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L’identité nationale existe, je l’ai rencontrée (au Portugal)
La semaine dernière, j’étais au Portugal, et je me suis retrouvé dans l’un de ces restaurants, à Lisbonne, où l’on jouait du fado.
J’écoutais les chanteurs qui se succédaient, et soudain, au détour d’une chanson, quelqu’un dans le public s’est mis à fredonner pour accompagner le chanteur. En quelques secondes, la rumeur s’est amplifiée, et tous les clients du restaurant se sont mis à chanter aussi, une chanson mélancolique dont je ne comprenais pas les paroles mais dont l’air à lui seul suffisait à tirer des larmes. La chose s’est reproduite, par la suite, avec deux ou trois autres morceaux.
Je me suis dit alors que si l’identité nationale existait quelque part, j’en avais ici une belle expression.
Pour qu’il y ait expression d’une identité nationale, il faut, à mon avis, réunir deux facteurs : une spécificité nationale de l’ordre de la spécialité locale, et une communion généralisée autour de cette spécificité. Ici, dans ce restaurant lisboète, les deux conditions étaient joliment remplies.
Je me suis demandé quel pouvait être l’équivalent en France. Chez nous, pas de fado, pas de chanson populaire qui nous arrache des larmes et qu’on serait tous prêts à reprendre en coeur spontanément (comme les Russes, par exemple, qui partagent ça avec les Portugais). On peut communier autour d’un exploit de Zidane et d’une victoire en coupe du monde, mais le foot, contrairement au fado pour le Portugal, n’est pas la marque de la France. On peut aussi communier pendant un concert, avec nos petits briquets, en reprenant un refrain, mais pas plus que n’importe où ailleurs.
D’autre part, en France, on produit des spécialités culinaires, artistiques, vestimentaires, architecturales à la rigueur, mais on ne communie pas autour d’elles. Lorsque l’on boit un bon vin à table, par exemple, on peut s’extasier avec ses amis, mais on ne le partage pas avec la table d’à côté, donc ça ne marche pas. L’identité nationale, à mon avis, implique quelque chose à partager, spontanément, avec des inconnus.
Non, la seule expression indubitable de l’identité nationale française, je n’en vois vraiment qu’une, c’est la grève. En effet, je crois que tout le monde s’accorde à considérer la grève comme une spécialité française (au même titre, disons, que le football brésilien : il n’y a pas qu’au Brésil qu’on joue au foot mais historiquement, les Brésiliens sont les meilleurs) et la communion autour de la grève se réalise pleinement dans la manifestation.
Voilà, inutile de chercher plus loin : l’identité nationale profonde de la France, son esprit, son âme, ne s’exprime nulle part mieux que dans les manifs. Il n’y a pas à en rougir. D’accord, par rapport au fado, la musique est nulle (et les paroles encore plus nulles : «Tous ensembleu-tous ensembleu- ouais !-ouais !»...) et pourtant, dans son genre, ça ne manque pas d’une certaine noblesse. N’importe quelle manif, même la plus catégorielle, rejoue toujours un peu «La Liberté guidant le peuple» de Delacroix, et si on est un bon Français, en toute logique, on ne peut pas rester insensible à ça."
Laurent Binet ("NouvelObs")