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La France littéraire d'avant

Envoyé par Henri Rebeyrol 
02 octobre 2011, 09:36   La France littéraire d'avant
Albert Samain, poète de la seconde moitié du XIXe siècle, est connu aujourd'hui, non pas parce qu'il est lu (son oeuvre n'est plus publiée : Amazon n'a à son catalogue que recueils d'occasion, publiés entre 1898 et 1944), mais parce que son nom est encore cité dans quelques ouvrages savants traitant de la poésie symboliste.

Or, il y a un siècle, il était lu. En 1924, les éditions du Mercure de France rééditent Au Jardin de l'Infante (première publication en 1883 ou en 1887) : c'est la "cent vingt-quatrième édition" (en chiffres, 124e : indication de la page de titre) et la justification du tirage (au dos de la page de titre) porte le chiffre 120908. Cela signifie-t-il, comme tout le laisse à penser, que ce recueil a été tiré en 1924 à plus de 120000 exemplaires ? En 1925, le même éditeur réédite Le Chariot d'or (première édition en 1900) : c'est la "cent dix-neuvième édition" et la justification du tirage porte le chiffre 117159. Si l'on se fonde sur ces chiffres, Albert Samain, ce Français d'avant (et d'avant avant), a eu pendant trois ou quatre décennies plusieurs millions de lecteurs. Aujourd'hui, combien de lecteurs a un poète un peu connu ? Cent ? Peut-être. Mille ? J'en doute.

Les Français d'avant lisaient de la poésie; ceux d'aujourd'hui n'en lisent plus et ne lisent plus guère. Il vaut mieux ne pas imaginer ce que feront les habitants de la France d'après.
Ils écouteront du slam, c'est pareil non ?
Il faut tout de même dire qu'Albert Samain (idolâtré par ma grand-mère, je sais de quoi je parle...) n'avait pas très bonne réputation auprès des amateurs un peu vétilleux (à peine meilleure que François Coppée). C'était un peu un poète, non pas pour les gens-qui-n'aiment-pas-la-poésie, mais pour ceux qui n'y connaissent rien ou ne s'y montrent pas très exigeants (ce que semblent confirmer ses tirages pharamineux : ses recueils servaient de cadeaux d'avant fiançailles, voire de première communion — encore que la fêlure de son fameux “Vase brisé” ait d'indubitables connotations érotiques et greuziennes, qui échappaient sans doute à ma pauvre grand-mère...).

Le poète “grand public” est une espèce qui a complètement disparue, c'est vrai (Christian Bobin ?).
Vous êtes sévères. Nous avons Grand Corps Malade, dont les vers sont aussi pompiers et niais que certaines productions fin de siècle, même si sa métrique est plus qu'approximative et son lexique très restreint. Je crois qu'il joue ce rôle. Signe des temps, il ne peut réciter ses vers consternant sans une petite unité de musiciens de variété pour faire l'ambiance derrière.
Il y a encore beaucoup de Samain dans les librairies d'occasion ; c'est ce qui me l'avait fait connaître. Des romanciers comme Marcel Prévost, Paul Bourget, Henry Bordeaux ont subi, sans doute à juste titre, le même sort, auteurs qui, ayant joui d'un grand succès de leur vivant, sont aujourd'hui complètement oubliés.
Ce furent sans doute les auteurs d'une époque, qui correspondaient au goût d'un moment. Je m'interroge sur ces auteurs qui eurent du succès pendant longtemps, et qui sont quasi-oubliés.

Je pense à Loti, à Martin du Gard, à Anatole France, qui ne furent pas des auteurs mineurs.

Je crois davantage à un affaiblissement du goût du public qu'à une faiblesse des auteurs en question.

Fauré n'était pas un musicien de seconde zone, il avait une très grande culture. Voyez ceci :



J'ai eu grand plaisir à lire le message de Renaud Camus alors que, bien sûr, j'ignorais jusqu'à l'existence de Monsieur Samain. Merci à JGL d’avoir permis cet échange. En revanche, j'ai eu une grand-mère (et même deux, figurez-vous) et cette façon de replacer un fait d'intelligence qui pourrait n'être qu'un débat abstrait dans une généalogie familiale, de le rendre humain, me touche et me parait être le fait d'un véritable écrivain. Pour faire marrer l’assemblée, je dois dire que je suis retourné sur Goux Gueule vérifier s’il existait bien un François Coppée car l’hypothèse m’avait traversé l’esprit que notre Président avait peut-être voulu brocarder celui de l’UMP.
Cher JGL, vous n'ignorez évidemment pas que les chiffres des tirages, tels que vantés sur les couvertures, étaient facilement multipliés par 10, comme le notait cette vieille pie de Léautaud (qui doit savoir ; il y travaille, au Mercure). Des poètes, même aimés des institutrices, ne tiraient pas 100 000 exemplaires par an dans une France qui comptait 39 millions d'habitants.
Chatterton, à propos de Samain, je ne suis pas de votre avis, et je rejoins celui de JGL.

