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Plus français que moi...

Envoyé par Utilisateur anonyme 
15 novembre 2011, 19:50   Epilogue
Il y a dans la vie de Brian au Guatelama l'omission d'un détail que ce récit se doit de réparer pour être complet: le couple, dans ce qu'il faut bien appeler leur voyage de noces à La Antigua de Guatemala, petite ville typique faite pour les voyages de noces dans les montagnes centrales du pays, s'était fait vendre un perroquet rouge et bleu énorme, de la taille d'un faisan, qui, si l'on peut qualifier de "parler" les quelques mots, toujours les mêmes, que dans les moments les plus violemment animés de la vie familiale de Brian, le volatile débitait dans des hauteurs de crécelle, sur le ton péremptoire et alarmé propre aux exclamations criardes de cette espère d'oiseau, si ces éjaculations ornithologiques méritent le nom de "parler", parlait français. L'animal, qui avait dû appartenir à quelque marin ou aventurier dont les ancêtres auraient pu être creusois, ainsi, arpentant son perchoir dans une marche latérale en crabe de plus en plus rapide, au fur et à mesure que se précipitaient les échanges d'horions et les injures basses dans la langue de la femme, lançait sa devise fusante dans la langue de l'homme: putain de merde de schlass de con ! Sans que l'on sache très bien ce que ce schlass signifiât, l'effet calmant sur l'ardeur des belligérants était immédiat, l'homme alors, peut-être se sachant soutenu, moins seul dans le juron national dont l'expression eût coulé sur la femme comme l'eau sur l'aile d'un pigeon, se raisonnait sous l'insulte ainsi faite de la race à la race et retenait ses poings. Le perroquet francophone, ainsi, sauva le couple.
15 novembre 2011, 23:10   Re : Plus français que moi...
Florentin, vous avez fort raison, l'appréciation de l'humour vous donne votre degré d'intégration au pays. C'est sans doute pour cela que l'humour actuel est abordable par un CP, rien n'est proposé à un niveau supérieur. Où sont passés les Guitry, les Devos, et même les Desproges? Coluche lui ouvrait la descente de piste.
15 novembre 2011, 23:56   Re : Plus français que moi...
Très juste, Nemesia, l'humour est le bon indice. L'allusion, le non-dit, le calembour, le faux lapsus, etc, puisent dans un fonds commun et la communication s'établit à divers degrés.
16 novembre 2011, 05:59   Re : Addendum
De sa prison modèle située dans l’Aude, pays qu’il déteste, sec et froid, qui ne ressemble à rien, où la terre est jaune, où tout le paysage est en vignes et rien d’autres, des déserts de vigne sans feuille – autant dire qu’il aurait pu être en Algérie ou dans tout autre pays étranger à la France --, où il était incarcéré depuis deux mois, Josef apprit que l’on avait arrêté deux jeunes racailles dans le village suite à un cambriolage « qui avait mal tourné » comme écrivent les journalistes, c’était des jeunes pensionnaires de son voisin, l’éducateur spécialisé sans diplôme mais qui savait se montrer utile aux services sociaux en les déchargeant des « tarés » des établissements conventionnés qui n’en pouvaient mais. La police, qui avait fait pratiquer une autopsie du cadavre de Geneviève et, à tout hasard, prélevé des empreintes génétiques, avait constaté que ces empreintes correspondaient à celles des deux jeunes du cambriolage. Il avait donc tué le Jean pour rien. Cette nouvelle ne l’attrista pas. Il n’était pas homme à regretter un geste de justicier lorsque tout justifiait le geste au moment de son accomplissement. S’il s’en voulait un peu tout de même, mais vaguement, c’était de n’avoir pas réfléchi avant de tirer les coups de feu à ce que sa victime paraissait trop ensommeillée ce midi du crime pour avoir été l’assassin de sa fille dans les heures qui avaient précédé. Le reproche qu’il s’adressait alors était celui d’une défaillance intellectuelle, exempt de tout repentir ou de remords. Bah… ce qui est fait est fait. Et ce qui est bien fait, ce qui est fait proprement, est en soi, déjà, une sorte de bienfait. D’ailleurs, il n’avait opposé aucune résistance à son arrestation – lorsque les gendarmes lui avaient promis qu’il pourrait assister aux funérailles de Geneviève avant d’aller en prison, il s’était fait passer les menottes doux comme un agneau. Pas de « fort Chabrol » pour le Josef.

