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La fuite en avant de l'homme de gauche

Envoyé par Gérard Rogemi 
Voilà un penseur qui sort de l'ordinaire. Très stimulant !

Michéa ou la fuite en avant de l'homme de gauche

Dans son dernier essai, Le Complexe d’Orphée, l’auteur de L’Enseignement de l’ignorance et de Orwell, anarchiste tory passe au crible les valeurs et l’imaginaire de la gauche moderne façonnée par la «religion du progrès». Implacable.

«Michéa l’inclassable» annonce le bandeau ornant Le Complexe d’Orphée, sous-titré «la gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès». L’adjectif convient bien à cet ancien professeur de philosophie, qui enseigna dans un lycée de Montpellier avant de prendre sa retraite en 2010, auteur d’une œuvre d’abord confidentielle dont l’audience ne cessa de s’élargir. Ses premiers lecteurs le découvrirent en 1995 avec un original Orwell, anarchiste tory dans lequel il avançait sa défense d’une dose nécessaire de conservatisme critique et son éloge de la «common decency» (socle de valeurs morales élémentaires dont Orwell faisait des «gens ordinaires» les premiers dépositaires) face aux mutations anthropologiques du libéralisme techno-marchand. Furent publiés ensuite le libelle Les intellectuels, le peuple et le ballon rond puis en 1999 le formidable L’enseignement de l’ignorance où, à travers le prisme de l’éducation, Michéa décortiquait l’étau libéral-libertaire.

Le libéralisme, idéologie moderne par excellence

Les livres suivants – Impasse Adam Smith, Orwell éducateur, L’Empire du moindre mal, La Double Pensée – prolongèrent et amplifièrent sa critique du libéralisme perçu non comme une force conservatrice ou réactionnaire, mais comme une «idéologie moderne par excellence» s’efforçant d’éradiquer les valeurs traditionnelles (l’honnêteté, le service de l’État, la transmission du savoir…) et de «briser les résistances culturelles au “changement”, qui trouvent généralement leur fondement dans les “archaïsmes” toujours dangereux de la tradition, ou encore dans les avantages injustement acquis lors des luttes antérieures (et non moins archaïques) de la classe ouvrière et de ses différents alliés.»

Dans le sillage de Marx, de Pasolini ou de Christopher Lasch (penseur original dont Michéa se fit le passeur en éditant ou rééditant ses livres dans l’hexagone), le Français démontra comment, dans sa guerre contre le conservatisme, le libéralisme séduisit la droite par sa version «économiste» (extension du marché) et la gauche par sa version culturelle et politique (extension des droits individuels – donc du Droit – et apologie de la transgression). En résumé : la droite vénère le marché en maudissant la culture qu’il engendre, la gauche affirme combattre la logique du Marché pour se prosterner devant la culture qu’il engendre.

L’interdiction de regarder en arrière

Avec son nouveau livre, ce penseur tranchant qui se réclame d’un socialisme n’ayant rien à voir avec celui d’un Hollande, d’une Aubry, d’un DSK ou autres hologrammes de la gauche moderne, s’attaque à «l’idée que ce qui est nouveau est nécessairement meilleur» et à «la certitude obsessionnelle qu’aujourd’hui tout va forcément mieux qu’hier». De l’exhortation à «aller toujours de l’avant, à transgresser par principe toutes les limites morales et culturelles reçues en héritage» et de «l’interdiction religieuse de regarder en arrière», Michéa théorise donc ce complexe d’Orphée particulièrement prégnant dans l’imaginaire, l’idéologie et la psychologie du progressiste libéral.

S’il renvoie dos à dos la gauche et la droite qui procèdent à une sorte de «division du travail» grâce au mécanisme d’une «alternance unique» régissant «la comédie électorale», le philosophe réhabilite au passage le «populisme», réduit sous nos latitudes politico-médiatiques à la caricature du «tous pourris», tout en relevant qu’il n’existe aucun terme équivalent pour désigner l’idéalisation des élites – tendance pourtant beaucoup plus dominante… Cette dénonciation du populisme (étiquette qui sur l’échiquier idéologique hexagonal peut viser aussi bien un Mélenchon qu’une Le Pen ou un Montebourg ainsi que quelques économistes hétérodoxes et même Laurent Fabius à l’époque où il était hostile à la constitution européenne) est d’abord selon Michéa une diabolisation du peuple, des enracinements et des traditions du «monde d’avant», du paysan et du prolétaire, au profit de l’idéalisation de la figure du nomade et du migrant. En s’en prenant à «la logique et l’imaginaire d’un système politique dont toutes les structures économiques et culturelles encouragent (et, de plus en plus, contraignent) les individus à adopter un mode de vie fondé sur le mouvement perpétuel, la croissance infinie et la soumission aux impératifs toujours changeants de la mode», Le Complexe d’Orphée promeut «des idées de lenteur, de simplicité volontaire, de fidélité à des lieux, des êtres ou des cultures».

Michéa contre les bien-pensants

Jean-Claude Michéa ne se soucie guère de la mauvaise réputation que pourraient lui valoir ses charges contre «les élites de la gauche divine» (Alain Badiou, Michel Foucault, DSK, Nicolas Demorand…) ou «la sociologie militante». Il ne prend pas plus de précautions quand il analyse la libre circulation intégrale des personnes du point de vue commun du Medef et de la gauche «citoyenne» ou les pratiques de la «racaille» (il emploie pour sa part le terme de «caillera») «qui fascinent tellement, de nos jours, les intellectuels parisiens et les artistes bien-pensants du show-biz» alors qu’elles ne sont que «la version cagoulée des traders de Wall Street».

On n’aurait rien dit des bonheurs de lecture du Complexe d’Orphée sans évoquer son humour pince-sans-rire aussi irrésistible que ravageur, notamment quand son auteur évoque la police de la pensée par exemple à travers les «affaires» Eric Zemmour ou Laurent Blanc : «Un signe qui ne trompe guère de l’amoralité croissante du contexte culturel libéral, c’est qu’autrefois beaucoup de délateurs professionnels agissaient de manière anonyme (et cela même sous le régime de Vichy). Aujourd’hui, au contraire, la plupart d’entre eux assument fièrement leur activité et ont même fondé des associations (quand ils ne sont pas tout simplement «journalistes» ou animateurs de sites Internet).» Outre l’amoralité des nouveaux censeurs et des Tartuffes version Inrocks ou Libé, Michéa ébauche d’autres hypothèses : «La possibilité d’un crétinisme généralisé des nouvelles élites médiatiques ne saurait être écartée».

A ces dernières tremblant toujours devant une hypothétique offensive des «conservateurs» et des «réactionnaires», il livre une nouvelle rassurante : «il n’y a aucune chance d’en rencontrer un seul dans les allées du pouvoir moderne ou parmi les dirigeants des grandes firmes capitalistes transnationales». Avec une écriture Grand Siècle où l’on entend des accents de Guy Debord et de certains de ses épigones dont Baudoin de Bodinat, Le Complexe d’Orphée appelle à la rescousse le cinéma de Jacques Tati, de John Ford, de Clint Eastwood ; le football développé par Xavi, Iniesta et Messi ; Marx, Orwell bien sûr, sans oublier Michel Audiard à qui l’on doit, entre autres, cette sentence vertigineuse : «Moi, c’est la gauche qui me rend de droite.» Et c’est ainsi que Michéa est grand.

Morceaux choisis


Sur «la destruction des villes en temps de paix»

«Il y a quelques décennies encore, les aménagements entrepris dans la plupart des villes étaient, en principe, destinés à les embellir ou à améliorer la qualité de vie de leurs habitants. Sous le capitalisme globalisé (c’est-à-dire, lorsque les anciennes cités léguées par l’Histoire doivent progressivement céder la place à de simples “pôles urbains“ reconfigurés selon les exigences de la compétition économique mondiale), travaux et chantiers de toutes sortes y deviennent, au contraire, une véritable fin en soi (à laquelle la vie quotidienne des habitants doit être subordonnée en permanence) ; et les “villes“ – pour conserver ce terme désormais inapproprié – le simple prétexte officiel à l’existence de ces transformations perpétuelles.»

