Le site du parti de l'In-nocence

Dans la mosaïque des réflexions sur le Beau et l'Occident...

Envoyé par Francis Marche 
Le corps-culture et la démarche scientifique en Occident : quel rapport peut-il bien y avoir entre les vierges de Botticelli et un théorème mathématique énoncé par Poincaré ? Un rapport d'identité, d'identité épistémologique répond A. Koestler. Pourquoi et comment les sciences exactes, la recherche et le progrès scientifiques prirent-ils leur essor en Occident et non en Chine ou au Japon à la même époque ? Réponse : quand, sous l'attrait du Beau, l'insaisissable et l'inaccessible, dénu(d)és de tout leur charme ancien, commencèrent à céder du terrain à la connaissance. Savoir que le Beau est Vérité, ce savoir, contient toute la connaissance, selon le poète John Keats :

Nous ne devons jamais perdre de vue que la mise à l'épreuve des faits et le jugement d'une découverte n'interviennent qu'après l'acte; cependant que le moment décisif de l'acte créateur lui-même est pour le scientifique, comme il l'est pour l'artiste, un saut dans l'inconnu (leap in the dark), dans les zones crépusculaires de la conscience, là où tous deux sont mêmement tributaires de leurs intuitions faillibles. Les fausses inspirations et les théories séduisantes mais bancales sont aussi abondantes dans l'histoire des sciences que les oeuvres d'art de piètre qualité; et pourtant les unes et les autres s'imposent dans l'esprit de leur victime avec la même force de conviction, suscitent chez elle la même euphorie que les trouvailles originales et heureuses dont la justesse est prouvée post factum. De ce point de vue le scientifique n'est pas mieux loti que l'artiste : dans les affres du processus de création, la vérité n'est pas meilleure guide et se montre tout aussi peu fiable et subjective que la beauté. Et certains des plus grands scientifiques confient volontiers qu'au moment crucial de plonger dans l'inconnu, ils étaient moins guidés par la logique que par un sentiment du beau (a sense of beauty) qu'ils étaient incapables de définir.

Une vierge de Botticelli et un théorème mathématique produit par Poincaré ne trahissent aucune similarité dans les motivations et les inspirations de leurs créateurs respectifs. Et cependant c'est Poincaré lui-même qui a écrit que ce qui le guidait dans ses tâtonnements inconscients vers "la combinaison heureuse qui livrera de nouvelles découvertes" était "le sentiment de la beauté mathématique, de l'harmonie du nombre, des formes, de l'élégance géométrique. Il s'agit d'un véritable sentiment esthétique que connaissent tous les mathématiciens". Le plus grand physicien anglais vivant, Paul Dirac, alla encore plus loin lorsqu'il se prononça sur la question : Il est plus important d'avoir la beauté dans une équation que le fait que l'équation corresponde à l'expérience. Cette déclaration avait quelque chose de choquant, ce qui n'a pas empêcher Dirac de décrocher le prix Nobel.

Et à l'inverse, les peintres, les sculpteurs et les architectes ont toujours été guidés, et se sont souvent montrés obsédés, par les théories scientifiques ou pseudo-scientifiques : la proportion du Nombre d'or chez les Grecs; les facteurs de la géométrie des perspectives; les "lois souveraines de la proportion parfaite" de Dürer et Leonardo; la doctrine de Cézanne qui voulait que toute forme naturelle soit réductible à des sphères, des cylindres et des cones, etc. On trouvera chez les artistes l'homologue de l'apologie du mathématicien qui fait passer la beauté avant la méthode logique dans la déclaration de Seurat : "Ils voient de la poésie dans ce que j'ai fait. Non, j'applique ma méthode, et c'est tout".

C'est ainsi que des deux côtés est reconnue la continuité du tryptique : le scientifique qui s'avoue tributaire de sentiments intuitifs qui guident son travail d'élaboration théorique, tandis que l'artiste attache de la valeur, ou survalorise, les théories abstraites qui imposent de la discipline à ses intuitions. Les deux facteurs se complètent ; les proportions relatives dans lesquelles ils se combinent dépendent avant tout du médium dans lequel s'exprime la pulsion créative.

Les mêmes considérations vaudront pour les règles de l'harmonie et du contrepoint, les aspects théoriques de la musique; et, bien évidemment, à la littérature. Le romancier, le poète ou l'auteur dramatique ne créent pas dans le vide; leur vision du monde est influencée -- qu'ils en aient conscience ou non -- par le climat philosophique et scientifique de leur temps. John Donne était un mystique mais n'en a pas moins aussitôt réalisé l'importance du télescope de Gallilée :

Man has weav'd out a net, and this net throwne
Upon the Heavens, and now they are his owne


[l'homme a fabriqué un filet qu'il a jeté
dans les cieux, et voilà que les cieux, désormais, lui appartiennent]

Le poème de John Keats Ode on a Grecian Urn se termine par ces fameux vers :
Beauty is truth, truth beauty -- that is all
Ye know on earth, and all ye need to know
.