Il est connu, comme vous nous le dites très justement, que les tirages étaient "gonflés" avant guerre, surtout pour faire apparaitre les fameux bandeaux du type "xième mille", c'était de la "réclame" pour les ouvrages qui paraissaient.

Je ne pense pas que cela s'applique au cas d'espèce, Samain étant mort depuis longtemps. Il était une "valeur sûre", et la justification du tirage me semble convaincante.
J'imaginais que les chiffres étaient ceux des tirages cumulés, depuis le début...
Le vase où meurt cette verveine
D'un coup d'éventail fut fêlé ;
Le coup dut effleurer à peine :
Aucun bruit ne l'a révélé.
Mais la légère meurtrissure,
Mordant le cristal chaque jour,
D'une marche invisible et sûre
En a fait lentement le tour.

Son eau fraîche a fui goutte à goutte,
Le suc des Fleurs s'est épuisé ;
Personne encore ne s'en doute ;
N'y touchez pas, il est brisé.

Souvent aussi la main qu'on Aime,
Effleurant le coeur, le meurtrit ;
Puis le coeur se fend de lui-même,
La Fleur de son Amour périt ;

Toujours intact aux yeux du monde,
Il sent croître et pleurer tout bas
Sa blessure fine et profonde ;
Il est brisé, n'y touchez pas.
Certes. Admettons que l'éditeur ait exagéré les chiffres de la justification du tirage, mais il n'a pas pu se tromper ou tromper les lecteurs sur le nombre d'éditions. Albert Samain est mort en 1900; la première édition d'Au Jardin de l'Infante date de 1883 (ou 1887). En 1924, c'était la 124e édition de ce recueil (en édition courante avec trois exemplaires de luxe, l'édition "de poche" n'existant pas; pas en édition populaire ou bon marché non plus, prix du volume : 9 f. J'imagine mal que l'oeuvre d'un poète (ou d'un romancier) actuel ou mort il y a plus de trente ans puisse connaître des succès pareillement durables et aussi vifs.
c'est la "cent vingt-quatrième édition" (en chiffres, 124e : indication de la page de titre) et la justification du tirage (au dos de la page de titre) porte le chiffre 120908. Cela signifie-t-il, comme tout le laisse à penser, que ce recueil a été tiré en 1924 à plus de 120000 exemplaires ?

Je répondais à « recueil tiré en 1924 à plus de 120 000 exemplaires », ce qui me paraît, encore une fois, peu vraisemblable. Par contre, tirage cumulé (tirages de 1 000 à chaque fois), oui, certainement. Au jardin de l'Infante aura été tiré, entre 1893 et 1924, à plus de 120 000 exemplaires, ce qui est considérable.
[...] la probité des éditions du Mercure était au-dessus de tout soupçon. Tous les exemplaires de tous les tirages étaient numérotés un à un au composteur par Paul Léautaud dont ce travail devint la grande, affaire, lorsqu'on 1912 il eut remplacé Van Bever au premier étage. Que de fois ne l'ai-je pas trouvé brandissant son appareil numéroteur et en donnant de grands coups sur les premières feuilles d'un livre prêt à paraître ? Les auteurs auraient pu faire ce travail eux-mêmes s'ils n'avaient pas eu confiance, mais ne pas avoir confiance dans le Mercure n'était même pas concevable. Si certains faisaient imprimer à leurs frais, en couleur, une petite vignette de garantie qui remplaçait le numéro — Léautaud lui-même avait adopté la cocotte en papier — c'était pure coquetterie de leur part. (A. Billy, Le Pont-des-Saints-Pères, Arthème Fayard, 1947)
Ouais. D'un autre côté, m'étant replongé dans Léautaud, je retrouve ceci (mercredi 22 février mille neuf cent cinq) : « Van Bever serait d'avis qu'on partît à trois cent-cinquante, puis tout de suite à cinq cents. En réalité, on va tirer les onzième et douzième éditions [des Poètes d'aujourd'hui, de Léautaud et Van Bever] les premiers tirages des deux volumes, tout de suite à quinze cents, feront les treizième, quatorzième et quinzième éditions. »

Les tirages ont donc tout l'air d'être à 500, trois fois 500 faisant la 13e, la 14e et la 15e édition, ce qui n'empêcherait évidemment pas d'écrire 13e, 14e, 15e mille sur la couverture.