Sur l’instrumentalisation des luttes contre les discriminations et le racisme

«Pourrait-on sérieusement imaginer la Ligue des droits de l’homme, la Halde ou SOS Racisme exiger subitement l’abolition immédiate des privilèges économiques de la grande bourgeoisie ou porter plainte contre l’exploitation capitaliste de l’homme par l’homme ? Ou même dans un registre pourtant plus modéré, soutenir une réforme électorale qui – au nom de la “diversité“ et du refus de toute “discrimination“ entre les classes sociales – obligerait tous les partis politiques à présenter, lors de chaque scrutin, un nombre de candidats issus des catégories populaires et du monde ouvrier proportionnel à la place de ces derniers dans la société moderne ? Il suffit de poser la question sous cette forme pour comprendre aussitôt quel est le véritable enjeu politique – depuis le grand tournant libéral de 1984 – de toutes les luttes “antiracistes“ et “citoyennes“ unanimement célébrées par l’ordre médiatique.»

Le Complexe d’Orphée, 357 p, éditions Climats.
Merci, cher Rogemi pour ce message et ces extraits qui donnent envie d'acheter le livre. Il y a longtemps que j'apprécie cet auteur.
Je suis précisément en train d'en achever la lecture, et j'avoue avoir souvent pensé à vous, chère Cassandre, en maints passages, notamment ceux où l'auteur s'en prend à l'univers du show-biz et des médias.
Un léger bémol, cependant, pour tempérer un peu l'enthousiasme de l'article que nous livre Rogemi : l'humour "pince-sans-rire aussi irrésistible que ravageur" qu'il semble placer comme une cerise sur ce gâteau, me paraît, à moi, marquer les limites de l'ouvrage, et en restreindre la portée critique et théorique. J'ai eu un peu trop souvent l'impression de trouver des éléments d'analyse intéressants, mais qui avortaient rapidement pour se terminer en pirouette, ou en piques certes réjouissantes, mais également décevantes.
Citation
J'ai eu un peu trop souvent l'impression de trouver des éléments d'analyse intéressants, mais qui avortaient rapidement pour se terminer en pirouette, ou en piques certes réjouissantes, mais également décevantes.

Personne n'a jamais dit que tout ce qu'écrit Michéa est paroles d'évangile. J'ai parlé de lectures stimulantes !

Le problème de Michéa est qu'il est ou fut lui-même un homme de gauche, un militant anarchiste totalement introduit dans ce milieu à Montpellier. Il analyse avec beaucoup d'acuité un certain nombre de points brûlants avec d'ailleurs une force de conviction assez étonnante pour finir au bout du compte en queue de poisson et dans l'ambiguité.

En fait il décortique avec bonheur les dérives et les carences des sociétes postmodernes mais il se garde bien d'aller plus loin.

En résumé contentons-nous de ses fulgurances et de son amer constat.
23 octobre 2011, 10:36   L'éloge de la politesse
Valeurs actuelles

La politesse est nécessaire au bon fonctionnement de la démocratie. Son affaiblissement provoque la multiplication des incivilités. L’avertissement d’une enseignante.

Agrégée de sciences économiques et sociales, Cécile Ernst enseigne depuis plusieurs années dans un lycée de l’académie de Versailles. Dans son livre Bonjour madame, merci mon ieur, elle montre comment notre renonciation aux règles de civilité favorise le retour à la loi du plus fort. Entretien.

Vous faites l’éloge de la politesse. N’est-ce pas désuet ?
Je crois qu’il faut faire la distinction entre des pratiques jugées désuètes, qui se perpétuent au sein de certains milieux – les usages du “beau monde” – , et des règles de civilité, dont le respect est indispensable à la vie en société. Les sondages montrent que les Français sont très attachés à la politesse mais ceux qui respectent ces règles ne sont pas mis en valeur, ils ne sont pas cités en exemple. Au contraire : dans les médias, il est de bon ton d’afficher un peu d’indiscipline, voire de moquer des règles pourtant nécessaires à la démocratie. Cette culture du dénigrement se répand et l’on se refuse à distinguer le bien du mal par peur de paraître moralisateur.

Vous soulignez que la politesse et le raffinement des manières ont beaucoup compté dans le rayonnement de la France à partir du XVIe siècle. Comment expliquez-vous que la politesse soit aujourd’hui dévalorisée ?

Historiquement, la Révolution a marqué une rupture : les règles du savoir-vivre sont rejetées car assimilées à l’étiquette royale. Les révolutionnaires s’opposent aux usages anciens au nom de l’égalité. Saint-Just dira même que « la grossièreté est une sorte de résistance à l’oppression ». On retrouve exactement le même mécanisme dans la révolution bolchevique.

C’est aussi au nom de l’égalité que des sociologues vont contester, dans les années 1960, des règles qui correspondent, selon eux, à des pratiques de castes.
Dans une perspective marxisante, Pierre Bourdieu et ses successeurs vont s’efforcer de démontrer que la culture (le « capital culturel ») est « un instrument de domination des classes dominantes sur les classes dominées ». Cette dénonciation du rôle de la culture dans le phénomène de reproduction sociale va aboutir à la remise en cause des codes sociaux structurant nos sociétés, donc du savoir-vivre. Ce faisant, cette contestation a mis à mal – pas toujours sciemment – le modèle républicain de l’honnête homme, la civilité.

Cette exigence d’égalité se combine avec la revendication de liberté de Mai 68.
Oui. Je ne considère pas que Mai 68 est l’origine de tous nos maux (les femmes sont conscientes de ce qu’elles doivent à cette génération) mais il est clair que cette revendication d’absolue liberté s’accommodait mal des règles de politesse, perçues par les jeunes comme un carcan de conventions : “il est interdit d’interdire”. Ce qui est étonnant, c’est que ces hommes et ces femmes avaient des projets collectifs (je pense à l’écologie) mais qu’ils ont oublié le rôle fondateur de la loi : c’est la loi qui permet de vivre ensemble. Lacordaire avait raison de dire qu’entre le fort et le faible, c’est la loi qui libère et la liberté qui opprime.

L’injonction de tolérance n’a-t-elle pas, elle aussi, contribué à affaiblir la politesse?
La tolérance est en soi une qualité mais elle est devenue un impératif. La société s’interdit de juger tout comportement. Elle valorise même les choix de vie qui ne sont pas dans la norme. Là encore, c’est une affaire de mesure. Au nom de la tolérance, on finit par accepter des comportements qui pourraient mettre en danger nos démocraties.

Politesse et démocratie sont-elles si liées ?
Étroitement. La civilité, définie comme “les bonnes manières à l’égard d’autrui”, est le fondement et le ciment d’une société démocratique. C’est l’oubli des règles de politesse qui explique le développement alarmant des “incivilités” : injures, graffitis, retards, tricheries… En ne les sanctionnant pas, on laisse les jeunes concernés s’enfermer dans une logique d’impunité qui leur donne progressivement un sentiment de toute puissance. Et c’est ainsi que la loi du plus fort s’impose à l’école et dans l’espace public. Les fondateurs de l’école républicaine l’avaient d’ailleurs très bien compris : ils insistaient à la fois sur l’instruction et sur la civilisation des comportements – c’est-à-dire sur la transmission d’une culture humaniste. Ils avaient aussi conscience qu’il fallait transmettre des références communes à des élèves imprégnés de leurs coutumes régionales. N’oublions pas que la IIIe République s’est construite dans un pays sans homogénéité culturelle : quel fossé entre un Corse et un Breton! Pour les républicains, la seule façon de faire vivre la démocratie était de former des citoyens. Et comment le faire sans recourir à l’éducation ? Moi qui vis avec des adolescents du XXIe siècle, je vérifie tous les jours la nécessité de renouer avec leur ambition.