Il réagit à la nouvelle de l’arrestation des assassins de sa fille en se souvenant -- se souvenir, quand on n’aime pas lire comme Josef, reste un bon moyen d’échapper au ressassement du présent. Il se souvint pendant de longues heures, de son père, le vieux Jerzy mort en 1970 le même jour que De Gaulle. En 1939, Jerzy avait été étudiant polonais en séjour d’étude à l’école d’agronomie de Nancy, où il se spécialisait en sylviculture, quand la guerre avait éclaté, le piégeant en France. Son pays venait d’être envahi par les armées d’Hitler et il devait combattre depuis la France, pour son pays, la Pologne. Il emprunta les papiers d’identité d’un camarade d’université français pour pouvoir s’incorporer dans l’armée française, plus forte armée du monde, qui allait écraser celle d’Hitler avant de libérer son pays. Mise en déroute dès le 20 mai 1940, sa compagnie reflua loin du front et avec quelques camarades il se retrouva bientôt à Bordeaux, où le gouvernement français s’était regroupé avant de lancer la contre-offensive décisive, que rien n’arrêterait jusqu’à Berlin. Quand il sut que le gouvernement, l’armistice signée, se constituait à Vichy, il résolut de passer en zone libre pour rejoindre le seul chef des armées capable de relancer la guerre, celui qui représentait la France qui allait reconquérir la France : le maréchal Pétain. Pour Jerzy, qui avait entendu De Gaulle à radio Londres, la Résistance, c’était Vichy. De Gaulle, c’était clair, il suffisait d’un rien de jugeote pour le voir, De Gaulle était un agent double au service d’Hitler qui s’employait depuis Londres à casser le moral des Français avec la complicité du traitre Churchill, prêt à faire écraser la France et la Pologne pour sauver son île. Toute sa vie, Jerzy avait voué une haine inextinguible à De Gaulle, qu’il refusait de nommer autrement que « l’agent double ». Jerzy avait été un des rares habitants du village, et pilier de la paroisse catholique, à ne pas être surpris du lâchage de l’Algérie par « l’agent double », ni surpris, ni ému. En juillet 40, Il fallait à tout prix, pour le salut de la France et de la Pologne, rejoindre le Maréchal à Vichy afin de relancer la guerre. Jerzy et ses deux camarades résolurent de franchir la ligne de démarcation pour « rejoindre la France Libre ». Mais leur passeur les avait livrés aux boches. Ils se firent tirer dessus. Ses deux compagnons furent pris ou tués cette nuit-là, il ne le sut jamais, mais lui, seulement touché à la hanche, parvint à se sauver. La première ferme qu’il trouva sur son chemin était celle de Léontine Mouchaboeuf dont le mari était prisonnier en Allemagne. Elle tenait la ferme avec son fils, Jean-Marie, qui devait un an plus tard prendre le maquis à 17 ans pour échapper au STO, ce con, et finir par se faire tuer en 1944 alors que la guerre était presque gagnée, alors que les Américains avaient débarqué, qu’il n’y avait plus d’Allemands stationnés dans le pays, en prenant en embuscade une colonne boche en débâcle à huit contre cent. Léontine avait recueilli Jerzy, l’avait soigné, remit d’aplomb. Et la guerre s’éternisa cependant que Jerzy restait sur la ferme à aider Léontine. La guerre finie, le mari de Léontine, Marcel Mouchaboeuf, ne rentrant pas, ne donnant pas de nouvelles non plus (des camarades à lui avaient fait courir le bruit qu’il s’était trouvé une fermière allemande), il fallait bien épouser Léontine dont le fils ne rentrerait plus non plus. Léontine divorça, Léontine l’épousa. Et Jerzy se retrouva à la tête d’un domaine de cinquante hectares dont personne ne lui contesterait le titre de propriété. Et Josef naquit en 1955. Il y avait trop de travail à la ferme pour qu’il naquît avant.
Léontine était morte en 1982 « d’une erreur de l’Université » comme elle-même le disait : on avait mal dosé son anesthésie lors d’une opération et à cause de cela, Léontine faisait des crises d’asthme de plus en plus « sévères », comme elle avait appris à dire, dont l’une devait lui être fatale. Elle n’avait pas connu son petit-fils Brian qui ressemblait tant à son grand-père Jerzy, de qui il devait avoir tiré ses dons de musicien. Brian jouait Chopin à vous porter au bord des larmes, à vous rendre heureux d’être malheureux, à vous donner envie de passer votre vie à libérer la Pologne. C’est en pensant à cela, à la mort de Léontine six ans avant la naissance de Brian, et à la Pologne, où il n’avait jamais mis les pieds, que Josef, alors que Stella ne lui avait pas donné signe de vie depuis plus d’une semaine, alors qu’une semaine sans Stella avait suffi à presque faire oublier Stella et que ce constat lui sapait l’âme, que Josef sentit rouler de grosses mouches chaudes sur ses joues fripées et mal rasées, le long de chemins parallèles aux barreaux de sa cellule.

