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Réflexions de Julien Freund sur l'architecture

Envoyé par Virgil Waldburg 
Dans la mesure où l'architecture ne saurait se contenter de «fabriquer» des maisons tout terrain, ni se limiter à rendre seulement fonctionnelle une habitation, mais que, en tant qu'elle est un art, elle essaie d'harmoniser la construction non seulement avec le paysage environnant mais aussi avec l'esprit et la mentalité des futurs habitants, il importe de connaître le contexte sociologique et spirituel du village actuel. J'ai dit que le village ne constituait plus une communauté comme autrefois. Ceux qu'on appelle les «pasteurs d'âme» s'en rendent bien compte, sans savoir toujours comment s'y prendre pour répondre à la transformation des villages, peut-être aussi parce qu'ils ne veulent pas faire cet effort, leur propre évolution étant différente de celle des villageois. N'insistons pas. Pourquoi l'ancien village constituait-il une communauté ? Sur ce point au moins, je considère que la philosophie marxiste est éclairante quand elle nous apprend que l'homme a la mentalité de ses outils. Il y avait jadis une communauté parce qu'il y avait un esprit commun suscité par un travail commun : l'agriculture. Non seulement le forgeron ou le charron — métiers aujourd'hui disparus — exerçaient un artisanat lié directement à la paysannerie, mais ils avaient en général un petit train d'agriculture, comme le propriétaire du restaurant ou de l'épicerie du village. Les habitations répondaient, dans les conditions alors possibles, à la profession et à la mentalité que cette profession déterminait. S'il subsiste encore des villages à prédominance paysanne, on constate que de plus en plus ils abritent trois catégories de personnes aux intérêts sinon divergents, du moins différents : une minorité d'agriculteurs, une masse plus importante d'ouvriers qui travaillent dans les usines voisines, et un contingent qui ne cesse de croître de citadins qui y disposent d'une résidence secondaire, qu'ils n'occupent que durant les weekends et les vacances. Un nouvel esprit est né dans les villages, qui n'est plus guère communautaire, mais qui se reflète aussi dans le style de l'habitat.

A quelques exceptions près les villages alsaciens, lorrains ou vosgiens ont, comme ailleurs, une unité dans le groupement des habitations. Il ne s'agit pas en général d'une conformité intellectuelle, telle que la produit l'esthétisme, mais de l'affirmation du sens communautaire, vivifié par l'instinct et l'expérience. La rareté imposait des servitudes qu'on dominait par un effort d'imagination qui équilibrait la régularité et l'irrégularité. Il y a des villages-rues, que je connais bien pour être né dans une agglomération de ce genre et y avoir passé une partie de ma jeunesse : le problème à résoudre était celui de la protection contre le vent. Il y a les villages qui épousent les sinuosités d'un coteau, en tenant compte des points d'eau et des pentes ; les villages anciennement fortifiés, comme ramassés pour la défense, etc. Partout l'esthétique est le fruit d'une contrainte surmontée. Tous ces heims, bourgs, ménils ont résolu un problème géographique, géologique, climatologique dans une unité architecturale typique, sous la pression de nécessités diverses. Cette unité est rompue de nos jours, sous l'effet de la perte du sens communautaire et d'une prétendue liberté qui n'est qu'anarchisme. Le village n'est plus une concentration d'efforts et de significations, mais il tend à la dispersion, à la dissémination. Il s'éparpille dans le désordre et l'inesthétique.

"APHORISMES SUR L'ARCHITECTURE RURALE" in (Revue des Sciences Sociales N° 3 - 1974)
(suite intéressante aussi)
Promenons-nous dans un village alsacien. Le centre a gardé sa personnalité, je dirais son tempérament, mais tout autour on rencontre une ceinture de pavillons individuels qui forment une sorte de banlieue pitoyable et insipide, — un faubourg périphérique sans âme parce qu'on se trouve devant une cacophonie de maisons sans aucun style. Tout y est confusion, sans aucun dessin ni bonheur : la laideur par incohérence et indifférence. De surcroît les jardins qui entourent chaque habitation sont limités par les palissades et les clôtures les plus hétéroclites, au point qu'ils donnent une impression de misère. Et pourtant on aurait pu faire mieux pour le même prix. Quoi qu'on en dise, il ne s'agit nullement d'un problème d'économie, mais d'imagination esthétique. Les plantations sont tout aussi disparates, car, faute d'un esprit commun, tout le monde rivalise dans l'absence de goût, chacun en faisant à sa tête et à son incompétence en matière d'arrangement floral.

(ibid.)
Et les choses se sont gâtées depuis. Le lien spirituel qui cimentait ces communautés villageoises s'est défait. Les chapelles romanes encore debout témoignent d'une esthétique millénaire et d'une science perdue.
Géographie sidérale de Guy-René Doumayrou, 10/18
Les Pierres sauvages de Fernand Pouillon, Seuil
Utilisateur anonyme
08 mai 2012, 18:44   Re : Réflexions de Julien Freund sur l'architecture
Lorsque le monsieur s'en tient à l'architecture, c'est pertinent, car il connaît son sujet et propose d'intéressantes illustrations. Lorsqu'il propose des interprétations (les hommes comme des marchandises parce qu'ils vivraient dans d'anciens conteneurs) ou lorsqu'il développe son analogie entre le libéralisme et l'architecture contemporaine, il est consternant. Ce sont des parallélismes simplistes, des dénonciations bébètes.
Il ne pose jamais la question de la surpopulation, des concentrations de populations, l'oubli de la tradition, l'indifférence au milieu local (et les réponses traditionnelles à ses exigences), le culte du moderne, du neuf, du nouveau, du technologique... qui n'ont rien à voir avec l'ultralibéralisme (ce sont des maladies qui étaient là avant lui).
Avant, on écoutait les Anciens et on avait du goût - même le goût, lentement, changeait. Aujourd'hui, tout se valant, le goût n'existe plus, le mauvais goût règne donc.
Le texte de Freund pourrait s'appliquer à beaucoup de régions d'Afrique où on parvenait à construire de grandes maisons toujours fraîches par les matières utilisées (toujours locales) et par leur disposition ingénieuse (une disposition inventée au fil du temps) ; aujourd'hui on y construit avec du béton, du parpaing, du plâtre - qu'on ne trouve pas là-bas, qui coûte cher, et qui isole mal ou trop. Pour la disposition, on s'inspire des bâtiments européens : il faut donc ajouter des climatiseurs, qui coûtent cher et consomment une électricité localement rare et chère. Les habitations traditionnelles impliquaient la vie dehors, donc en commune : elles poussaient eu lien social. Les imitations des immeubles européens produisent les mêmes quartiers malfamés qu'en Europe, car le lien social n'y existe plus : chacun vit chez soi, on ne se parle plus autant, plus assez, on s'épie, on se jalouse et parfois on s'affronte.
Il y a une lien entre la qualité du lien sociale, la structure traditionnelle, les réalités géographiques et l'architecture. Vouloir l'uniformiser, c'est détruire le lien avec le passé, avec le pays et avec les voisins.
Sont-ce les conférences que vous aviez déjà proposées dans un autre fil ? Elles sont très instructives en effet (notamment tout ce qui est dit à propos de l'esthétique bougiste et hors-sol).
« Le résultat de l'ordre capitaliste, c'est Venise ; le résultat de l'ordre structuraliste, c'est Sarcelles. » (Serge Schweitzer)
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