La dissolution des règles de civilité ne risque-t-elle pas aussi de favoriser des replis communautaires ?
Contrairement à ce que l’on dit souvent, les parents africains et maghrébins sont souvent très exigeants envers leurs enfants : ils ne les considèrent pas comme des petits rois. Certains perçoivent la société occidentale comme dangereuse car trop permissive. Faute d’un modèle structurant autre que celui de la société d’origine, la tentation est grande d’un retour à des pratiques culturelles et religieuses traditionnelles, souvent plus strictes. Comment s’en étonner ? Cela fait trente ans qu’on ne fait pas avec ces populations ce que la IIIe Ré publique a fait avec les petits paysans bretons, auvergnats ou savoyards, alors qu’elles sont demandeuses, car c’est extrêmement valorisant d’être hissé au rang de citoyen. Mais quand la règle devient invisible, quand l’école néglige de la transmettre, comment et où pourrait-on apprendre la culture du pays d’accueil ? Ce repli identitaire ne concerne pas seulement les populations issues de l’immigration. La communauté juive, confrontée à des actes de racisme, a tendance à se replier sur elle-même. Et la fuite vers l’école privée relève, pour une part, des mêmes raisons.

Que proposez-vous ?
Il faut agir sur les deux piliers de la transmission : la famille et l’école. En proposant systématiquement un “accompagnement” aux parents dont les enfants ne respectent pas les règles – et qu’il est facile de repérer dès la maternelle. À 13 ans, c’est trop tard ! Quant à l’école, il faudrait insister sur les apprentissages fondamentaux et sur la civilité – par exemple en consacrant au moins un après-midi par semaine à des activités civiques. Aujourd’hui, tout le monde est au service des enfants. Il serait bon d’apprendre aux enfants qu’eux aussi peuvent rendre des services aux autres : à leur classe quand ils sont à l’école primaire, à leur établissement quand ils sont collégiens, à la collectivité quand ils deviennent lycéens. Vous savez, je n’invente rien : les anciens se souviennent qu’il existait, naguère, des oeuvres laïques.

Propos recueillis par Fabrice Madouas
23 octobre 2011, 10:40   Re : L'éloge de la politesse
et j'avoue avoir souvent pensé à vous, chère Cassandre, en maints passages, notamment ceux où l'auteur s'en prend à l'univers du show-biz et des médias."
Sur la tête de ma mère, j'ai pas copié.
J'ai moi aussi beaucoup de respect pour Michéa. Certes il est ouvertement de gauche. Mais cela n'enlève rien à la pertinence de ses analyses. Un échec dès le 1er tour à la Présidentielle serait selon moi le meilleur service qu'on pourrait rendre à la gauche "hollandaise" ; le PS exploserait probablement ; une partie s'entêterait dans cette fuite en avant sans regard possible vers le passé (vote des étrangers ; loi contre l'islamophobie ; apprentissage de l'arabe à l'école ; enseignement obligatoire de la repentance, etc.) ; une autre reviendrait à l'égalité républicaine, à la transformation du libéralisme et entreprendrait la reconquête des couches populaires (au style classique du terme).
Avec sa participation à la cérémonie commémorative du 17 octobre 61, le moins qu'on puisse dire, c'est que le candidat Hollande montre clairement où il se situe.
Citation
Avec sa participation à la cérémonie commémorative du 17 octobre 61, le moins qu'on puisse dire, c'est que le candidat Hollande montre clairement où il se situe.

La présence de Hollande à cette cérémonie me fait froid dans le dos.

Il semblerait qu'il ait intégré le fait que les classes populaires de souche et de larges pans de la classe moyenne (petits commercants, professions libérales, etc...) ne voreront pas pour le PS et il choisit de toute évidence les banlieux et les zones de non-droit dont les habitants ont été naturalisés en masse ces dernières années.

Quelle confirmation éclatante de la justesse des analyses de Michéa.
Tout à fait d'accord, Rogemi. Mais les "couches populaires" (au sens classique) risquent de lui offrir une nouvelle déculottée. Quant à la très probable surestimation communiste des morts du 17 octobre, il faut la replacer dans son contexte. L'aura du PCF, le "parti des Résistants", avait été sérieusement entachée par l'intervention russe en Hongrie de 56 et un nombre significatif d'intellectuels et de militants avaient quitté le navire ou se posaient des questions. Faire de la police française l'équivalent de la Gestapo, ou presque, c'était détourner l'attention et se recoudre une sorte de virginité. C'était obéir aux ordres de Moscou aussi, bien sûr. L'URSS était fort décolonisatrice hors de ses frontières et de sa zone d'influence ; elle l'était fort peu à l'intérieur. Le PCF, docilement, léchait le couperet soviétique.
"Faire de la police française l'équivalent de la Gestapo, ou presque, c'était détourner l'attention et se recoudre une sorte de virginité. C'était obéir aux ordres de Moscou aussi, bien sûr. L'URSS était fort décolonisatrice hors de ses frontières et de sa zone d'influence ; elle l'était fort peu à l'intérieur. Le PCF, docilement, léchait le couperet soviétique."

Entièrement d'accord.
A ce sujet, la relecture de Simone de Beauvoir (ses écrits autobiographiques ; elle n'était pas communiste mais, comment dire... compagnonne de route ?) est accablante (pour elle) : aucun mot de compassion pour les victimes françaises du FLN ; l'aveuglement complet sur ce qu'était vraiment ce parti, etc.
On ne le dira jamais assez le dernier livre de Michéa est vraiment remarquable. Un autre extrait tiré du blog Hoplite

" (...) De ce point de vue, la récente « affaire » Éric Zemmour est assurément emblématique. Ce journaliste (l'un des rares représentants du « néoconservatisme » à la française autorisé à officier sur la scène médiatique) ayant, en effet, déclaré, lors d'un débat télévisé, que les citoyens français originaires d'Afrique noire et du Maghreb étaient massivement surreprésentés dans l'univers de la délinquance (et notamment dans celui du trafic de drogue), la police de la pensée s'est aussitôt mobilisée pour exiger sa condamnation immédiate – voire, pour les plus intégristes, sa pure et simple interdiction professionnelle (Beruf verboten, disait-on naguère en Allemagne). Je me garderai bien, ici, de me prononcer officiellement sur le bien-fondé de l'affirmation d’Éric Zemmour, et ce pour une raison dont l'évidence devrait sauter aux yeux de tous. Dans ce pays, l'absence de toute « statistique ethnique » (dont l'interdiction est paradoxalement soutenue par ces mêmes policiers de la pensée) rend, en effet, légalement impossible tout débat scientifique sur ces questions (un homme politique, un magistrat ou un sociologue qui prétendrait ainsi établir publiquement que l'affirmation de Zemmour est contraire aux faits – ou, à l'inverse, qu'elle exprime une vérité – ne pourrait le faire qu'en s'appuyant sur des documents illégaux). Il n'est pas encore interdit, toutefois, d'essayer d'envisager toute cette étrange affaire sous l'angle de la pure logique (« en écartant tous les faits », comme disait Rousseau). Considérons, en effet, les deux propositions majeures qui structurent ordinairement le discours de la gauche sur ce sujet.

Première proposition : « la principale cause de la délinquance est le chômage – dont la misère sociale et les désordres familiaux ne sont qu'une conséquence indirecte » (comme on le sait, c'est précisément cette proposition – censée s'appuyer sur des études sociologiques scientifiques – qui autorise l'homme de gauche à considérer tout délinquant comme une victime de la crise économique – au même titre que toutes les autres – et donc à refuser logiquement toute politique dite « sécuritaire » ou « répressive »). Seconde proposition : « les Français originaires d'Afrique noire et du Maghreb sont – du fait de l'existence d'un « racisme d'Etat » particulièrement odieux et impitoyable – les victimes privilégiées de l'exclusion scolaire et de la discrimination sur le marché du travail. C'est pourquoi ils sont infiniment plus exposés au chômage que les Français indigènes ou issus, par exemple, des différentes communautés asiatiques ». (Notons, au passage, que cette dénonciation des effets du « racisme d'Etat » soulève à nouveau le problème des statistiques ethniques mais, par respect pour le principe de charité de Donald Davidson, je laisserai de côté cette objection.)

