L’espèce de catalogue d’opinions en quoi consiste, si j’ai bien compris,
We are l’Europe, présente avant tout, selon l’auteur, les opinions de trentenaires ou d’individus encore plus jeunes. Comme je n’ai pas lu ce livre et n’ai pu m’en faire une idée qu’à travers certains épisodes de son adaptation radiophonique, je ne sais pas si toutes les opinions qui ont cours dans ces tranches d’âge y sont exprimées. C’est fort peu probable. Cependant, ce qui a pu me parvenir m’a paru assez réaliste dans la mesure où j’ai retrouvé des propos, des argumentaires, déjà entendus dans la réalité, ici ou là, au hasard d’une vie sociale qui m’amène à côtoyer moins de gens acquis aux analyses de l’In-nocence que plongés dans le tout-venant des idées du temps. Parmi ces trentenaires, les uns gagnent bien leur vie, les autres « naviguent » à vue dans la précarité, très peu d’en eux « batifolent » sans souci en surveillant la croissance de leur poil dans la main. Ce que je crois observer dans leurs paroles, par delà la confusion des idées, c’est une propension à formuler des doléances vis-à-vis des choses comme elles vont. Se montrer globalement satisfait du siècle n’est guère de mise. Il existe toutefois un cas où le motif de satisfaction trouve pour certains à se frayer un chemin, c’est quand son origine tient à la constatation enchantée que le monde ancien est inexorablement promis à l’effacement. Ainsi le technophile en sa logorrhée, dans l’épisode cité ; ainsi Mme Diallo, satisfaite, en somme, de n’avoir plus qu’à attendre que le temps fasse son œuvre ; ainsi l’un et l’autre, confiants dans la mise à bas du vieux monde, que les changements démographiques ou l’innovation technique y pourvoient.
Dans ce contexte, un archaïsme religieux notoire en ses effets, tel que l’islam, est mis dans le même sac que les manifestations les plus extrêmes de la modernité : l’un comme l’autre portent des coups de boutoir à une société occidentale décevante, qui a placé très haut la barre des promesses qu’elle n’a pas tenues. Car il me semble que le sentiment le plus répandu, le plus à l’œuvre – fût-ce obscurément – dans l’esprit de la majorité des trentenaires et des plus jeunes, toute origine sociale ou appartenance idéologique confondues, c’est celui de la
déception ressentie à l’égard du progrès, ce chemin qu’a emprunté et où s’est illustrée, qu’on le veuille ou non, la civilisation occidentale. Le progrès -
notre progrès et celui de personne d’autre - s’est révélé décevant, à tort ou à raison, aux yeux mêmes d'un très grand nombre de ceux qui devaient en être les bénéficiaires puisqu’ils en avaient été les promoteurs.
J’imagine que c’est sur ce terreau de déception qu’ont pu croître ces fleurs vénéneuses de la haine de soi, de la repentance, de l’attrait chimérique pour n’importe quel mode de vie pourvu qu’il n’apparaisse pas comme le prolongement naturel des conceptions du passé, pourvu qu’il tranche avec elles puisqu’elles avaient permis l’éclosion de ce progrès décevant. Que la famille traditionnelle, par exemple, soit battue en brèche par la polygamie ou le mariage gay, on applaudira de même, si cette famille traditionnelle est perçue comme ayant largement collaboré à la déception.
Il n’y a rien comme éprouver de la déception pour engendrer toute sorte de mauvaises passions, de mauvaises hontes. On dit que le sentiment de honte a disparu et j’aurais plutôt tendance à croire qu’il s’est enfoui au cœur des Occidentaux, honteux d’avoir réussi les stupéfiantes prouesses techniques qu’on sait et cela en pure perte, pour
rien, du point de vue d’une présence au monde plus heureuse. C’est de cette manière que je m’explique, chez tant d’Occidentaux, cette extraordinaire pulsion à vouloir en finir avec eux-mêmes, à vouloir se liquider, à se venger d’eux-mêmes en appelant de leurs vœux n’importe quel « apport extérieur » qui les nie.