(à suivre)
22 novembre 2011, 23:47   Egmont
A ce point du récit nous devons laisser Brian au Guatemala sous les incantations de son perroquet ordurier et salvateur pour nous intéresser au sort de Jean-Michel. Comment Jean-Michel s’est-il retrouvé employé subalterne d’une agence du Crédit Agricole dans un petit bourg de Meurthe-et-Moselle ? C’est ce que nous allons découvrir.

Retour de Hong Kong sans le sou mais les yeux nichés dans la voie lactée du miracle financier, Jean-Michel se fit recruter dans le back-office d’une grande banque nationale à la Défense. Un soir de pleine lune, c’était un mardi, Jean-Michel emprunta quatre cent mille euros à la banque pour « leur faire faire des petits dans la nuit », comme cela se faisait à Hong Kong : l’on s’installait clando dans une salle de marché quand tous les chefs étaient chez eux à besogner bobonne ou leur maîtresse et l’on profitait, pendant huit à neuf de trading ininterrompu, dans la lueur des veilleuses et la luminosité des écrans, de la position géographique centrale de Hong Kong entre les horaires des marchés américains et des marchés européens : les uns n’ouvraient pas encore que Hong Kong savait les cours des autres déjà ouverts et la position planétaire centrale du trader asiatique le faisait gagnant à tous coups -- il suffisait d’arbitrer entre l’ouvert et le non encore ouvert. Jean-Michel avait décidé que Paris, après tout, était bien aussi équidistant de Hong Kong et de l’Amérique que Hong Kong de l’Amérique et de l’Europe et que si la triangulation marchait là-bas, il n’y avait pas de raison qu’elle ne marche pas aussi à Paris, autant dire en Creuse, dont Paris n’est que l’extension.

Il se fit pincer. Il avait tradé toute la nuit quand son chef, qui normalement n’arrivait jamais au bureau avant neuf heures, pointa ce matin-là à sept heures trente, absolument sans raison, quand Jean-Michel, qui avait perdu et recouvré sa mise trois fois dans la nuit, venait juste de la récupérer une nouvelle fois et s’apprêtait à se relancer sur des obligations de Singapour achetées en dollars australiens et qu’il devait revendre une demi-heure plus tard en yens. Le chef décida de le couvrir, mais avec des conditions :