Si, maintenant, nous demandons à n'importe quel élève de CM2 (du moins si ses instituteurs ont su rester sourds aux oukases pédagogiques de l'inspection libérale) de découvrir la seule conclusion logique qu'il est possible de tirer de ces deux propositions élémentaires, il est évident qu'il retrouvera spontanément l'affirmation qui a précisément valu à Zemmour d'être traîné en justice par les intégristes libéraux (« Le chômage est la principale cause de la délinquance. La communauté A est la principale victime du chômage. Donc, la communauté A est la plus exposée à sombrer dans la délinquance »). Les choses sont donc parfaitement claires. Ou bien la gauche a raison dans son analyse de la délinquance et du racisme d’État, mais nous devons alors admettre qu’Éric Zemmour n'a fait que reprendre publiquement ce qui devrait logiquement être le point de vue de cette dernière chaque fois qu'elle doit se prononcer sur la question. Ou bien on estime que Zemmour a proféré une contrevérité abominable et qu'il doit être à la fois censuré et pénalement sanctionné (« pas de liberté pour les ennemis de la liberté » – pour reprendre la formule par laquelle Saint-Just légitimait l'usage quotidien de la guillotine), mais la logique voudrait cette fois (puisque ce sont justement les prémisses de « gauche » qui conduisent nécessairement à la conclusion de « droite ») que la police de la pensée exige simultanément la révocation immédiate de tous les universitaires chargés d'enseigner la sociologie politiquement correcte (ce qui reviendrait, un peu pour elle, à se tirer une balle dans le pied), ainsi que le licenciement de tous les travailleurs sociaux qui estimeraient encore que la misère sociale est la principale cause de la délinquance ou qu'il existerait un quelconque « racisme d’État » à l'endroit des Africains (au risque de découvrir l'une des bases militantes privilégiées de la pensée correcte).

Le fait qu'il ne se soit trouvé à peu près personne – aussi bien dans les rangs de la gauche que dans ceux des défenseurs de droite d’Éric Zemmour – pour relever ces entorses répétées à la logique la plus élémentaire en dit donc très long sur la misère intellectuelle de ces temps libéraux. On en serait presque à regretter, en somme, la glorieuse époque de Staline et de Beria où chaque policier de la pensée disposait encore d'une formation intellectuelle minimale. Dans la long voyage idéologique qui conduit de l'ancienne Tcheka aux ligues de vertu « citoyennes » qui dominent à présent la scène politico-médiatique, il n'est pas sûr que, du point de vue de la stricte intelligence (ou même de celui de la simple moralité) le genre humain y ait vraiment beaucoup gagné. "


Michéa, Le complexe d'Orphée, 2011.
Je n'ai pas lu l'ouvrage en question mais d'après les extraits que j'en découvre sur ce fil, il me semble que Michéa se fourvoie dans sa conception du libéralisme, qui devient sous sa plume une sorte de paradigme censé expliquer tout ce qui ne lui plait pas aujourd'hui en France. Cette obsession à accabler le libéralisme (peut-être faut-il trouver là un restant de ses convictions de gauche) sans l'avoir compris se retrouve chez de nombreuses personnalités "réacs" (Marine Le Pen, Richard Millet, Eric Zemmour) et ressemble davantage à de la pensée magique qu'à un raisonnement construit, un peu comme quand Mélenchon, Montebourg, Marine Le Pen ou d'autres fustigent "les banques", "les riches", etc. : ce ne sont là que des mots marquants que l'on répète à l'envi pour frapper les esprits et non faire réfléchir.

D'une part, la France est très loin d'être libérale : elle est au contraire fortement étatiste et socialiste, avec ses impôts et dépenses publiques très élevées, sa Sécurité Sociale obligatoire, son système de retraites, son assistanat généralisé, son Education nationale centralisée, son obsession du social, etc.
D'autre part, les exemples que cite Michéa sont surréalistes quant il parle d'"oukases pédagogiques de l'inspection libérale" ou quand il fait le lien entre police de la pensée et libéralisme ("traîné en justice par les intégristes libéraux"). L'Education nationale n'est absolument pas libérale, au contraire, puisqu'il y a un monopole de l'Etat sur l'éducation (sans compter le fait que l'école est sous domination idéologique de la gauche). De plus, le libéralisme suppose le pluralisme, notamment des idées, et est donc par nature favorable à une liberté d'expression totale ! L'une des meilleures analyses (voir ici et ) de la nocivité de toutes les lois antiracistes (Pleven, Gayssot, loi sur la HALDE, etc.) a d'ailleurs été faite par Philippe Nemo, un libéral convaincu… (On pourra lire ici un excellent entretien dans lequel il parle de libéralisme, de l'état de la France, du multiculturalisme, de la Turquie en Europe, du christianisme, etc.)

Par ailleurs, Eric Zemmour n'est pas un "néoconservateur", comme le dit Michéa. Les néoconservateurs sont libéraux et atlantistes (par exemple, en France : Guy Millière, Ivan Rioufol...). Eric Zemmour est plus proche de la droite conservatrice traditionnelle, gaulliste voire bonapartiste, et antilibérale.
Remarques assez pertinentes mais vous savez les dégats que le "libéralisme" a provoqué dans des entreprises d'état comme la Poste ou des ministères comme les finances sont considérables.

Ne sous-estimez pas le phénoméne de dissolution de l'état sous les coups de butoir du libéralisme mondialisé, même en France malgré sa vieille tradition centralisatrice.
Je viens de tomber par hasard sur cette analyse de Robert Marchenoir sur le blog de Didier Goux dans laquelle il fait justement la différence entre le libéralisme réel et le libéralisme au sens où on l'entend aujourd'hui, et rejoint justement ce que je disais dans le message précédent.

Citation

Beaucoup de querelles sur le libéralisme viennent de ce que le sens donné à ce mot par les uns et les autres est différent.

Pour les anti-libéraux de 2011, libéralisme signifie mondialisation, pouvoir absolu du marché, effacement des frontières et des nations, immigrationnisme.

Or, on n'est pas libre de donner au mot libéralisme le sens que l'on souhaite. Libéralisme ne signifie pas "tout ce qui va mal dans le monde actuel".

[didiergouxbis.blogspot.com]
Felix,

Juste une petite mise au point.

Tout d'abord je suis un lecteur assidu de Philippe Némo dont j'apprécie au plus haut point les analyses et les textes et je suis réguliérement son émission sur Radio-Courtoisie. Dans la dernière il a recu d'ailleurs Jean Sevillia pour son livre Historiquement incorrect, que je recommande à tout le monde de lire.

A l'allure où on va et sans vouloir être injuste alors bientôt les libéraux seront pour le controle des changes et le rétablissement des droits de douane. Les précisions de Marchenoir sont très justes mais il me semble que tout cela est bien compliqué.
Utilisateur anonyme
11 novembre 2011, 19:51   Re : La fuite en avant de l'homme de gauche
Félix,

Je ne sais pas si Zemmour est atlantiste mais c'est bien un libéral-conservateur, me semble t-il.

