Congo est le titre d'une courte nouvelle du recueil
Magie Noire.
La première guerre mondiale affaiblit l'homme européen, non point dans sa "virilité", ou sa vaillance, qui s'étaient magistralement illustrées au front, mais dans sa
vitalité, à preuve c'est une femme noire, l'héroïne de
Congo de Morand, inspirée de la figure de Joséphine Baker, qui joue le rôle d'Omar Sy, en 1925, une femme donc, et non un Nègre mythiquement viril. Dans une autre nouvelle de Morand (
Charleston) on lit que "les Nègres sont à présent partout, comme si la guerre les avait fait sortir de terre". La vitalité de la race blanche en Europe fut perdue dans cette guerre qui balaya du territoire national quatre classes d'hommes et rendit ceux qu'elle n'avait pas fauchés, épuisés, rongés de doutes, souvent enfermés dans le mutisme des grands traumatismes, incapables de joie. La vitalité des hommes s'en était allée pour toujours, qu'elle fût supprimée par la tuerie ou inhibée par son traumatisme. Les "nègres" alors, apportèrent à Paris, la joie, pour commencer.
Dans
Congo, on assiste ainsi à la première naissance de la modernité, celle qui est parvenue à imposer son règne d'indifférenciation festive et hébétée au tournant du siècle suivant; la description qu'en fait Morand est très éclairante, elle fait d
'Intouchables un très vieux film muet des années 1920:
Aujourd'hui que Paris n'est plus gâté, un bal chez Congo, c'est un événement...
Un tumulte de gestes, de couleurs, précédé d'un rire célèbre, fait soudain plier cette foule [celle des Parisiens invités par télégramme et qui se pressent chez cette artiste de music-hall comme
dans un parc à moutons]. Congo vient d'arriver du music-hall avec son maquillage et ses façons de scène. Les journaux l'appellent "la fille-la-plus-photographiée-du-monde". Toutes ses dents jaillissent de sa bouche avec l'arcade des gencives, et ses yeux, qui ne cillent jamais, se prolongent hors des orbites. Aussitôt hissé ce pavillon noir, la fête appareille; l'accordéon jute, préssé comme un linge, les trombones traînent des
glissandos, que domine un saxophone nasillard et aristocratique. La banquise de ces Européens bien élevés, timides, à jeun, va craquer de partout, Congo prend l'un par le toupet, l'autre par le pan de l'habit, les accouple de force. Elle-même esquisse une mesure de valse avec une grosse sournoise qui s'est glissée ici pour copier des modèles de robes, puis se fait remplacer par un palmier qu'elle met tout à coup entre les bras de sa partenaire; autour de la dame au palmier, Congo danse seule, accroupie en kangourou, les jambes écartées, battant des mains; elle toupille sans déplacer sa chevelure gommée, qu'une raie large fend, comme une pelade. L'étonnement trace un cercle autour d'elle. .... .... Chacun de ses réflexes est foudroyant, imprévu et parfait, comme une image de vrai poète, comme un beau crime, comme une balle reprise de volée. ....
... Congo a dix-huit ans et danse depuis dix-huit ans. C'est un monstre naturel. Mais le premier de ses dons, ce n'est ni la danse, ni la force comique, ni la grâce exotique, ni les grimaces qui découpent sa figure, si ronde au repos, en des tatouages instantanés et géométriques, c'est un élan vital immédiatement transmissible, une décharge plus violente que celle de la chaise électrique..... ..... Quelques vieux Parisiens entrent, très polis, cherchant d'abord la maîtresse de maison:
"Chère amie, je me suis permis d'amener...
-- Oui, oui,
yep, yea. Tous
fèès, tous
soeus !"
Congo ne conçoit pas qu'il pusse y avoir de différence entre les êtres, les domestiques, les copines, les ouvriers, les rois, tous frères, tous soeurs, de la famille unie des sang-chaud, de la grande tribu des vivants.
"Laissez-moi vous présenter, au moins...
-- Naon, pas pésenter... Tous fèès, tous soeus !"
Et les Français s'étonnent, comme ces explorateurs novices qui, peu à peu, découvrent que leurs porteurs ont pour frères et pour soeurs toute une peuplade, toute l'Afrique...
....Congo rit, sachant que la vie va si vite qu'on ne peut y distinguer rien d'autre que les masses. Les noms propres ne servent qu'à embrouiller les choses. Ce soir, dans cette haute case des ducs de Ré, elle pile les classes, moud les races, presse les sexes, foule les âges; il faut que l'univers s'agite, fermente, pour pouvoir s'exprimer, rendre un jus digne d'être bu. Ce que Congo fait, chacun assitôt l'imite; cela s'attrape comme une maladie. Demain se sera la mode de laisser tomber les
r, de zézayer les
s, de changer les
t en
d. Les moins fous se prennent, à leur tour, à briser les syntaxes patiemment élaborées par leurs ancêtres, à déculotter les mots habillés par les académies, à les marier absurdement, à les renvoyer dos à dos; de son côté, cette jeune sorcière pulvérise les mélodies musicales, politiques ou sentimentales des Blancs, les oblige à revenir aux commencements du monde, à la simplicité des grandes fougères. Elle leur impose sous des noms modernes:
fox-trot, camel-walk, etc., les vieilles danses totémiques africaines....
... Initiés à l'ivresse profonde de la percussion à main, les habits noirs tapent maintenant sur des casseroles, sur leurs cuisses,
sur la toile tendue de petits maîtres hollandais, décrochés du mur; la vérité et le mensonge, le bien et le mal, la propriété et la misère, tout se met à donner des fruits inattendus, monstrueux. Les boulevardiers cessent de médire; le programme de Congo, qu'on nomme aussi Congo la Joie, s'accomplit : "Je ferai tourner Paris en bourrique !" Paris rit, de son rire fatigué, cynique, consolé par la simple allégresse de ces membres dispos, déridé par ces ébats de l'âge de pierre, ragaillardi par ce rayonnement organique, indestructible; ignore-t-il que Dieu a fait don aux nègres de son plus précieux trésor: la joie ?