Dans cette hypothèse on aurait imprimé plutôt 60 000 que 120 000 Au jardin de l'Infante, en trente ans, ce qui reste considérable.
Ce n'est pas très clair... dans ce cas, la numérotation devrait être 13000 à 13499, 14000 à 14499... on ne devrait pas trouver de 120908...
Tout cela est à prendre avec des pincettes, naturellement. Mais s'ils écrivent sur le livre 30e mille, ils ne vont pas mettre des justifications de tirages qui indiquent la moitié.
Je pense que nous n'aurons pas le fin mot de cette affaire de tirage. Une chose est certaine : Samain fut très lu, et pas seulement par des institutrices, du moins si on considère le prix des ouvrages (en 1924, Le Figaro est vendu vingt centimes le numéro, neuf francs est donc le prix de quarante-cinq journaux). Il ne l'est plus du tout. Cet homme n'avait jamais fait de réclame, et sa gloire fut largement posthume et plutôt durable (presque quarante ans).

Samain fut-il un auteur pour lecteurs ne connaissant pas trop la poésie ?

Je ne sais pas.

Je sais que Cocteau en parla parmi les muses de sa bibliothèque :

La pâle muse de Samain,
Une fleur mourante à la main,
Se pâme en des coussins vieux rose.




Samain chanté
"Le Vase Brisé" est de Sully Prudhomme.
Vers 1870, Rimbaud et Verlaine se moquaient déjà de la poésie de Coppée (voir les vers de l'"Album zutique"). Les lecteurs exigeants, les écrivains authentiques ne le prenaient pas au sérieux. Samain lui non plus n'a jamais été vu comme un "grand" poète. Un habile faiseur ne dérangeant personne, l'exemple même du poète pour jeunes filles ou adolescents de province sentimentaux. Un Bobin en effet, un Delerm pourraient en être les (pâles) incarnations actuelles.

Quant à ces chiffres qui paraissent énormes, il faut les relativiser. 130 000 exemplaires en vingt-cinq ou trente ans, cela ne fait jamais qu'un peu plus de 300 exemplaires vendus par mois. Sur 39 millions d'habitants. Mon grand-père maternel avait un recueil de Samain dans sa bibliothèque : il l'avait reçu au lycée, vers 1925, lors d'une distribution de prix. A la même époque, qu'étaient les tirages de Claudel, de Reverdy, de Saint-John Perse, de Jouve ? Il n'est pas sûr que le nombre d'amateurs réels de littérature ait beaucoup varié depuis cent ans.
Il y a toujours eu des gloires considérables et éphémères, des auteurs que l'on a pris pour des colosses, pour des maîtres à penser et dont le renom, vite éteint après leur mort, nous stupéfie aujourd'hui : Paul Bourget, Henry Bordeaux, André Maurois en sont de bons exemples.
Il y a eu aussi des gloires trompeuses, des écrivains qui vendaient beaucoup mais qu'en fait on lisait peu, qui étaient plus des noms que des oeuvres : Samain en est l'illustration. Pascal Quignard joue peut-être le même rôle aujourd'hui.
Il y a des oublis regrettables. Remy de Gourmont soulignait déjà il y a cent ans l'injustice et l'incohérence de la Postérité. Anatole France, Martin du Gard ou Jules Romains (je continue d'aimer beaucoup Les Hommes de bonne volonté) le démontrent. Encore que leurs romans soient régulièrement réédités en poche, que des universitaires étudient leurs oeuvres.
Enfin, il y a toujours eu des auteurs pour happy few ; leur lectorat d'aujourd'hui n'est peut-être pas plus étroit que celui d'hier. Je pense à Larbaud. Je pense à André Dhôtel, Henri Thomas ou Marcel Arland. Je pense à Pierre Herbart que je place très haut (pour L'Age d'or, Alcyon, Le Rôdeur ou La Ligne de force). Un conseil du lundi matin : lisez, lisez Pierre Herbart ! Le petit livre qu'il a consacré à Gide après la mort de celui-ci, A la recherche d'André Gide (qui fut son protecteur, son mécène, qui lui fit épouser la mère de sa fille, Elisabeth van Rysselberghe ) est une merveille d'ingratitude littéraire.
La phrase fétiche de Gide, d'après Herbart, était : "Fuyons, fuyons ces lieux in-to-lé-rrrrrables !"
Ce pourrait être, hélas, le mot d'ordre de "la France d'après".
Genet, quand je l'interrogeai, démentit l'influence d'Herbart sur ses livres. Je ne sais pas si l'on doit le croire. Pierre Herbart me semble constituer le joint parfait permettant de passer de Gide et Cocteau à Genet. L'Age d'or peut évoquer les romans de Cocteau. Mais on a déjà un pied dans le monde de Genet.
Il me semble que ces succès éphémères (enfin, éphémères, ils durent tout de même plusieurs générations) sont ceux d'une littérature qu'on pourrait appeler moyenne, celle qui exprime à peu près les idées des populations. Elle se périme donc du fait de l'évolution des mentalités.