A propos des néo-conservateurs, Michéa écrit :

"Ils se trouvent nécessairement enfermés dans une contradiction insoluble. D'un côté, ils croient pouvoir défendre à la fois l'économie de marché et les "valeurs traditionnelles". Mais, de l'autre, il leur faut en permanence oublier que c'est précisément le développement continuel de l'économie de marché qui érode, chaque jour un peu plus, le socle anthropologique de ces valeurs traditionnelles, tout comme il détruit simultanément les conditions écologiques de la vie humaine. Et ils n'ont même pas la ressource de s'en remettre à la conscience morale privée des individus, dans l'espoir que ceux-ci en viennent à limiter d'eux-mêmes les "excès" de la logique marchande, puisque - comme nous l'avons vu - la conscience morale ne prend jamais naissance dans un face à face de type kantien entre l'individu isolé et sa raison (le débat intérieur de la "volonté bonne" et des "inclinations sensibles") mais seulement dans le cadre de ces structures sociales primaires (la famille, le quartier, une mobilité maîtrisée, etc) que la fuite en avant de l'économie a précisément pour effet premier de dissoudre. Les "néoconservateurs" partagent donc, en réalité, la même illusion que leurs frères ennemis de la gauche universitaire. Ils s'accrochent, tout comme eux, à l'idée absurde selon laquelle le capitalisme serait un système essentiellement conservateur et "traditionaliste", alors même que chacun, s'il a des yeux pour voir, peut vérifier quotidiennement que le "bouleversement continuel de la production, cet ébranlement constant de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles, distinguent l'époque bourgeoise de toutes les précédentes" (Marx). Tant que la gauche s'obstinera à diaboliser tout usage positif du mot "conservateur", il ne faudra pas s'étonner, comme l'écrivait Orwell, que "les gens intelligents se trouvent si souvent de l'autre côté de la barricade"."

Voici les premières lignes de "L'empire du moindre mal - essai sur la civilisation libérale" pour vous donner une idée de la thèse qu'il développe :

"Il ne fait guère de doute que si Adam Smith ou Benjamin Constant revenaient parmi nous (ce qui permettrait déjà de relever considérablement le niveau du débat politique), ils éprouveraient les plus grandes difficultés à reconnaître la rose de leur libéralisme dans la croix du présent. De là, sans doute, l'incroyable confusion intellectuelle qui règne à présent sans partage quant à l'usage de ce mot. Il conviendrait ainsi, pour beaucoup, de distinguer un "bon" libéralisme politique et culturel d'un "mauvais" libéralisme économique ; et la critique de ce dernier devrait elle même être nuancée selon qu'on aurait affaire à un "vrai" libéralisme, à un "néo-libéralisme" ou un "ultra-libéralisme". La thèse que j'entends défendre ici a au moins le mérite de simplifier la question. Je soutiens, en effet, que le mouvement historique qui transforme en profondeur les sociétés modernes doit être fondamentalement compris comme l'accomplissement logique (ou la vérité) du projet philosophique libéral, tel qu'il s'est progressivement défini depuis le XVIIè siècle, et, tout particulièrement, depuis la philosophie des Lumières. Cela revient à dire que le monde sans âme du capitalisme contemporain constitue la seule forme historique sous laquelle cette doctrine libérale originelle pouvait se réaliser dans les faits. Il est, en d'autres termes, le libéralisme réellement existant. Et cela, nous le verrons, aussi bien dans sa version économiste (qui a traditionnellement la préférence de la "droite") que dans sa version culturelle et politique (dont la défense est devenue la spécialité de la "gauche" contemporaine et, surtout, de l'"extrême gauche", cette pointe la plus remuante du Spectacle moderne)."

Ou encore, dans "Le complexe d'Orphée" :

"Les principes de cette solution libérale sont à présent bien connus : Tout l'ordre nécessaire au gouvernement pacifique des hommes, affirmaient ainsi ses défenseurs, pourrait être assuré automatiquement par un double système de poids et de contre poids. D'un côté, celui du marché auto-régulateur et de sa "main invisible" (Adam Smith) et, de l'autre, celui de l'Etat de droit et de sa souveraineté divisée" (Guizot). Le "doux commerce" - fondé sur le seul "intérêt bien compris" - devait, en effet, engendrer de lui même ces moeurs paisibles et civilisées qui rendraient inutile l'intransigeante vertu des partisans de Rousseau. Et l'Etat représentatif (avec sa séparation équilibrée des pouvoirs et sa professionnalisation de l'activité politique) constituerait, quant à lui, le garde-fou le plus efficace contre cette dangereuse idée de "souveraineté populaire" dans laquelle les libéraux ne voyaient que la promesse d'un nouvel absolutisme.

Cette séduisante construction idéologique ne présente, à vrai dire, qu'un seul défaut, mais il est rédhibitoire. C'est qu'une fois mise en oeuvre, elle finit toujours par accoucher d'un monde dont l'esprit est manifestement aux antipodes de celui qui animait ses premiers partisans. Il serait évidemment trop simple, devant ces échecs indéfiniment répétés, de crier à la trahison et d'en appeler à un retour salutaire au "vrai libéralisme". La clé de cet apparent paradoxe tient, en réalité, au fait que la théorie libérale originelle reposait sur un certain nombre d'hypothèses additionnelles qui étaient passées inaperçues aux yeux de ses propres fondateurs. Pour que la combinaison de l'Etat de droit et du marché libre tienne toutes ses promesses émancipatrices il fallait, en effet, supposer que l'intérêt des marchands les porterait toujours à conclure des transactions honnêtes (ne serait-ce que pour préserver leur réputation) et celui des citoyens à respecter paisiblement les lois censées garantir la liberté des uns et des autres. Le problème, c'est que la seule logique de l'intérêt bien compris (comme on le sait depuis Platon et l'anneau de Gygès) ne peut évidemment jamais répondre à ces attentes, puisqu'elle trouve inéluctablement sa vérité dans ce fameux pas vu pas pris qui a toujours été la maxime réelle de tous les rapports exclusivement marchands. Pour que le système libéral fonctionne conformément à ses propres prévisions, il aurait donc fallu qu'il prenne appui sur ces pratiques traditionnelles de décence commune qui, seules, peuvent introduire la confiance dans les échanges humains et en limiter les abus. Or non seulement ces pratiques ne peuvent posséder aucun statut théorique cohérent dans l'anthropologie désillusionnée des libéraux (malgré les efforts de Montesquieu et de Tocqueville pour intégrer dans la doctrine la dimension des "moeurs"), mais c'est le développement même du marché libéral (cette "croissance" qu'Adam Smith est le premier à avoir théorisée) qui conduit inexorablement à en saper les conditions matérielles et symboliques. C'est donc bien, en dernière instance, pour des raisons strictement logiques et prévisibles que le scepticisme débonnaire des premiers libéraux devait inéluctablement laisser la place au cynisme impavide de leurs héritiers actuels ; et que les vertus morales et culturelles qui auraient pu éventuellement contribuer à enrayer la fuite en avant de la logique marchande allaient se trouver peu à peu noyées "dans les eaux glacées du calcul égoïste" (Marx).
Une fois qu'on a ainsi compris qu'au coeur du projet libéral il y a toujours la volonté idéologique de fonder la paix civile et la défense des libertés individuelles sur l'exclusion de principe de toute référence à des valeurs morales (ou philosophiques) communes, les mésaventures de la gauche contemporaine perdent une grande partie de leur mystère. Car c'est précisément, en effet, la décision de privatiser toutes les valeurs communes (à commencer par celles de la common decency) qui explique que le développement mécanique du libre échange et du droit procédural ait fini par conduire à un monde dans lequel "tous les rapports sociaux, figés et couverts de rouille, avec leur cortège de conceptions et d'idées antiques et vénérables se dissolvent" et où "tout ce qui avait solidité et permanence s'en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané" (Marx).
Cela signifie, en d'autres termes, que le projet capitaliste - du fait même de sa neutralité idéologique proclamée - ne pouvait s'incarner historiquement que sous la forme d'une société en mouvement perpétuel, dont les "crises" successives constitueraient le régime normal de croissance et qui se montrerait, de ce fait, définitivement incompatible avec toute espèce de stabilité et de conservatisme. Ce n'est assurément pas un hasard si la philosophie du capitalisme a connu ses premiers développements dans le cadre de la philosophie européenne (et notamment écossaise) des Lumières et de son rejet radical de tous les "préjugés" et de toutes les traditions.
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A propos de la liberté d'expression et de la "police de la pensée", Michéa encore :

