"Dans cette pâtisserie terrifiante, la réflexion qui vient tôt ou tard à l’esprit est une interrogation sur la multitude. Qui fut le géant du XIXème siècle ? Marx ou Malthus ? Nous avons si longtemps cru que c’était Marx, que nous fermions les yeux sur la poussée démographique. Vienne un monde meilleur et l’écorce terrestre se garnirait gaiement de petits communistes. Nous étions assurés du bonheur innombrable, dont le dernier obstacle s’appelait le capitalisme.
Je tiens à rappeler les gorges chaudes que l’on faisait du grand Malthus. Cette pensée lucide avait le tort de mettre en cause le contentement de l’espèce humaine à gonfler comme un sac d’écus. Elle investissait le tabou le plus enfoncé dans la conscience collective, celui de la reproduction. Elle cinglait d’une blessure inavouable la tautologie suprême de l’homme en train de germer sur le terreau de l’homme. Elle était pire qu’un blasphème, pire qu’une injure au tabernacle : elle insultait la majesté de la queue fécondante.
Si Marx a eu raison à l’échelle dérisoire d’une centaine d’années, Malthus n’a pas fini de faire parler de lui. Il avait pressenti que la terre baignerait dans une sauce de poux, deux ou trois siècles après sa mort. Ils sont là, les insectes, et c’est le grouillement de ces hommes semblables qui lui donne la taille d’un géant. Dans l’Angleterre qui sortait des famines, il a eu l’alibi de s’occuper des subsistances et de la courbe des besoins. Mais ce moraliste, déguisé pour la circonstance en économiste, voyait juste quand il fustigeait le surpeuplement.
On procrée. On promiscuite. On se sent fort d’être beaucoup. Cela tient d’une conjuration de l’angoisse et d’une exhibition des bons sentiments. Il y a, dans le tumulte des naissances qui envahit l’état civil, l’apaisement du devoir accompli. Le père jubile, comme un chien fidèle, d’être un maillon dans la chaîne des pères. Rien ne résiste à la tornade du bipède multipliant. On manque toujours de quelque chose : d’écoles ou de maisons. On lotit les grands parcs solitaires et glacés. Cette année, 500 000 touristes déferleront sur Aigues-Mortes, la songeuse Aigues-Mortes, bijou pervers de Bérénice. L’an prochain, 900 000, et dans trois ans, 18 millions. « Toujours plus de… » , c’est le mot d’ordre. Mais plus de quoi ? Plus de volupté ? Plus d’abîmes franchis et de couleurs neuves ?
Non. Toujours plus d’enfants, plus de tonnes d’acier, plus de mètres carrés de surface habitable. C’est le cycle infernal de la natalité et du travail humain. On croit tenir le terme et s’arrêter enfin au pied du Sinaï. Rien à faire. Les champignons vagissent dans le cœur des berceaux. Il n’y aura plus de soir bleuté sur les roches paisibles. On accouche à toute heure. Inexorablement, la terre se couvre de giclées – giclées de vie, grouillements de cités, araignées de buildings et de manufactures – comme un tableau de Pollock.
Cette course au labeur est une histoire de fous. On fabrique des gosses. Après quoi on déclare : ils ont des droits sur nous. Et ces gosses à leur tour n’ont rien de plus pressé, quand ils atteignent l’âge de la reproduction, que de fonder ce qu’on nomme sans rire une famille nombreuse. C’est une ruée obstétricale qui est indépendante des régimes sociaux. Capitalisme ou communisme, vieux pays ou tiers-monde, rien n’y échappe. Les catégories de Marx sont dépassées. On entre dans le règne du nombre où la théorie de Malthus, après cent ans d’occultation, prend justement le sens d’un cri d’alarme.
La civilisation de masse où se dilue, jour après jour, tout ce que nous aimons, est le produit de cette croissance folle. L’harassante expansion de l’économie et le conditionnement des individus à une sous-culture, qui les rend similaires dans les plus bas niveaux de l’activité mentale, sont les deux faces d’un même phénomène, la natalité. Il est temps de dire : ça suffit, nous avons épuisé les joies du troupeau. »
Raymond Borde –
L’extricable (1964)