Je viens de lire Le Disciple de Paul Bourget. Sur la foi de sa réputation, je m'attendais à trouver du psychologisme niais et une attaque contre les mauvais maîtres. Sur ces deux plans, j'ai trouvé que le roman valait mieux que sa réputation. Par exemple, le mauvais universitaire qui détraque la jeunesse est un vieux débris vivant de ses rentes et complétement désinséré de la vie sociale, pas du tout un ponte de la Sorbonne, de l'École normale, etc. Et la séduction de la fille de famille par le précepteur, mise explicitement au compte des dangereuses théories, est décrite par un romancier qui n'a peut-être pas beaucoup de talent, mais qui en a trop pour simplement illustrer sa « thèse ». Comme dans la vie, c'est « plus compliqué que cela ».

Reste que Le Disciple est devenu une pièce de musée parce que les positions mêmes de l'auteur (par exemple le frère officier de carrière, et assez bas de plafond, présenté comme l'incarnation des valeurs viriles) apparaissent aujourd'hui comme des lubies.
Je partage tout à fait votre analyse du Disciple, Chatterton. Bourget vaut un peu mieux que sa réputation désastreuse ; mais il a contre lui d'avoir tellement collé à son époque, aux valeurs de celle-ci, que, cette époque enfuie, il ne reste plus grand chose de son oeuvre. Anatole France aurait pu subir le même sort ; c'est son scepticisme, ou son pessimisme, qui l'a sauvé.
On pourrait en dire autant de certains romans de Sartre. Voir le Paul et Jean-Paul de Jacques Laurent.
Ce qui nous amène évidemment à prononcer sur les écrivains à la mode d'aujourd'hui, par exemple les Bégaudeau. Indépendamment de leur médiocrité, qui est immense, ils sont si totalement le reflet de leur temps qu'on peut pratiquement leur coller une date fraîcheur.

(La DLUO de Bégaudeau, ça ferait un bon titre pour un article polémique, non ?)
Kiran et Chatterton,

Je reviens à Samain. Je m'empresse de dire qu'il n'est pas mon poète préféré, malgré tout le bien que je pense de lui.

Il a tout de même été fort apprécié durant deux périodes très différentes de l'histoire de France : l'avant et l'après guerre de 14. La Belle époque et les Années folles ont peu de point communs.

Considérez à nouveau Cocteau, qui débordait de talent et dépassait en sensibilité la plupart des poètes français.

Il déclare avoir eu six muses : Baudelaire, Verlaine, Rodenbach, Lorrain, Rollinat et Albert Samain.

Kiran, vous connaissez l'oeuvre de Cocteau. Cocteau pouvait-il se tromper à ce point ? Cocteau, sensible au vent de la mode ? l'homme qui lança Radiguet aurait-il été un bien-pensant ?
J'ai lu La Ligne de force il y a assez longtemps déjà, et il ne m'en reste pratiquement aucun souvenir, si ce n'est une évocation de la touffeur d’Hanoï, Herbart portant costume blanc et se faisant tirer en pousse-pousse.
C'est rageant, si c'est un grand livre. En général, ceux-là laissent tout de même le souvenir d'un coup porté, d'un choc essuyé, même si l'on ne se rappelle pas exactement comment, où et par quoi...
Et se faisant tirer en pousse-pousse.

Est-ce de Pierre Louÿs ?
Chatterton, il faut croire que les musiciens eurent mauvais goût : Fauré pour Samain, Debussy pour Bourget...
En ma mémoire défaillante, ce n'était qu’une façon de raccourci.
Non, cher Alain, La Ligne de force (ni Alcyon, ni L'Age d'or) n'est peut-être pas un "grand livre". Mais il y a un ton, une singularité, une justesse d'écriture, une ferveur (révolutionnaire : Herbart était alors communiste) et un désenchantement qui en font le charme. - Mais d'autres auteurs mineurs que j'aime beaucoup n'ont peut-être pas écrit un seul "grand livre" (Larbaud, Dhôtel, Thomas, Cingria, Roud, Augiéras, Arland...). Mais Renaud Camus a-t-il publié un seul "grand livre" ? Et pourtant je ne peux pas regarder le monde aujourd'hui sans me référer à son regard. L'Age d'or qui parle (entre autres choses) d'amour entre garçons est un récit étonnant, sans déchirements ni revendications, sans rhétorique du Mal à la Genet ni atermoiements catholiques à la Gide ou à la Cocteau. Herbart est mort dans la misère à Grasse, en 1974, je crois. Son corps fut d'abord jeté à la fosse commune. Seul un jeune homme prenait soin de sa vieillesse solitaire et désabusée.
Je ne pense pas que Cocteau se soit trompé, Jean-Marc. Mais il aimait un peu le meilleur (Radiguet lui doit tout ; Genet beaucoup) et le pire (la comtesse de Noailles).
Pour Cocteau nourri par Samain, il me semble qu'un bon écrivain peut tirer du profit de cette littérature que j'appelle moyenne, en particulier dans sa jeunesse. Les idées de tout le monde ne sont pas forcément méprisables, même si évidemment elles ne possèdent pas les vertus canoniques (leur trait principal est leur obsolescence, comme nous le notons tous).