"Le goulag est l'unique vérité possible de l'illusion socialiste" : Une fois ce nouveau dogme entré dans les têtes (ce fut la grande affaire en France du Mitterrandisme et de ses alliés), la gauche officielle - si elle ne voulait pas disparaitre, électoralement - n'avait donc plus devant elle qu'une seule issue philosophique : en revenir tout simplement à sa vocation première, autrement dit au combat de principe en faveur de toutes les modernisations possibles (économiques, "morales" ou culturelles), combat désormais placé sous l'étendard consensuel des "droits de l'homme" (ou - formulé dans la novlangue "citoyenne" à présent dominante - du rejet de "toutes les discriminations" et de toutes les "stigmatisations", jugées uniformément "nauséabondes" et de nature à nous reconduire aux "pages les plus sombres de notre histoire"). Soit, en d'autres termes, un retour à la situation intellectuelle qui prévalait avant l'affaire Dreyfus - retour en partie compensé par une vague réactualisation du programme libéral de Benjamin Constant et de John Stuart Mill, la rigueur philosophique et l'élégance littéraire en moins (sauf, peut-être, dans l'oeuvre de Michel Foucault - assurément le plus subtil des penseurs de cette nouvelle gauche libérale).
Il est vrai qu'en raison du poids de l'histoire du XXè siècle (et particulièrement de l'influence culpabilisante que le parti communiste avait longtemps exercé sur une grande partie de l'intelligentsia) beaucoup, parmi les militants de cette nouvelle gauche, cherchaient encore à se persuader que leur ralliement récent au libéralisme politique et culturel (le nouvel "esprit Libé" et les chroniques, alors sulfureuses, d'un Alain Pacadis) n'exigerait en rien leur acceptation simultanée du libéralisme économique défendu par la droite moderne (celle qui avait, de façon parallèle, troqué le vieux patriotisme gaullien contre l'affairisme éclairé de Giscard d'Estaing et des ses amis banquiers). Pour le dire autrement, tous ne rêvaient pas encore de ce "monde ludique et commercial" dans lequel le "socialiste" George Frêche verrait, quelques années plus tard, la forme même de l'avenir radieux.
Mais ce n'était là, en réalité, que la figure inversée de cette illusion Meiji qui caractérise les "néoconservateurs". L'idée, en d'autres termes, qu'on pourrait "s'incorporer au mouvement de la transvaluation des valeurs établies" (selon la formule enthousiaste d'un Alain Badiou) sans valider du même coup le fondement marchand et technologique de cette révolution culturelle permanente. D'autant que la dialectique du marché libre et du droit abstrait opère, par définition, dans les deux sens. Le projet d'une société où chacun aurait le droit de vivre "comme il l'entend" (de faire, autrement dit, tout ce qui lui passe par la tête), sous la seule et ultime réserve qu'il ne "nuise pas à autrui", n'a en effet de sens que si cette société possède encore un minimum de valeurs partagées (c'est à dire d'"identité", pour reprendre le terme honni par tous les libéraux). Or, dès lors que nous supposons que tous les montages normatifs existants - à commencer par ceux du sens commun et de la common decency - ne sont que des constructions historiques arbitraires et "stigmatisantes" (autrement dit, de simples "tabous" destinés, avant tout, à légitimer une "phobie" particulière), il devient pratiquement impossible de conférer la moindre valeur opératoire à l'idée de "nuisance à autrui". Tout comportement légitime aux yeux des uns (porter la burqa, caricaturer Mahomet, consommer des drogues, pratiquer le lancer de nains ou soutenir publiquement que le Père Noêl n'existe pas) sera immédiatement perçu par les autres comme une atteinte intolérable à la manière de vivre qu'ils ont librement choisie et, par conséquent, comme une volonté directe ou détournée de leur nuire et de les "stigmatiser".
Le développement illimité du libéralisme politique et culturel (c'est à dire la régularisation de principe, au nom des "droits de l'homme" et de la liberté individuelle, de tous les choix "privés" et de toutes les lubies personnelles) ne peut ainsi conduire - d'une façon qui n'est paradoxale qu'en apparence - qu'au règne étouffant du politiquement correct et à une société procédurière où le moindre écart (fût-il de langage) peut, à tout moment, amener n'importe qui devant les tribunaux. Lorsque le développement logique du libéralisme atteint le point où toute expression publique d'un jugement personnel ferme et précis (et l'existence des "nouvelles technologies" - à l'image du téléphone portable - permet aujourd'hui de rendre publique n'importe quelle conversation privée ou off) commence à être perçue comme une volonté perverse de nuire à tous ceux qui sont d'un avis différent, la société entre alors dans ce que j'ai appelé la "guerre de tous contre tous par avocats interposés". Les effets de cette guerre juridique moderne (qui, ne nous leurrons pas, n'en est encore qu'à ses débuts) apparaissent d'autant plus inquiétants que ceux qui se sont arbitrairement institués en gardiens officiels du temple libéral (mais le nom de policiers de la pensée leur conviendrait mieux) semblent à présent tenir la logique (et, avec elle, le vieux principe de contradiction) pour une fantaisie purement privée qui ne saurait, à aucun titre, peser le moindre poids dans un débat public (on reconnait là une des conséquences extrêmes de cette curieuse épistémologie postmoderne pour laquelle la science elle-même ne serait, en fin de compte, qu'une simple "construction sociale" arbitraire).
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Entretien paru dans le dernier numéro de l'opnion indépendante

Jean-Claude Michéa : «Le capitalisme conduit à la transgression de toutes les valeurs héritées»

Penseur iconoclaste, l’auteur de L’Enseignement de l’ignorance et du récent Complexe d’Orphée en appelle face à un capitalisme transgressant toutes les limites et toutes les valeurs à la défense d’un héritage culturel et à une certaine dose de conservatisme. Entretien.


L’une de vos idées centrales est de contester que «le capitalisme serait, par essence, un système puritain, traditionnaliste et conservateur». Comment ce constat évident est si peu partagé ?

C’est effectivement un phénomène très étrange. Toute personne normale, lorsqu’elle ouvre les yeux et observe le monde qui l’environne (à commencer par la ville – ou le village – qu’elle habite), peut constater à quel point Marx avait raison lorsqu’il écrivait que le «bouleversement continuel de la production, le constant ébranlement de tout le système social, l’agitation et l’insécurité perpétuelles distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes». Constat qui n’a rien de surprenant puisque le capitalisme est par essence un système dynamique, fondé sur le projet d’une croissance illimitée, sur l’innovation technologique permanente et sur le renouvellement continuel de toutes les modes et de toutes les formes de consommation (dix minutes de clips publicitaires suffisent à le vérifier). La droite libérale elle-même ne manque d’ailleurs jamais d’accuser ses adversaires officiels d’«immobilisme» et d’ «archaïsme». Or c’est précisément cet univers en chantier perpétuel (où «tout ce qui était sacré – dit encore Marx – est profané») que la gauche culturelle (disons, pour la saisir sous sa face la plus caricaturale, celle des Inrockuptibles ou du Grand journal de Canal +) ne cesse de présenter comme «conservateur», «traditionaliste», voire irrigué par une culture chrétienne et patriarcale. Une situation aussi surréaliste serait assurément incompréhensible si on négligeait de prendre en compte les effets de ce qu’Orwell nommait l’ «idéologie». Sous ce nom, il désignait le curieux processus d’enfermement psychologique, et moral, qui conduit régulièrement certains sujets – généralement dans le but de préserver leur confort intellectuel ou leurs privilèges mandarinaux – à se rendre délibérément aveugles à la réalité qu’ils ont sous les yeux. Là où les gens ordinaires ouvriront la fenêtre pour connaître le temps qu’il fait, l’idéologue laissera ses volets fermés, préférant chercher l’information manquante sur l’un des nombreux sites Internet tenus par sa secte. C’est ainsi que, depuis des décennies, des armées d’universitaires de gauche s’efforcent avec une constance admirable d’établir (statistiques d’Etat à l’appui) que l’insécurité urbaine n’est qu’un simple fantasme entretenu par les médias, qu’aucun facteur psychologique ou culturel n’entre en jeu dans la délinquance moderne ou même que le niveau scolaire des élèves ne cesse de monter. Il y a évidemment là une des principales racines de l’actuel divorce entre le bon sens des classes populaires – qui se fonde toujours sur la réalité – et les prétentions savantes des élites de la gauche libérale.