[la beauté est la vérité, vérité est beauté -- c'est là
tout ce que tu sais sur terre, et tout ce que tu as besoin de savoir]


NOTE : la traduction de cet extrait vient d'être faite "en direct" par l'auteur de ce message, qui ne sait toujours pas si cet ouvrage de Koestler Janus : A Summing Up, est disponible en français.
Merci, cher Francis, pour cette nouvelle intervention, qui change des ritournelles sur le rétrobidule.

Je pense à une chose, à propos des notions de beauté entre l'Asie et l'Europe.

Il y a un an, je suis allé d'Osaka à Himeji, pour voir le fameux château. Il est in-visible, car en travaux. Cette non-visite m'a pris quatre heures, consacrées à l'admirable exposition sur les travaux et non sur le château.

Elle comportait notamment des photographies des précédentes rénovations. J'ai compris là toute l'importance qu'avait, pour les Japonais, la reproduction du geste, ils étaient aussi fiers de l'artisan de 1920 que de celui de 1960 que de celui de 2012. J'ai vu en particulier que les techniques de construction étaient préservés, et qu'un public nombreux se pressait à des conférences d'artisans et d'ingénieurs, et ce dans l'ambiance la plus studieuse (je ne comprenais pas un mot).

Je me dis dès lors que, pour un Japonais, Himeji est beau, mais que la façon de construire Himeji est aussi belle, cette façon si attentive, si nette.

Je suppose que l'Himeji nouveau sera d'un blanc étincelant, sans aucune patine, car ainsi le voulurent ses premiers constructeurs, ainsi le voulurent les Empereurs qui le firent restaurer.

Ai-je raison ?
Citation
Jean-Marc du Masnau
Merci, cher Francis, pour cette nouvelle intervention, qui change des ritournelles sur le retrobidule.

Le questionneur du retrobidule a beaucoup de chance .... Il a obtenu 76 hits sans que personne - ou presque - ne réponde à la question qu'il posait ...
Mais Monsieur Barrique, nous ne faisons que ça, tous : vous répondre. Et c'est bien votre sujet qui appelle tous ces hors-sujet. Le "retrobidule", comment faut-il vous le dire, s'auto-dépasse, et nous répondons à ses auto-dépassements, sur tous les plans. Pour les reconduites à la frontières proprement dites, que voulez-vous qu'on vous dise ou qu'on vous donne ? Une photo peut-être ? Allez, régalez-vous, en voici une, qui devrait vous contenter :

Pauvre bête ....
Mais si vous aviez lu attentivement tout mon retrobidulage, vous sauriez qu'il n'y a pas "reconduite à la frontière", au sens habituel, sinon pour les clandestins.
Bon, maintenant, quand ça veut pas, ça veut pas ....
"Les voies du seigneur sont impénétrables" ou encore
"Dieu aveugle ceux qu'il veut perdre" (sur terre).
Extrait de l'émission Répliques consacrée au "Malaise dans les musées" :

Jean Clair : Oui, à partir du moment où vous faites des images il y a déjà de l’art. A partir du moment où vous dessinez un trait il y a de l’art. Simplement, le problème est de savoir ce que vous allez dessiner, quel est le sujet que vous allez représenter. Evidemment. On peut même aller beaucoup plus loin que ça. Je suis en train d’essayer, c’est extrêmement difficile, d’écrire un petit essai montrant que le développement de la science en Occident est une conséquence de l’extraordinaire observation visuelle, optique et technique que la peinture a provoquée. Et cette peinture pourquoi ? Parce qu’elle s’inscrivait dans le courant d’une iconographie technique. Je n’ai pas prononcé le mot de religion. C’est vous qui avez apporté le terme de religion, de christianisme…


J’y tiens dans la mesure où le sacré relève de la sensation, comment dire, ce que les anciens anthropologues appelaient le lumineux, c’est-à-dire le fait que le monde est peuplé de forces et de puissances bénéfiques ou maléfiques qu’il faut se concilier. Le côté mystère à la fois fascinant et terrifiant de la puissance supérieure à la simple et pauvre puissance humaine. Bon. La mort relève du sacré, le traitement de la mort relève du sacré. La façon dont la religion et le christianisme s’occupe de la mort et du cadavre est une des modalités possibles de s’occuper de la mort et du cadavre. J’ai la faiblesse de croire, pas au sens de foi, que la religion chrétienne a eu effectivement, pendant quelques siècles, dans cette façon de traiter le cadavre et la mort une influence extraordinairement bénéfique sur le développement à la fois de l’art, ce que nous appelons aujourd’hui de l’art, et à la fois sur le développement de la science, des techniques, de l’optique, de la perspective, de la botanique, de la zoologie, de la médecine, tout ce que vous voulez. Ceci dit, on peut imaginer d’autres formes de rapports au sacré qui ne passent pas par l’iconographie du christianisme.
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