Je crois me souvenir que Henry Miller vouait une grande admiration à Marie Corelli, lu très jeune. Or Corelli était une célèbre toquée (elle fut l'auteur le plus lu de son temps), opérant dans le roman mystico-ésotérique de la veine « je vois une grande lumière ».
opérant dans le roman mystico-ésotérique de la veine « je vois une grande lumière ».

... un peu comme Jack Lang, quoi.

Cher Kiran, il y a des choses très bien chez Noailles (ce sont plus des vers que des poèmes entiers, il est vrai), comme par exemple cet hémistiche décrivant Pascal : Je m'éloigne de vous, sombre ange trébuchant.
Ce vers ou ces deux hémistiches ?
L'hémistiche sombre ange trébuchant décrit Pascal. Je trouve que c'est une belle trouvaille.
Oui, il y a chez Noailles de beaux vers, je vous l'accorde ; comme chez Henry Bataille qu'admirait Aragon. Mais je donnerais sans hésiter toute l'oeuvre de Noailles pour les six seuls poèmes achevés de Catherine Pozzi, par exemple. "Ave" et "Vale", c'est immense, non ?
04 octobre 2011, 13:47   Re : La France littéraire d'avant
Tout à fait d'accord, cher Kiran, Catherine Pozzi est nettement au-dessus.
06 octobre 2011, 17:19   Un homme sans ana
Albert Samain n'est pas si totalement oublié qu'il ne figure dans la livraison 2008 des Célébrations nationales publiées par le ministère de la culture. Né en 1858, il a les honneurs d'un article et d'un portait où il parait bien las. L'auteur de cet article, Jacques Charpentreau, le cite : "Ma vie n'a pas d'histoire et ne comporte pas d'éléments dont se puisse alimenter le côté anecdotes d'une biographie." et il poursuit : "Sa poésie intimiste paraît également sans mystère.", puis il trace les grandes lignes biographiques et conclut son article par ses mots : "Son charme vient d'une synthèse originale, puisqu'elle appartient encore au Parnasse par son exactitude prosodique, mais aussi au Symbolisme par sa musicalité vaporeuse, par la place éminente faite à la sensation, par sa mélancolie, par ses paysages à la Watteau et ses nocturnes à la Verlaine."
Je pense qu'avant de juger trop durement Samain, on devrait considérer que les symbolistes voient dans la poésie le règne de l'image et la musique de la langue, comme dans :

Ses purs ongles très haut dédiant leur onyx,

L’Angoisse, ce minuit, soutient, lampadophore,

Maint rêve vespéral brûlé par le Phénix

Que ne recueille pas de cinéraire amphore

Sur les crédences, au salon vide : nul ptyx,

Aboli bibelot d’inanité sonore,

(Car le Maître est allé puiser des pleurs au Styx

Avec ce seul objet dont le Néant s’honore.)

Mais proche la croisée au nord vacante, un or

Agonise selon peut-être le décor

Des licornes ruant du feu contre une nixe,

Elle, défunte nue en le miroir, encor

Que, dans l’oubli fermé par le cadre, se fixe

De scintillations sitôt le septuor.


Essayez de traduire cela.
Enfin, Jean-Marc, c'est un sonnet, deux quatrains, deux tercets, ainsi présenté cela fait désordre, nul ptyx ne peut traîner par terre...
Le problème du culte-Samain, si j'ose écrire, c'est qu'aimer ce mineur poète, dans les années 20, c'était tourner le dos à Reverdy, à Jouve, à Saint-John Perse, à Max Jacob, à Supervielle etc. C'était s'attacher à des formes, des sentiments, des techniques un peu dépassés.
Catherine Pozzi est vraiment un cas étrange. Son oeuvre authentique (en dehors de poèmes de circonstances et de quelques traductions de Stefan George, d'une nouvelle, d'un Journal) se réduit à six textes dont deux seulement s'élèvent au niveau de la plus haute poésie ("Ave" et "Vale", inspirés par son amour tourmenté pour P. Valéry). Peut-on gagner l'immortalité avec une trentaine, voire un cinquantaine de vers ? Il semble donc que oui.
07 octobre 2011, 09:18   Re : La France littéraire d'avant
Paradoxe de la quantité, la très pratique Histoire de la Poésie Française de Robert Sabatier nous montre que le XXe siècle, qui occupe trois gros volumes, est très méconnu de nos contemporains. Qui connaît Noël Ruet, Jean-Claude Renard, Louis Mercier, Christian Chabaneix, Maurice Fombeure, etc ? Au hasard de mes visites chez les bouquinistes, j'ai découvert de véritables perles malheureusement vouées à l'oubli.
Oui, tout à fait. Et Jean Grosjean, prêtre avant de devenir poète, à qui l'on doit aussi de belles traductions de la Bible. Pour moi le XXème siècle fut un très grand siècle littéraire, plus grand encore que le XVIIème. La somme de poètes ou de romanciers de haute race nés entre1869 (Gide) et les années 1910 (Genet, Gracq, Claude Simon et Duras) est vraiment étourdissante.
Qui connaît Noël Ruet, Jean-Claude Renard, Louis Mercier, Christian Chabaneix, Maurice Fombeure, etc ?

