Mai 68 ne s'est pas arrêté en juin. Une dynamique a suivi dans laquelle le patronat a repris la main. Cette dynamique qui s'est étalée sur trois ans au moins a vu naître le monde d'aujourd'hui. L'histoire de l'immigration de travail, massive, calculée, conçue selon certaines lois de l'ingénierie sociale, qui commence à cette époque fut le "mai 68" du patronat, sa révolution. Il faut se pencher, par exemple, sur les témoignage d'anciens militants ouvriers, qui offrent l'intérêt de mettre en lumière la stratégie, la doctrine nouvelle du patronat, celui de Peugeot à Sochaux pour n'évoquer que ce cas, qui conçut d'aller recruter sur place, au Mali, en Yougoslavie, au Maghreb, des hommes pour venir travailler sur les chaînes avec pour unique fin de les
intercaler entre les ouvriers français grévistes de Mai. "Un Malien, un Yougo, un Français, un Marocain", se souvient Serge Kuenzi (http://www.rouge-et-noir-aussi-beaucoup.com/mai68.html). Ces ouvriers passent visite médicale, tests psychotechniques
sur place, avant d'être mis dans des trains et des bateaux pour gagner Sochaux. La politique de "regroupement familial" devait quelques temps plus tard enfoncer les clous dans le cercueil de l'avenir.
Les "déçus" de Mai, bien plus tard, mordront à l'hameçon, passeront outre la transfiguration du monde par les politiques complémentaires (les
follow-up measures comme on dit en management) du regroupement familial -- service après-vente de cette révolution patronale -- pour recommencer et perpétuer, comme ces mères primates dans les zoos qui allaitent sans vouloir savoir le bébé de substitution qu'on leur a mis dans les bras, avec ces nouveaux opprimés, la vieille geste, la vieille doctrine de la lutte des classes, quand la lutte des classes est finie, et que c'est le patronat qui l'a gagnée, en bouleversant les vies des Français et tout l'espace national bien plus en profondeur que n'aurait su le faire la "révolution" que se mettaient en bouche les agités de Mai.
(Il serait sans doute intéressant, pour les historiens, de se pencher sur
les stratégies de déterritorialisation mises en oeuvre de manière récurrente par la classe détentrice des moyens de production et les décideurs politiques voués à leur service et qui consiste, au sortir d'une insurrection populaire, ouvrière, qui vise le système dont ces classes bénéficient, à déplacer hommes et femmes, à les arracher physiquement à ce qui commençait à se dessiner comme leur territoire moderne (lequel n'est pas le vieux terroir des origines). Louise Michel fut exilée en Nouvelle-Calédonie après la Commune, et des milliers de communards furent ainsi condamnés à l'exil par mesure de sécurité autant que par châtiment; après Mai-68, époque où l'exil ne peut être appliqué comme mesure pénale contre les insurgés, on "fait venir" de l'étranger, des inconnus, des exilés: la mesure est inverse à celle qui fut appliquée en 1871 puisque les exilés de l'intérieur resteront sur place, mais dans son principe, sa fonction, elle est identique -- elle consiste à déplacer des hommes et des femmes, des familles,
pour brouiller le cours de l'histoire, jeter la confusion et ainsi se préserver, se perpétuer dans cette fumée de la déterritorialisation, du fond de laquelle toute l'histoire est à recommencer.)