« Coco t’es audacieux mais tu risques gros. On va enterrer ça pour cette fois mais tu vas devoir m’écouter. On va devoir s’entendre tous les deux. Tu comprends bien qu’après ce que tu viens de faire tu vas pas pouvoir rester à la Défense. On est humain. On va pas te virer. Jean-Michel, t’as de la chance de m’être sympathique tu vois. J’ai un poteau en Meurthe-et-Moselle qu’a des difficultés un peu comme toi. Il a emprunté à la banque le vendredi pour rembourser le lundi seulement… enfin, tu m’as compris, tout le monde n’est pas aussi doué que toi. Je le couvre mais je pourrai pas le faire indéfiniment. Alors je vais te muter à son agence et tu vas l’aider un peu. Avec ta connaissance des marchés asiatiques… On va dire trois mois, que t’as, pour l’aider à se remettre d’aplomb. Si tu fais du bon boulot… je veux dire du bon boulot en heures sup’ hein, on se comprend bien tous les deux, et pas en heures sup’ erretétéables, tu vois bien ce que je veux dire, je verrai ce que je pourrai faire pour te réintégrer à la Défense. Maintenant t’es libre de refuser, la banque est libre, elle, te t’attaquer au civil et de te balancer à la brigade financière, au pénal. Au civil, on peut toujours dire que la Banque et toi, vous pourriez discuter mais au pénal Coco, au pénal… (ici, moue douloureuse du chef).. en pleine affaire Kerviel, tu risques de dérouiller Coco.
- Chef… je … je ne sais quoi dire… je
- C’est comme tu veux mon p’tit Jean-Mi…
- Chef… je ne sais comment vous remercier.
- Te fais pas de bile mon canard, on se voit jeudi au squash comme d’hab. Je viens avec une copine. Je te présenterai. »

Josef écrit à Jean-Michel qu’il a besoin de vitamines, dans sa prison, d’oranges, de visites, de lui : « T’inquiète Papa. Je suis sur un gros coup là. J’ai des billes en mains. On me fait confiance. C’est l’affaire de trois mois et je viens te voir et te sortir de là. J’aurai le blé pour te payer un avocat, une vraie pointure… »

(à lire et à se représenter avec en arrière-plan musical Egmont, par Karajan)
23 novembre 2011, 04:02   Re : Egmont
Il reste à présent à apprendre comment la ferme de la Creuse fut vendue.

Le coaching du « consultant interne » en Meurthe-et-Moselle dépassa toutes les espérances du Chef. Jean-Michel, à l’évidence, était un surdoué. Les dettes du beauf du chef (le directeur d’agence était plus qu’un ami du chef, c’était le frère de sa femme) furent soldées en trois semaines. Jean-Michel, alors, commença à engranger des recettes substantielles sur les marchés à terme asiatiques et les marchés des changes, fort de ses martingales et de la mathématique prévisionnelle alliée à la ruse paysanne de son terroir, Jean-Michel produisait des résultats épatants, il était « une vraie gagneuse » selon le mot du Chef. Le chef lui proposa un deal : « Je te couvre du vendredi soir au mardi midi et on fait cinquante cinquante. » Le deuxième mois, Jean-Michel avait gagné neuf cent mille euros. Le Chef lui en devait quatre cent cinquante mille. Le chef dit : « T’inquiète petit, fais de la thune et t’occupe pas du reste, on arrête les comptes à la fin du mois prochain ». Une semaine plus tard Jean-Michel recevait sa lettre de licenciement pour faute grave. Demandant à son chef parisien des explications, celui-ci lui rétorqua peu amène qu’il pouvait aller aux prud’hommes s’il y tenait mais que lui, le Chef, se permettait de le lui déconseiller vu le dossier que la Banque avait constitué de ses agissements des trois derniers mois, dossier que lui, le Chef, avait pris soin d’instruire perso. « Mais… ma part, mon presque demi-million d’euros » allait objecter Jean-Michel avant de se rappeler qu’il n’y avait aucune trace écrite de l’accord qui les avait liés.