Cher Florentin,

Ce n'est pas pour faire le malin mais je crois bien qu'il s'agit de Philippe Chabaneix... En fait, c'est le dernier des Fantaisistes, il aurait pu connaître Toulet, il en a retenu la virtuosité, sinon le génie. J'aime tout particulièrement certains de ses titres : Les Tendres amies, La Rose et l'Asphodèle... et deux vers sublimes, cependant assez peu adaptés à nous autres, qui sommes censés ici "faire de la politique" :

N'ouvre pas tes rideaux sur les beautés de monde
Le ci-el intérieur est le plus vaste ciel...

07 octobre 2011, 13:49   Re : La France littéraire d'avant
Oui, vous avez parfaitement raison, cher Buena Vista, je ne sais pas pourquoi j'ai écrit Christian, plusieurs noms se pressaient dans ma tête en disant : " Moi, moi, moi..."
Catherine Pozzi me fait beaucoup penser à ces autres amazones éperdues début de siècle, Colette Peignot, dite Laure, Simone Weil, Edith Stein, femmes brillantes et intranquilles dont la particularité insigne fut de se consumer vives, faites d'un matériau trop combustible pour ménager un passage durable à une œuvre.
La tuberculose ou les fours eurent raison d'elles.
J'y ajouterais volontiers Katherine Mansfield.
Alain, comment classeriez-vous un auteur qui publia une seule oeuvre, fort longue, fort lue néanmoins, qu'elle mit des années à écrire rassemblant une incroyable documentation, une oeuvre connue, au moins par son nom, de tout le monde ?

Cette oeuvre, je l'ai lue, et j'ai trouvé sa réputation tout à fait méritée : les personnages sont fort bien étudiés, et malgré l'ampleur du livre, il n'y a pas de longueur.

Cette oeuvre et cet auteur ont fait passer dans le langage courant cette phrase et cette idée, si caractéristiques d'un peuple et d'un pays qui savent s'appuyer sur l'échec apparent pour mieux réussir ensuite, cette phrase qui faillit être le titre et qui termine le film : "After all, tomorrow is another day".
J'aurai du mal à qualifier un tel auteur, Jean-Marc, je n'ai pas lu Margaret Mitchell (j'ai quand même vu le film) !
Mais vous avez l'air d'opposer la mentalité du phénix au goût exclusif des cendres...
Le film et le livre sont de même niveau, de mon point de vue.

A propos de cendres et de Phénix, une autre citation de Margaret Mitchell passée dans le langage courant : "Great Balls of Fire!", et celle-ci, utilisée fréquemment : "As God is my Witness".

N'est-ce point le propos d'un romancier de faire lire, d'être lu, de raconter à ses lecteurs des choses qui les captivent et de maitriser à ce point la langue, d'être si proche de la langue, que certaines de vos formules passent dans le langage courant ?
La malheureux Samain a rejoint dans le néant Ruet, Renard, Mercier, Chabaneix, Fombeure. Qui peut citer un de leurs vers ?
Elle, défunte nue en le miroir, encor
Que, dans l’oubli fermé par le cadre, se fixe
De scintillations sitôt le septuor.


Plus modestement, encore que ce pourrait être d'une ambition extrême, quiconque aura réussi à susciter les scintillations dans le cadre vide aura droit à notre reconnaissance.
Le reste est surtout affaire de chance et de marketing.
Non, Alain, je ne peux pas être d'accord. On dirait presque qu'un livre, pour être réussi, ne devrait pas être lu.

Savez-vous pourquoi "Autant en emporte le vent" fut une réussite littéraire, et une réussite cinématographique ? pour les mêmes raisons que le Guépard ou le Docteur Jivago : parce que, fondamentalement, ils racontent une histoire intéressante de façon originale. Ce n'est pas de la chance et ce n'est pas de la réclame.

