Il fut un temps où l’entrée en matière dans la carrière des Lettres passait par la composition presque obligée, pour ainsi dire
naturelle, d’un beau recueil de vers. Pour les uns, il resterait simple carte de visite du temps où l’on poétisait avant de passer aux choses sérieuses, pour les autres, il serait témoignage premier (et qui deviendrait parfois embarrassant) d’un engagement sans retour pour la littérature ou, plus largement, les œuvres de l’esprit.
Il fut un temps où Marien Defalvard eût sans l’ombre d’un doute couru sa jeune chance au moyen d’un tel recueil (et, soit dit en passant, il ne serait venu à l’idée de personne de le présenter comme un monstre de foire, attestant par là que, désormais, il est entendu que 19 ans n’est pas l’âge des prouesses littéraires, de l’inspiration, du goût de lire et d’
exagérer avec les mots.) Mais on ne « sacrifie plus aux Muses », l’expression ayant perdu pour beaucoup jusqu’à son contenu d’ironie désuète, faute d’être encore simplement comprise. Aujourd’hui, c’est au roman que l’on sacrifie, à l’hégémonique roman que tout prétendant à l’attention du public se doit de sacrifier, qu’il opte pour le roman-roman, le vrai-faux roman auto-fictionnel, le faux-vrai roman de contre-enquête, le roman trash ou le gnangnan, costume d’époque ou tenues d’anticipation, le roman. Alors Marien Defalvard sacrifie au roman plutôt qu’il ne propose un recueil de poèmes. Et cependant, c’est bien à l’enseigne des Muses qu’il place son livre, sans que l’on puisse décider si une œuvre suivra ou s’il s’en tiendra à cet envoi.
Il sacrifie aux Muses, dans le plus classique des choix de ses thèmes : le passage du temps, la mélancolie, la nostalgie, la mort, l’amour, l’innapartenance au monde, l’expulsion du Paradis (ici, l’enfance), l’attrait des ciels et des nuages, la nature, l’horreur du naturel, la magie évocatoire des noms de lieux, inventaire non exhaustif mais dont chacun reconnaîtra l’orthodoxie poétique, surtout de la part d’un jeune homme. Et comme pour parer à cette accusation de jeunesse, sinon d’adolescence, l’auteur adopte le « je » d’un homme né en 1960 et qui aborderait la cinquantaine au moment où il écrit. Le « roman » s’achève ainsi en 2009. Jamais pourtant le jeune homme qu’est l’auteur ne parvient à se faire oublier derrière le quinquagénaire de fiction, censé coucher sur le papier son itinéraire existentiel. Les étapes de ces cinquante années de vie se mesurent plutôt en quelques années de jeunesse, artificiellement dilatées, en quoi l’auteur ne fait que trop voir son âge, porté à croire qu’une vie d’homme ne se remplit plus après la vingtaine. C’est sans importance. On peut passer outre à cette fiction des âges, presque naïve, et goûter sans restrictions l’enchaînement des phrases, à condition de se placer dans l’état d’esprit de qui s’apprête à lire de la poésie et non de la prose. A partir de là, c’est affaire de goût personnel, comme en musique tel se délecte aux cuivres, tel autre au clavecin.
La prose poétique de Marien Defalvard fait beaucoup pour se rendre détestable aux yeux de certains. On peut rejeter sa manière, ses manières, la moindre de ses tournures. Il me parait sans intérêt de préciser pourquoi, et tout aussi vain de donner les raisons qui ont fait pour moi de cette lecture un moment très particulier, voisin de l’envoûtement. J’ai beaucoup aimé ce livre. Tout cela, et la détestation et l’envoûtement, ne se discute pas.
En revanche, redescendu sur le plancher des vaches de la critique littéraire, on peut toujours aventurer quelques hypothèses de filiation auxquelles associer l’auteur du
temps où l’on existait. Celle d’avec Proust me parait une erreur de jugement. Il ne suffit pas qu’une phrase soit longue pour qu’elle soit réputée proustienne, évidemment, non plus qu’il ne suffit de voir paraître le mot « temps » dans un titre pour imaginer partir à sa recherche sur un même chemin. Marien Defalvard fait l’impasse, dans ce « roman », à dessein ou non, je ne saurais dire, de l’art de la narration et voilà qui suffit à le séparer radicalement de Marcel Proust, maître en la matière. Defalvard raconte son écriture et c’est tout.
Une des filiations contemporaines qui me paraît plus juste, c’est celle d’avec Houellebecq. Cela pourra sembler étrange, eu égard à la profusion métaphorique, aux effets de lexique, aux tournures archaïsantes, qui abondent chez Marien Defalvard (sans compter la quantité d’alexandrins et d’octosyllabes qui émaillent le texte et dont on ferait un joli centon), tandis que Houellebecq s’est fait l’adepte de la forme plate. Et cependant, du côté de la « tournure d’esprit », ces deux-là sont bel et bien cousins, par la branche d’un pessimisme froid à l’égard de l’existence, de « la vie », sans s’interdire une forme de compassion à l’égard des vivants.
Dans un autre registre, s’aperçoit nettement l’ombre tutélaire de Renaud Camus à travers les évocations essentielles de la province française, le goût des randonnées en voiture, les paysages, les noms de lieux, le goût des expressions, le sentiment de la perte d’un monde et l’impossible saisie du temps.