Jean-Michel n’avait plus de salaire et à peine de quoi payer son loyer. Il écrivit donc à Brian qu’il aurait besoin de sa signature pour vendre la ferme, que cela permettrait à Brian de s’évader enfin à Miami, à lui-même de payer un bon avocat pour le père, un an de pension à l’établissement où était enfermé leur belle-mère norvégienne désormais folle à lier, car le père s’inquiétait du sort de Stella, et à lui, Jean-Michel, de repartir d’un bon pied. La signature de Brian reçue, il téléphona au notaire du village qui faisait des affaires avec le Baron. Le Baron fut aussitôt « mis sur le coup » et l’acte de vente signé en moins d’une semaine. Jean-Michel toucha trois cent cinquante mille euros, dont il devait la moitié à son frère. Il savait ce qu’il pouvait faire avec cette somme en la plaçant bien : un million en un mois, ou presque. Mais sans introduction dans les banques, mis sur liste rouge dans toute la profession, Jean-Michel se dit que si ses martingales apprises à Hong Kong et, à l’occasion, certains week-ends, testées dans les casinos de Macao fonctionnaient là-bas, elles fonctionneraient tout aussi bien en France. Deauville. Jean-Michel pensa « Deauville », qui est classe, qui n’a rien à voir avec la pouillerie orientale qui débute déjà sur les bords de la Méditerranée où les casinos sentent la charogne, le tabac froid et la roulette truquée. Il se mit en route dans sa Renault Clio pour Deauville, patrie du casino honnête et familial. Il entra dans le plus gros qu’il trouva, à dix-huit heures, se promettant qu’il en ressortirait à minuit au plus tard avec au moins trente pour cent de gains. A minuit, il avait près de sept cent mille euros de « plaques » et commençait à attirer les regards. Pas question de partir. A six heures du matin ses gains avaient fondu, il lui restait sa mise. A midi il était décavé. Il avait perdu la ferme, l’argent de la ferme et celui de son frère.

Allant sur le port, il comprit qu’il allait se suicider, surtout en regardant les cordages des bateaux à quai. La vue de ces cordes l’instruisait de son suicide très proche. Aussi décida-t-il, avant d’y procéder, de se rendre dire bonjour et adieu à son père dans sa prison de l’Aude. Il se suiciderait après. Un suicide, quand il atteint pareil degré de certitude, peut aisément être retardé.

(à suivre, mais seulement si vous y tenez)
23 novembre 2011, 08:58   Re : Egmont
J'y tiens ! j'y tiens !

(Est-ce que Jean - Michel au moment de se jeter d'un pont ne va pas être sauvé par un black ou un Beur de la banlieue, plein d'énergie et de joie de vivre,qui va lui redonner la pêche et des idées de combines pour s'en sortir ? )
23 novembre 2011, 09:02   Re : Plus français que moi...
23 novembre 2011, 09:13   Re : Plus français que moi...
Non, pas bis, la suite !
23 novembre 2011, 10:29   Re : Plus français que moi...
Bis pour J'y tiens !, Florentin...

(Excellent dernier paragraphe.)
23 novembre 2011, 13:07   Re : Egmont
"Jean-Michel pensa « Deauville », qui est classe, qui n’a rien à voir avec la pouillerie orientale qui débute déjà sur les bords de la Méditerranée où les casinos sentent la charogne, le tabac froid et la roulette truquée."

Ô ! Mânes de Jean Lorrain...

(Je ne sais pourquoi, mais cette histoire me rappelle quelque chose du Modiano de La place de l'Etoile, les enchaînements, les déplacements, sentiment bien sûr d'une totale subjectivité. Cher Francis, il ne vous reste plus qu'à vous isoler un mois ou deux dans quelque recoin du territoire (genre Peïra-Cava en PACA, je viendrai vous ravitailler) pour mener à bien le développement intégral de ce palpitant synopsis en sorte de le transformer en roman sonnant et trébuchant.)
(bon après ça j'arrête, promis, et me mets au régime préconisé par Orimont)


Le Baron avait fait fortune en faisant fabriquer en Malaisie des batteries de véhicules utilitaires, des camions énormes en noria dans les mines à ciel ouvert du Chili ou d’Australie, des engins de terrassement de la taille de dinosaures, hauts de trois étages. Jamais de moteurs, toujours des batteries, personne n’y avait pensé avant lui : les batteries doivent être remplacées plus souvent que les moteurs. Lors de l’un de ses trajets en Malaisie – le Baron n’aimait guère prendre l’avion, là, c’était pour répondre à une invitation au mariage du fils de son fondé de pouvoir malaisien, il n'avait pu se défiler – il avait fait la connaissance, au moment de l’embarquement du vol, d’une jeune étudiante chinoise de Hong Kong en fin de droit de séjour à Paris, demandeuse d’asile politique à tout hasard. Elle le convainquit de se faire embaucher pour arroser les plantes et s’occuper du chat de l’appartement parisien du Baron. Elle aurait des papiers, un emploi, une carte Vitale renouvelée, elle se rendrait inexpulsable. Le Baron, mi-coeur d'artichaut, mi-satyre, et qui n'excluait pas de tirer de la jeune et jolie chinoise, à l'occasion, quelques faveurs, avait en lui ce côté bon Samaritain qui lui faisait faire le bien sans raison, avant que les mobiles de sa bonne action, sans efforts aucuns de sa part, révélassent d'eux-mêmes leur dimension pécuniaire. C'était ainsi que s'enrichissait le Baron: quoi qu'il fît, y compris les bonnes actions les plus absurdes, sans qu'il sache exactement comment ni pourquoi, cela finissait par rapporter, par produire un gain pécuniaire. Il n'y pouvait rien. Il n'avait pas à calculer. Chacune de ses décisions, quelle que soit son inspiration, l'enrichissait un peu plus.