Considérez un second auteur américain : Truman Capote. Il obtint d'énormes tirages de romans fort bien écrits, tout simplement parce qu'il avait des choses à dire.
Maudite expression que depuis une quinzaine d'années l'on a fait passer telle qu'elle dans le français, sans changer de tenue ni de sous-vêtement, dans l'obscur et pataud demain est un autre jour digne des pires sous-titrages de film de série B, quand il existait jadis en français la poétique expression qui disait cela si bien: Demain, il fera jour. [www.languefrancaise.net]
Maudite en français, vous avez raison. Je pense que la traduction de "Tomorrow is (ou will be) another day" n'est tout simplement pas possible.

Quand je lis ou j'entends "Tomorrow is another day", je vois le visage de Vivien Leigh s'illuminant à travers ses larmes et nous disant que le vent va tourner ; quand je lis ou j'entends "Demain il fera jour", je vois un Français aux prises avec un problème insoluble repoussant à demain ce qu'il ne veut faire le jour même.

Il y a chez nos amis Américains ce côté qu'on aime ou qu'on n'aime pas, ce "j'essaie, j'échoue, je tente à nouveau et je réussis" qui nous est étranger. En ce sens, "Autant en emporte le vent" nous est aussi étranger que la poésie pygmée.

Dit autrement, l'Education sentimentale est un chef d'oeuvre français, car c'est un chef d'oeuvre de l'échec. On adore cela, en France, la chute, l'échec, ce qui se délite et qui tombe, à un point tel qu'on s'étonne parfois d'être encore debout.

Un auteur intéresse le public ? fi ! c'est qu'il n'est pas assez racé, pas assez intelligent, lisez plutôt les quatrains d'Alexis Lennuyeux de Mègrevante, ça, c'est de la poésie !
Cher Jean-Marc, vous caricaturez ; le succès auprès du public n'est évidemment pas rédhibitoire, mais l'insuccès non plus.
Vous semblez buter contre le simple fait qu'il est certaines œuvres qui ne peuvent pas être destinées à un large public, parce qu'elles sont trop exigeantes, un point c'est tout, et qu'il a vraisemblablement autre chose à faire qu'à en être tout occupé.
Au reste, pourquoi voulez-vous que ce qui est si naturellement admissible en mathématiques ou en physique relève de la fumisterie en littérature et en poésie ?
Cela ne nous est évidemment pas étranger, mais fut enterré par le Romantisme en Europe. L'Amérique, pour paraphraser Einstein ("Amérique est passée de la barbarie à la décadence sans s'arrêter à la case civilisation") est passée directement de la case XVIIIe siècle où dominait l'esprit français que vous caractérisez aujourd'hui comme "esprit américain" (Tom Paine pensa, conçut et soutint la Révolution américaine en France et de France, chez les révolutionnaires français, Tom Paine, inspirateur de l'Amérique moderne, était un Anglais d'esprit français, ce qui explique aussi un peu que seules six personnes suivirent son cercueil à New Rochelle -- vous parlez d'un misfit !), à la case XXe siècle. Elle enjamba ainsi le romantisme et la séduction que projettent chez nous les losers ou que suscite l'étalage de la morosité. Sa répugnance pour l'échec lui vient de ce saut quantique et historique dans le développement de son esprit.

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Quand on se penche sur sa biographie, on comprend que Thomas Paine n'était autre qu'un révolutionnaire international, à la Lénine, ou mieux: il était le Che Guevara du XVIIIème siècle. Ce saut de siècle en politique (tout le 19ème passé à la trappe) explique ce formidable décalage des mentalités ("littérature pygmée" dites-vous du livre de Mitchell) entre eux, les Américains, et nous, les Européens, d'une part, mais aussi la répugnance américaine pour le marxisme, qui appartient à un siècle non-américain ("unamerican", comme ils disent), répugnance naturelle aussi envers ce qui a le toupet de vous imiter et de se présenter à vous très tardivement: Lénine avait un siècle de retard sur Thomas Paine.
Alain, vous nous écrivez :

Cher Jean-Marc, vous caricaturez ; le succès auprès du public n'est évidemment pas rédhibitoire, mais l'insuccès non plus.
Vous semblez buter contre le simple fait qu'il est certaines œuvres qui ne peuvent pas être destinées à un large public, parce qu'elles sont trop exigeantes, un point c'est tout, et qu'il a vraisemblablement autre chose à faire qu'à en être tout occupé.
Au reste, pourquoi voulez-vous que ce qui est si naturellement admissible en mathématiques ou en physique relève de la fumisterie en littérature et en poésie ?