Vous évoquez dans ce livre l’indulgence voire la compréhension ou la fascination d’une une partie de la gauche pour le délinquant ou ce que vous nommiez dans L’enseignement de l’ignorance : «la caillera» ou «les golden boys des bas-fonds». Sans remonter au Manifeste du parti communiste où Marx et Engels pourfendaient le lumpenprolétariat, la gauche n’a pas toujours baigné dans le mythe du bon sauvageon. A quand remonte la rupture ?


Comme vous le rappelez, Marx n’avait pas de mots assez durs pour fustiger le lumpen, c’est-à-dire «cette pépinière de voleurs et de criminels de toute espèce, capable des actes de banditisme les plus crapuleux et de la vénalité la plus infâme» que «leurs conditions de vie disposent généralement à se vendre à la Réaction». La fascination pour l’univers du crime et de la délinquance – même si elle a parfois rencontré un écho dans certaines fractions minoritaires du mouvement anarchiste – trouve donc, en réalité, sa source véritable dans l’imaginaire du libéralisme développé. Dès lors, en effet, que la logique de la société capitaliste conduit inexorablement à diaboliser toute idée de limite (le développement du marché doit être libéré de toute entrave «protectionniste», le développement des droits individuels ne doit être limité par aucun «tabou») la transgression de toutes les valeurs héritées tend à devenir une fin en soi. Comme l’écrivait, en 2007, Nicolas Sarkozy «l’intérêt de la règle, de la limite, de la norme, c’est justement qu’elles permettent la transgression. Car la liberté c’est de transgresser». C’est, avant tout, cette sacralisation libérale du no limit qui explique l’indulgence d’une grande partie de l’intelligentsia moderne pour toutes les formes de transgression délinquante (ce qui inclut, bien sûr, les pratiques ordinaires de l’élite au pouvoir). Même s’il reste vrai que ce sont le plus souvent les libéraux culturels – autrement dit, les intellectuels de gauche – qui ont pris sur eux de développer cet aspect particulier du dogme. On songe, entre autres, aux travaux de Michel Foucault ou à la canonisation d’un Jean Genet et d’un Mesrine.

Vous êtes l’un des rares à souligner que l’appel à la libre circulation intégrale des individus, à l’immigration incontrôlée, à la régularisation de tous les clandestins, est partagé en France – pour simplifier – par le Medef et l’extrême gauche, par le grand capital et une partie de la gauche.

La mobilité perpétuelle du capital et du travail est au cœur même de la logique capitaliste. Elle est le seul moyen, disait déjà Adam Smith, de permettre à l’offre et à la demande de correspondre de façon optimale. De là, bien entendu, la nécessité d’un monde sans frontières dont l’invitation permanente à la mobilité, géographique ou professionnelle, constitue aujourd’hui la valeur centrale. Naturellement, cette apologie moderne du mode de vie «nomade» soulève de nombreux problèmes philosophiques, ne serait-ce que parce qu’elle revient à rendre impossible toute forme d’engagement affectif durable ou tout lien social solide. Mais elle est surtout utopique. Ce nouveau mode de vie mobile (qui est d’abord le fait – on l’oublie souvent – des élites économiques, politiques et culturelles) ne saurait, en effet, être universalisé sans contradiction. Contrairement à l’illusion que les médias officiels s’efforcent de répandre, il faut rappeler, en effet, que le fameux «tourisme de masse» ne touche en réalité que 4% de la population mondiale et que l’immigration, au sens strict du terme, n’en concerne que 2% (et cela en comptabilisant les nombreux «expatriés» des pays riches). Si ce mode de vie sans frontière devait devenir la norme – comme l’utopie libérale l’exige impérieusement – on se heurterait donc rapidement à des problèmes écologiques et énergétiques insurmonta bles. Même l’ONU (pourtant acquise à la mondialisation) reconnaissait, dans un rapport récent, que d’ici 2050 il sera absolument indispensable – en raisons des ressources limitées de la planète – de réduire de façon drastique «les transports automobile et aériens et le commerce international à longue distance». On retrouve donc ici, sous une autre forme, l’éternel problème que soulèvera toujours le projet libéral d’une croissance infinie dans un monde fini.

«Tant que la gauche s’obstinera à diaboliser tout usage positif du mot “conservateur“, il ne faudra donc pas s’étonner, comme l’écrivait Orwell, que “les gens intelligents se trouvent si souvent de l’autre côté de la barricade“», écrivez-vous.

A la suite d’Orwell, j’emploie généralement le mot «conservateur» dans un sens provocateur. En réalité, il s’agissait surtout pour moi de réveiller l’intelligentsia de gauche de son sommeil dogmatique et de remettre en question la vieille idée progressiste selon laquelle il existerait un mystérieux «sens de l’histoire» dirigeant inéluctablement l’humanité vers le monde toujours plus parfait de la mondialisation. Dans cette optique progressiste, et pour ne donner qu’un seul exemple, il est en effet évident que le remplacement délibéré de l’agriculture paysanne par l’agriculture chimique et industrielle de Monsanto doit nécessairement apparaître comme un progrès indispensable que seuls des disciples de Charles Maurras (pour reprendre la brillante thèse de Luc Boltanski) pourraient encore contester. Or, comme l’écrivait Engels en 1872, il y a de toute évidence «dans l’héritage culturel transmis historiquement» des choses qui sont «véritablement dignes d’être conservées» (on remarquera, au passage, qu’Engels n’hésitait donc pas à défendre cette notion d’ «héritage culturel» que Boltanski tient à présent pour intrinsèquement fasciste). Il serait donc absurde de rejeter en bloc, au nom du «sens de l’histoire» et de l’ «évolution des mœurs», toute l’expérience acquise des peuples et de voir dans toute « innovation » un progrès inéluctable (qu’il s’agisse des centrales nucléaires ou de la substitution d’une «culture numérique» à celle du livre). Il s’agit bien plutôt d’apprendre à distinguer, comme l’écrivait Orwell, «les bonnes et les mauvaises variétés de conservatisme». Et seule une compréhension critique de la logique libérale (c’est-à-dire d’un système où la vie des gens ordinaires dépend entièrement du bon vouloir des minorités privilégiées qui contrôlent le capital et donc le pouvoir et l’information) pourra permettre d’opérer ces distinctions politiquement indispensables.

A la fin du livre, vous évoquez une piste de réflexion sur le capitalisme et la pulsion de mort.

Ce n’est qu’une hypothèse. Il y a néanmoins quelque chose d’intriguant dans la façon dont se déploie la civilisation libérale. Il est clair, en effet, que plus personne n’ignore, au sein des élites globales, que le projet d’une croissance illimitée dans un univers aux ressources naturelles limitées (cela vaut en particulier pour les minerais indispensables au fonctionnement des nouvelles technologies) est fondamentalement contradictoire. Il est même probable qu’une partie de ces élites globales ait déjà pris conscience que le développement d’un système uniquement fondé sur la généralisation du calcul égoïste (le business plan désormais nécessaire à toute «lettre de motivation») et de la guerre de tous contre tous, portait en lui-même les germes de son propre effondrement (Rosa Luxembourg l’avait entrevu dès 1913). Et pourtant, c’est bien cette fuite en avant vers un avenir impossible qui constitue à présent, aux yeux de toutes les classes dirigeantes de la planète, l’unique programme politique envisageable et «rationnel». La cupidité, l’inconscience et le culte de la jouissance immédiate ne sauraient expliquer intégralement une telle fuite en avant. De toute évidence, il y a aussi quelque chose de véritablement suicidaire dans la logique même du capitalisme moderne. Comme si, en somme, la première civilisation de l’histoire à avoir institué le refus de tout interdit et de toute limite en idéal fondateur n’éprouvait plus d’autre désir, au plus profond de son inconscient collectif, que celui de se précipiter vers l’iceberg, au rythme hypnotique d’un orchestre animé par ses «experts» et ses «économistes».
Utilisateur anonyme
12 novembre 2011, 01:26   Re : La fuite en avant de l'homme de gauche
Citation
Michéa
De toute évidence, il y a aussi quelque chose de véritablement suicidaire dans la logique même du capitalisme moderne. Comme si, en somme, la première civilisation de l’histoire à avoir institué le refus de tout interdit et de toute limite en idéal fondateur n’éprouvait plus d’autre désir, au plus profond de son inconscient collectif, que celui de se précipiter vers l’iceberg, au rythme hypnotique d’un orchestre animé par ses « experts » et ses « économistes ».