La jeune chinoise de Hong Kong se prénommait Catherine, on lui avait suggéré ce prénom à l’Alliance Française de son pays, où elle avait pris des cours avant de partir à Paris. A Paris, Catherine étudiait les mathématiques spécialisées dans les applications financières de la discipline. Catherine avait été elle aussi stagiaire dans une banque à Hong Kong qui était celle où Jean-Michel avait travaillé, mais elle se trouvait dans un autre service. Ils s’étaient souvent croisés à la cafétéria. Jean-Michel n’avait pas de réseau mais, comme son père, il avait ses souvenirs, parmi lesquels le souvenir de Catherine, seule chinoise francophile de cet établissement bancaire à Hong Kong. Ils ne s’était plus revu ni écrit.

Jean-Michel, pour traverser le pays de Deauville à Narbonne, choisit de repasser par Paris, mais en évitant la Défense : il entrerait dans la Capitale et irait droit avenue Victor-Hugo, à l’appartement parisien du Baron. Il tenterait de rencontrer le Baron et de faire annuler la vente de la ferme. Ou bien de tout dire au Baron, ses pertes, d’emploi, de capital, et de demander, d’obtenir par un moyen ou un autre, que le Baron prêtât à son frère l’argent pour décoller du Guatemala. Le Baron possédait un appartement dans un condominium de Miami, où Brian pourrait rester, il paierait le loyer par des concerts dans les résidences hôtelières de luxe. Les vieilles américaines richardes aiment Chopin. Brian pourrait s’en trouver une et repartir dans la vie. S’il ne parvenait pas à convaincre le Baron, il tuerait le Baron, il lui fracasserait le crâne en abattant sur lui une statuette en fonte, un gros cendrier de cristal, il trouverait bien de quoi. Puisqu’il allait se suicider, tant qu’à faire, il pouvait bien tuer le Baron avant de passer à l’acte, non ?

Il sonna à la porte cochère. Une voix féminine répondit dans l’interphone. Elle lui parut familière et aimable, et son accent lui réchauffa le cœur. La voix féminine demanda son nom, qu’il déclina. La porte s’ouvrit aussitôt. Ce qui le surprit. Sur le palier, celle de l’appartement était déjà entrebaillée. Il la poussa légèrement. Apparut Catherine. Qui lui sourit. Le Baron venait de repartir en Belgique. L’appartement serait à eux. Catherine à lui.
23 novembre 2011, 19:07   Ici, les Vêpres de Monteverdi
(C'est bien parce que c'est vous Stéphane !)