Je voulais dire ceci : l'exigence, dont vous nous parlez, est une chose individuelle, une chose entre le poète et lui même.

Considérez Baudelaire. Nul ne dira que Baudelaire n'était pas exigeant. Nul ne dira que Baudelaire n'est pas lu. Considérez le roman. Flaubert est un modèle d'exigence. Flaubert vendit beaucoup.

Allons à l'étranger. Maïakovski et Essenine étaient des modèles d'exigence. Maïakovski allait systématiquement à la rencontre des travailleurs (terme de l'époque) pour expliquer non ses poèmes (que les travailleurs aimaient) mais ses pièces de théâtre, que les travailleurs ne comprenaient pas. Ses échanges, parfois vifs, avec le public étaient fort intéressants et sont relatés dans les biographies qui lui sont consacrées.

Voici une image de la foule lors des funérailles de Maïakovski : c'est autre chose que celles de Prosper Komplyké ou d'Ignace Linconu.


« C'est au moment où l'on triche pour le beau qu'on est artiste. » (Max Jacob)

Vos foules confites dans une dévotion de bouche à oreille me paraissent bien trop honnêtes.
Alain,

Pasternak, dans "Le Docteur Jivago", nous parle de l'importance des poètes en Russie. Plus généralement, les Russes sont très amateurs de poésie, Pouchkine est très lu.

Je vous ai parlé de Baudelaire, je vous ai parlé de poètes russes, je vous parlerai encore de Whitman, de Yeats, de Neruda, de Lorca. Je ne lis pas le russe, je dois donc me fier à la réputation. Je lis l'anglais et l'espagnol, je juge par moi-même.

Cast a cold Eye
On Life, on Death.
Horseman, pass by!



C'est l'épitaphe de Yeats, tirée d'un de ses poèmes.

Il y a en fait des poètes exigeants qui écrivirent bon nombre de poèmes qui furent lus par bien des gens, ou des poètes plus hermétiques mais qui furent reconnus de leur vivant (je pense à Mallarmé).

Il y a des poètes ratés qui, faute de génie se sont complus dans la forme poussée jusqu'au délire, alors qu'ils auraient dû tout simplement s'agenouiller devant leur lit, chaque matin, et dire "Petit inspiration, saute-moi dessus !".

Ici, les funérailles de Neruda, alors que le putsch a eu lieu et que les participants risquent gros.

[www.flickr.com]
Ce qu'il y a d'émouvant dans cette photographie, Jean-Marc, c'est que tous ces gens sont morts aujiourd'hui.
Et encore, je ne vous montre pas les photographies de la crémation de Virgile, ils sont encore plus morts.
Sans plaisanter, Jean-Marc, il y a quelque chose de ridicule et d'émouvant (et de tragique aussi) dans la vénération de cette foule pour un poète chantre d'un régime totalitaire alors qu'une grande partie des personnes composant cette foule finiront au goulag ou dans les geôles staliniennes.
10 octobre 2011, 21:35   Amende honorable
Hum, oui, en effet, “Le Vase brisé” est de Sully-Prud'homme, M. Brunet a raison. Dans mon esprit non seulement ce poème était de Samain mais il était la quintessence de Samain. Comme quoi...
Kiran, que pensez-vous alors de Meyerhold qui déclara à son procureur : "Comment voulez-vous que je fasse mon autocritique ? Tout mon chemin de créateur a été une autocritique" et qui mourut en disant : "Je meurs en communiste" ?
Ah, Jean-Marc, si vous le voulez bien, laissons tomber le compte des suiveurs d'enterrements, ainsi que les mouvements de masses en général, dont le rapport avec l'art et la poésie en particulier me semble vague.... Mettons-nous d'accord avec ceci :

« J'appris bien des choses à leur sujet ; si je n'ai pas encore réussi à en voir un, je suis du moins bien convaincu de leur existence et ils tiennent une part importante dans ma vision du monde. Comme toujours, ce n'est pas l'art ici qui me rend songeur. Il est étrange certes (qui le nierait ?) que ces chiens soient capables de planer dans les airs ; ma stupéfaction est à cet égard celle de la race canine, mais bien plus étrange est, à mon sens, l'absurdité, la muette absurdité d'existences de cette sorte !
En général, on ne tente aucune explication ; ils planent dans l'air, et on en reste là ; la vie poursuit son cours ; çà et là on parle d'art et d'artistes... et c’est tout ! Mais pourquoi, ô Société Canine, pourquoi au nom du ciel ces chiens flottent-ils ? Quel est donc le sens de cette profession ? Pourquoi ne peut-on obtenir d'eux un mot d'explication ? Pourquoi planent-ils là-haut, laissant s'atrophier leurs pattes, l'orgueil de notre race ? Pourquoi sont-ils séparés de la terre nourricière ? »
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