ne puisse pas vraiment beaucoup s'asseoir, car je crois qu'on doit bien ça à Rimbaud qui était un poète debout."
Le jour de la manifestation, Kokkos sera dans l'avion pour San Francisco : "et comme Rimbaud était un grand voyageur, je lui rendrai hommage à ma manière, en me trouvant dans les airs." (Interview donnée à
7 à Paris, n° 520.)
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Yves Montand, à sa mort, n'existe plus pour les médias que comme "fils d'immigrés italiens" ; et le héros superbe du
Salaire de la peur, l'amant de Marylin Monroe, n'est plus que le Papet pagnolesque.
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Un tour vicieux s'impose peu à peu - probablement venu des banlieues de Paris, où les "jeunes" ne connaissent rien d'autre que le tutoiement : le
on et le
vous à valeur d'exemples sont remplacés par le
tu ; de sorte qu'on se trouve soudain tutoyé, comme en un dialogue platonicien, ou en pays africain, sans qu'il y ait là impolitesse, mais pure ignorance de la langue et de la civilisation françaises.
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Le phantasme ne saurait plus se dire en français, trop vulgaire et ringard : "Blanche 30 ans seeks black grand sérieux honnête responsable, etc." (Petite annonce parue dans
Le Nouvel Observateur.)
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L'artiste Erik Levine, à la galerie Vallois, rue de Seine : posés sur des sortes de plaques à cuire noires ou accrochés aux murs, de petits lambeaux de mousse blanche qu'on dirait arrachés à un bain, et des objets énormes qui rappellent des tourelles de forteresses volantes. Nous voilà d'emblée acclimatés à la problématique extatique du vertige contemporain. Giacometti, à côté de ça, n'est plus qu'un petit maître de la présence décharnée et de la réprésentation. Comment pourrions-nous aimer encore, individualistes petits bourgeois, le Gréco, Degas ou Maillol au moment où l'artiste Christo, l'empaqueteur du Pont-Neuf qui déploie des centaines de parasols en Californie et au Japon, veut "remettre en question le concept d'art par la création d'une oeuvre que l'on ne peut ni posséder ni garder", et "interpeller le système capitaliste, en prouvant qu'on peut dépenser des millions de dollars de manière totalement libre, irrationnelle, sans espoir de profit."
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Une sorte d'unanimité béate s'est formée autour d'Edmond Jabès ; ce qui interpelle le lecteur de bonne foi dans cette pensée sablonneuse, c'est une interminable métaphore tautologique du Livre, qui est aux grands textes mystiques ce que le Paris-Dakar est à l'expérience du désert.
Marc Fournier,
Humeurs.
Recueil n° 21.