De sa prison modèle située dans l’Aude, pays qu’il déteste, sec et froid, qui ne ressemble à rien, où la terre est jaune, où tout le paysage est en vignes et rien d’autres, des déserts de vigne sans feuille – autant dire qu’il aurait pu être en Algérie ou dans tout autre pays étranger à la France --, où il était incarcéré depuis deux mois, Josef apprit que l’on avait arrêté deux jeunes racailles dans le village suite à un cambriolage « qui avait mal tourné » comme écrivent les journalistes, c’était des jeunes pensionnaires de son voisin, l’éducateur spécialisé sans diplôme mais qui savait se montrer utile aux services sociaux en les déchargeant des « tarés » des établissements conventionnés qui n’en pouvaient mais. La police, qui avait fait pratiquer une autopsie du cadavre de Geneviève et, à tout hasard, prélevé des empreintes génétiques, avait constaté que ces empreintes correspondaient à celles des deux jeunes du cambriolage. Il avait donc tué le Jean pour rien. Cette nouvelle ne l’attrista pas. Il n’était pas homme à regretter un geste de justicier lorsque tout justifiait le geste au moment de son accomplissement. S’il s’en voulait un peu tout de même, mais vaguement, c’était de n’avoir pas réfléchi avant de tirer les coups de feu à ce que sa victime paraissait trop ensommeillée ce midi du crime pour avoir été l’assassin de sa fille dans les heures qui avaient précédé. Le reproche qu’il s’adressait alors était celui d’une défaillance intellectuelle, exempt de tout repentir ou de remords. Bah… ce qui est fait est fait. Et ce qui est bien fait, ce qui est fait proprement, est en soi, déjà, une sorte de bienfait. D’ailleurs, il n’avait opposé aucune résistance à son arrestation – lorsque les gendarmes lui avaient promis qu’il pourrait assister aux funérailles de Geneviève avant d’aller en prison, il s’était fait passer les menottes doux comme un agneau. Pas de « fort Chabrol » pour le Josef.
Il réagit à la nouvelle de l’arrestation des assassins de sa fille en se souvenant -- se souvenir, quand on n’aime pas lire comme Josef, reste un bon moyen d’échapper au ressassement du présent. Il se souvint pendant de longues heures, de son père, le vieux Jerzy mort en 1970 le même jour que De Gaulle. En 1939, Jerzy avait été étudiant polonais en séjour d’étude à l’école d’agronomie de Nancy, où il se spécialisait en sylviculture, quand la guerre avait éclaté, le piégeant en France. Son pays venait d’être envahi par les armées d’Hitler et il devait combattre depuis la France, pour son pays, la Pologne. Il emprunta les papiers d’identité d’un camarade d’université français pour pouvoir s’incorporer dans l’armée française, plus forte armée du monde, qui allait écraser celle d’Hitler avant de libérer son pays. Mise en déroute dès le 20 mai 1940, sa compagnie reflua loin du front et avec quelques camarades il se retrouva bientôt à Bordeaux, où le gouvernement français s’était regroupé avant de lancer la contre-offensive décisive, que rien n’arrêterait jusqu’à Berlin. Quand il sut que le gouvernement, l’armistice signée, se constituait à Vichy, il résolut de passer en zone libre pour rejoindre le seul chef des armées capable de relancer la guerre, celui qui représentait la France qui allait reconquérir la France : le maréchal Pétain. Pour Jerzy, qui avait entendu De Gaulle à radio Londres, la Résistance, c’était Vichy. De Gaulle, c’était clair, il suffisait d’un rien de jugeote pour le voir, De Gaulle était un agent double au service d’Hitler qui s’employait depuis Londres à casser le moral des Français avec la complicité du traitre Churchill, prêt à faire écraser la France et la Pologne pour sauver son île. Toute sa vie, Jerzy avait voué une haine inextinguible à De Gaulle, qu’il refusait de nommer autrement que « l’agent double ». Jerzy avait été un des rares habitants du village, et pilier de la paroisse catholique, à ne pas être surpris du lâchage de l’Algérie par « l’agent double », ni surpris, ni ému. En juillet 40, Il fallait à tout prix, pour le salut de la France et de la Pologne, rejoindre le Maréchal à Vichy afin de relancer la guerre. Jerzy et ses deux camarades résolurent de franchir la ligne de démarcation pour « rejoindre la France Libre ». Mais leur passeur les avait livrés aux boches. Ils se firent tirer dessus. Ses deux compagnons furent pris ou tués cette nuit-là, il ne le sut jamais, mais lui, seulement touché à la hanche, parvint à se sauver. La première ferme qu’il trouva sur son chemin était celle de Léontine Mouchaboeuf dont le mari était prisonnier en Allemagne. Elle tenait la ferme avec son fils, Jean-Marie, qui devait un an plus tard prendre le maquis à 17 ans pour échapper au STO, ce con, et finir par se faire tuer en 1944 alors que la guerre était presque gagnée, alors que les Américains avaient débarqué, qu’il n’y avait plus d’Allemands stationnés dans le pays, en prenant en embuscade une colonne boche en débâcle à huit contre cent. Léontine avait recueilli Jerzy, l’avait soigné, remit d’aplomb. Et la guerre s’éternisa cependant que Jerzy restait sur la ferme à aider Léontine. La guerre finie, le mari de Léontine, Marcel Mouchaboeuf, ne rentrant pas, ne donnant pas de nouvelles non plus (des camarades à lui avaient fait courir le bruit qu’il s’était trouvé une fermière allemande), il fallait bien épouser Léontine dont le fils ne rentrerait plus non plus. Léontine divorça, Léontine l’épousa. Et Jerzy se retrouva à la tête d’un domaine de cinquante hectares dont personne ne lui contesterait le titre de propriété. Et Josef naquit en 1955. Il y avait trop de travail à la ferme pour qu’il naquît avant.
Léontine était morte en 1982 « d’une erreur de l’Université » comme elle-même le disait : on avait mal dosé son anesthésie lors d’une opération et à cause de cela, Léontine faisait des crises d’asthme de plus en plus « sévères », comme elle avait appris à dire, dont l’une devait lui être fatale. Elle n’avait pas connu son petit-fils Brian qui ressemblait tant à son grand-père Jerzy, de qui il devait avoir tiré ses dons de musicien. Brian jouait Chopin à vous porter au bord des larmes, à vous rendre heureux d’être malheureux, à vous donner envie de passer votre vie à libérer la Pologne. C’est en pensant à cela, à la mort de Léontine six ans avant la naissance de Brian, et à la Pologne, où il n’avait jamais mis les pieds, que Josef, alors que Stella ne lui avait pas donné signe de vie depuis plus d’une semaine, alors qu’une semaine sans Stella avait suffi à presque faire oublier Stella et que ce constat lui sapait l’âme, que Josef sentit rouler de grosses mouches chaudes sur ses joues fripées et mal rasées, le long de chemins parallèles aux barreaux de sa cellule.
(à suivre)