Point besoin, il me semble, d'une hypothèse aussi forte que la « pulsion de mort » : ivresse de puissance et conscience de la mort suffisent. Je m'explique. Les hommes de pouvoir, étant trop carnassiers pour s'interdire d'user d'un pouvoir dont ils disposent, exploiteront jusqu'à épuisement les ressources de la terre, tant que la satisfaction de la demande mondiale renforcera leur pouvoir. L'ivresse de puissance est trop forte pour qu'on puisse la vaincre par je ne sais quel altruisme générationnel — qui n'a jamais été que le fruit de la crainte des dieux —, d'autant que chacun sait qu'il mourra. Ce n'est pas que jadis l'on fût plus vertueux, mais l'on était moins puissant : la terre nous dictait son rythme et l'on subissait ses caprices. On jugeait donc nécessaire, afin de se la concilier, que l'on sacrifiât quotidiennement aux dieux, ce qui suscitait la conscience d'une retenue — l'on se sentait surveillé, sous le regard des dieux — en sus de l'impossibilité technique de dévastation telle qu'on la connaît aujourd'hui, laquelle eût sans doute débridé les moins scrupuleux. Il n'est donc pas nécessaire de poser que la conscience de l'irrationalité du système est vaincue par une pulsion de mort qui nous dévorerait irrépressiblement, et moins coûteux de poser qu'elle est renversée par un sentiment bien plus récalcitrant, bien plus ancré dans le tréfond biologique humain : l'ivresse de puissance d'êtres se sachant mortels — couplée, bien entendu, au degré de puissance déjà atteint qui, lui, a déjà passé le niveau des forces destructrices de la terre.

A-t-on jamais expliqué l'alcoolisme par la « pulsion de mort » ? La dépendance au bien-être que procure l'ivresse suffit.
« Ce n'est pas que jadis l'on fût plus vertueux, mais l'on était moins puissant : la terre nous dictait son rythme et l'on subissait ses caprices. On jugeait donc nécessaire, afin de se la concilier, que l'on sacrifiât quotidiennement aux dieux, ce qui suscitait la conscience d'une retenue — l'on se sentait surveillé, sous le regard des dieux — en sus de l'impossibilité technique de dévastation telle qu'on la connaît aujourd'hui, laquelle eût sans doute débridé les moins scrupuleux.»

On fût, certes, jadis, moins capable de détruire la nature (mieux, l'environnement : l'Humanité ne s'était pas encore constituée contre la Nature). Par contre, on fait depuis longtemps l'expérience apocalyptique de la puissance par le meurtre et la guerre. Le sens des religions sacrificielles n'est-il pas de contenir (comprendre et arrêter) la violence ? Pourquoi donc l'homme déchaîne-t-il aujourd'hui une violence qu'il contenait hier ?

Ce n'est pas un homme jadis impuissant qu'il faut opposer à un homme aujourd'hui puissant, mais un homme hier puissant par sa volonté à un homme aujourd'hui puissant par la technique et par l'échange. En cela, il y a bel et bien à voir avec la mort. " On m'envie comme jamais l'homme n'a été envié, on m'envie, je suis mort, je suis hors de la vie, je suis énormément riche, je suis riche énormément. Je suis mort parmi les vivants (Histoire du soldat, Ramuz)." C'est parce qu'il détruit sans "ivresse de puissance" et sans "conscience de la mort" -- "il n'y a plus de temps.... (Histoire du soldat)" -- que l'homme sans âme et sans violence déchaîne aujourd'hui une violence qu'il contenait hier.
Je persiste à ne pas être d'accord avec l'analyse de Jean-Claude Michéa au sujet du libéralisme.

En effet, Michéa tombe dans le piège décrit par Raymond Boudon (notamment un texte remarquable : Pourquoi les intellectuels n'aiment pas le libéralisme) :

Citation

Le public, mais aussi de nombreux intellectuels ont en effet tendance à confondre le libéralisme avec des versions très particulières du libéralisme : certains l’assimilent à la théorie dite « de l’État minimum » : celle qui concède une seule fonction à l’État, la sécurité publique ; d’autres ne voient dans le libéralisme qu’une doctrine économique particulière : la doctrine, qui - à ma connaissance du moins- n’a été littéralement soutenue par personne, selon laquelle la vie économique devrait être intégralement abandonnée aux mécanismes du marché.
Bref, bien des intellectuels ne voient pas que ce qu’on appelle le libéralisme est un mouvement d’idées complexe qui a une dimension économique et politique, mais aussi une dimension philosophique, laquelle est à la source des deux autres, de sorte qu’il est impossible d’ignorer leur articulation.

Ce que Michéa identifie de façon erronée comme libéralisme et voue aux gémonies, c'est, selon moi, l'alliance paradoxale du marxisme culturel et de l'idéologie de la superclasse mondiale.

Le marxisme culturel, c'est cette idéologie qui consiste à appliquer le schéma de la lutte des classes à d'autres entités culturelles (minorités sexuelles, ethniques, religieuses, etc.) afin de renverser le modèle dominant. C'est de là qu'est originaire le "politiquement correct", qui a pour but d'empêcher toute critique des minorités. La police de la pensée est donc la continuité de cet état d'esprit, et n'a rien à voir avec le libéralisme. Quand Michéa parle du "ralliement récent [de la gauche] au libéralisme politique et culturel (le nouvel "esprit Libé")", il ne s'agit en fait pas du libéralisme politique et culturel, mais bien de marxisme politique et culturel (même s'il se présente sous une forme un peu atténuée par rapport au marxisme culturel tel qu'il avait été défini au départ), celui qui défend le mariage homosexuel, les sans-papiers, le développement de l'islam afin de mieux pourfendre la "France moisie", la famille traditionnelle, le pape, etc.

Quand à l'idéologie de la superclasse mondiale, c'est celle représentée par le MEDEF, les élites mondialisées (grands patrons, etc.), des intellectuels comme Jacques Attali, des cercles de pensée comme le Siècle, etc., ce que Robert Marchenoir appelle, dans un texte que j'ai cité ci-dessus, le "stato-capitalisme", qui prône un monde sans frontières régi par les lois du marché, l'effacement des états nations ainsi que le multiculturalisme, tout cela afin de conquérir de nouveaux marchés. On retrouve également là la volonté de transformer et modeler la société afin de l'adapter à cette vision du monde plus réceptive au consumérisme de masse. (Ce n'est pas par hasard si les théories de la discrimination positive ont été relayées par l'Institut Montaigne et le Siècle, si les grandes multinationales ont toutes en leur sein une branche "diversité", si le rapport de Jacques Attali sur la croissance prévoyait de mettre en place la discrimination positive). Un état d'esprit qui n'est pas vraiment inspiré par le libéralisme philosophique et politique au sens de Raymond Boudon.

Ces deux idéologies en apparence opposées vont donc trouver de nombreux points de ralliement (voir ici) mais pour des raisons différentes.
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