Je me demande s'il n'y aurait pas lieu de considérer aussi la langue, la connaissance de la langue, et même certaines dispositions à la parler et exprimer au mieux de ce qu'elle permettrait potentiellement, comme des
contenus objectifs de pensée — je pense en particulier à ce que Popper entendait par "troisième monde"* — et de distinguer soigneusement l'usage séculier, en un sens (et donc circonstanciel ou accidentel) qu'en font certains baragouineurs qui font vos délices, chers amis, de sa nature propre, toujours possiblement recouvrable et re-découvrable, compte tenu surtout des remarquables adaptabilité et souplesse des facultés cognitives d'apprentissage ?
Si la langue n'est pas qu'un moyen d'expression et de communication, mais relève d'un mode d'existence plus fondamental, ne dépendant pas, dans la pérennité de son être et sa nature propre, strictement des circonstances temporelles de son élocution, alors la médiocrité de ces dernières ne peut coïncider non plus avec sa mort ou son effondrement définitif, ni réellement les signifier...
* Ceci est extrait d'une conférence de Karl Popper,
Une Épistémologie sans sujet connaissant, reprise dans
La Connaissance objective :
« Le thème principal de cette conférence sera ce que j'ai l'habitude d'appeler, faute d'un meilleur nom,
le troisième monde. Pour expliquer cette expression, je ferai observer que, sans prendre trop au sérieux les mots "monde" ou "univers", nous sommes en droit de distinguer les trois mondes ou univers suivants : premièrement, le monde des objets physiques ; deuxièmement, le monde des états de conscience, ou des états mentaux, ou peut-être des dispositions comportementales à l'action ; et troisièmement, le monde des
contenus objectifs de pensée, qui est surtout le monde de la pensée scientifique, de la pensée poétique et des œuvres d'art.
Certes, ce que j'appelle "le troisième monde" a ainsi beaucoup à voir avec la théorie platonicienne des Formes ou Idées et, par conséquent, aussi avec la théorie hégélienne de l'Esprit Objectif ; mais ma théorie diffère radicalement, sur certains points décisifs, de celles de Platon et de Hegel. Ce qui ressemble de plus près à mon "troisième monde", c'est l'univers des contenus objectifs de pensée de Frege.
(...)
La plupart des adversaires de la thèse d'un troisième monde objectif reconnaîtront évidemment qu'il existe des problèmes, des conjectures, des théories, des arguments, des revues et des livres. Mais ils disent généralement que toutes ces entités sont, essentiellement, les
expressions symboliques ou linguistiques d’états mentaux subjectifs ; ils ajoutent que ces entités sont des moyens de
communication — c'est à dire des moyens symboliques ou linguistiques d'éveiller chez les autres des états mentaux analogues.
J'ai souvent combattu cette idée, en montrant qu'on ne pouvait reléguer toutes ces entités et leur contenu dans le second monde.
Permettez-moi de reprendre ici l’un de mes arguments classiques en faveur de l’existence plus ou moins indépendantes du « troisième monde ».
Considérons deux expériences de pensée.
Expérience 1 : toutes nos machines et tous nos outils sont détruits, et tout notre savoir subjectif avec eux, y compris notre connaissance subjective des machines, et de leur mode d’emploi. Mais les bibliothèques et
notre capacité à en tirer des connaissances ont survécu. Il est clair qu’après bien des souffrances notre monde pourra repartir à nouveau.
Expérience 2 : comme précédemment, machines et outils sont détruits, et tout notre savoir subjectif avec eux, y compris notre connaissance subjective des machines et des outils, et leur mode d’emploi. Mais cette fois, toutes les bibliothèques sont également détruites, si bien que notre capacité à tirer des connaissances de la lecture des livres devient inutile.
Si vous réfléchissez à ces deux expériences, peut-être la réalité, l’importance et le degré d’autonomie du troisième monde (ainsi que ses effets sur le premier et le deuxième monde) commenceront-il à vous apparaître un peu plus clairement. Car, dans le second cas, il n’y aurait aucune renaissance possible de notre civilisation avant de nombreux millénaires. »