Pendant deux semaines Catherine et Jean-Michel vont demeurer dans l’appartement du Baron totalement désargentés – le salaire de Catherine est fictif, le Baron ne lui verse rien. Ils se nourriront à la cave à champagne du Baron. Le champagne, trois à quatre bouteilles par jour, parfois un magnum, constituant leur denrée de base, ils y ajoutent ce qu’ils trouvent dans la benne à rebuts du supermarché du dix-septième arrondissement, place des Ternes, où ils vont se ravitailler à la fermeture, entre chiens et loups. Champagne premier cru, millésimé, et charcuterie rance, sushi au saumon vert-de-grisé et yaourts passés leur date de péremption forment un régime curieusement aphrodisiaque. Ils font l’amour, diraient-ils si on leur posait la question, plusieurs douzaines de fois par jour, dans tous les recoins et sur tous les meubles de l’appartement, la souplesse du corps de Catherine, que Jean-Michel s’était plu à conjecturer jadis, livre dans ses moments tout son surprenant potentiel acrobatique. Ils ne se connaissaient pas et les voici déployant leurs curiosités réciproques comme de vieux amis dans des retrouvailles, se vérifiant l’un l’autre, les voici chacun se confirmant les idées qu’il s’était faites de l’autre, lui palpant les chairs dans la caresse examinatrice, interrogative, profondément satisfaite de son objet (voici l’heure de la clameur muette de la chair sous la caresse de la chair, celle de la peau goûtée comme un mets, quand se boit à pleine goulée et se déglutit dans la folle émotion la salive de l’autre qui n’a bien aucun autre goût que celui, insipide et rassurant, de sa salive à soi, ce qui corrobore le droit et justifie la pressante injonction de devenir lui, de loger en lui et de faire venir loger lui en soi, elle en soi).

« J’aime rester en toi, comme ça. Te touchant, je me touche, te caressant je me caresse, lui avait-elle dit dans l’étreinte immobile ». Il allait répondre que ce n’était pas elle qui était dans lui en ce moment mais le contraire quand il avait éclaté de bonheur avant de pouvoir parler. On ne peut « éclater de rire » en faisant l’amour comme ça, seulement « éclater de bonheur », se fit-il la réflexion. Le rire dans le coït est impossible, philosophiqua-t-il par devers lui et sans qu’elle s’en aperçût, ce qui, en un sens, constituait déjà un acte d’infidélité. Penser dans l’amour, c’est déjà trahir. La pensée en concurrence avec la chair et qui se détache d’elle est bien première pensée comme aussi plus primitive des trahisons, re-philosophiqua-t-il avant de penser à aller pisser et à rallumer le joint.

Aujourd’hui Catherine est partie chercher ses quatre cents euros que la Préfecture lui remet tous les mois ainsi qu’à tout demandeur d’asile politique dûment enregistré. Elle ne rentrera qu’en fin d’après-midi. Elle a des gens à voir. Jean-Michel fume à présent un des cigares du Baron, nu sur la moquette, se tripotant, le regard tourné vers les rideaux blancs de la fenêtre, il rit en gloussant à des visions d’avenir : Catherine doit épouser le Baron. Le plus tôt sera le mieux. Jean-Michel n’aura plus à chercher du travail. Catherine fera souscrire au Baron une assurance-vie. Le reste suivra.

Jean-Michel rit encore : il était venu ici avec l’idée de tuer, et depuis, ne fait rien d’autre que l’amour, à n’en plus finir. Il était venu dans l’intention d’aider son frère à trouver un logement et peut-être une vieille à Miami, et c’était à lui que cela était échu, mais en mieux : appartement, femme jeune.

Il faudra, l’assurance-vie acquise, évidemment, régler son compte au Baron. On maquillera l’affaire en « cambriolage qui a mal tourné ». La statuette de bronze, d’ailleurs, avec le gros cendrier de cinq kilos, étaient là, tout prêts à servir, comme il l’avait prévu dès son départ de Deauville. Catherine se retrouvera à la tête de l’empire du Baron et lui avec elle, en l’épousant une fois veuve. Devenu patron de tout avec Catherine, il fera rentrer Brian du Guatemala, il le nommera gérant du centre équestre la Durandière II. Papa sorti de prison s’occupera des chevaux, qu’il sait ferrer. On en fera venir de Pologne, des chevaux…
Il faudrait vous trouver un éditeur...
23 novembre 2011, 20:40   Re : Plus français que moi...
Depuis le temps qu'on le lui dit...

Penser dans l’amour, c’est déjà trahir. La pensée en concurrence avec la chair et qui se détache d’elle est bien première pensée comme aussi plus primitive des trahisons, re-philosophiqua-t-il avant de penser à aller pisser et à rallumer le joint.

Francis, préparez-vous à être classé parmi les "ironistes", les kundériens légers.
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