Montfort & Durivage, Fred & Stéphan(e),
sachez que je vous avais identifié au bout de quelques lignes, ce qui laisserait penser que vous possédez un style ; à moins que ce ne soit un ton, qui n'est pas toujours des plus aimables ni des plus bienveillants, vous en conviendrez.
Quel dommage que vous mettiez votre talent, votre originalité, votre culture, votre énergie et votre sens critique, au service d'une entreprise que je désapprouve, au moins en grande partie, comme vous devez vous en douter. Je ne voudrais pas m'aventurer à parler ici à la place de Renaud Camus (qui doit avoir bien d'autres chats à fouetter), mais je crois que si vous aviez un peu mieux lu son oeuvre, certes non pas la totalité de celle-ci, qui est relativement pléthorique et assurément protéiforme, d'une rare richesse formelle et thématique, mais au moins une très grande partie d'icelle, ou ne serait-ce que les volumes de son journal, vous sauriez que celui-ci n'a cure de se voir coller l'étiquette supposée enviable de grand écrivain reconnu de tous, quand il serait déjà bien que nos béotiens contemporains n'ignorassent pas tout à fait que Renaud Camus est le nom d'un auteur de langue française ayant déjà publié une centaine d'ouvrages qui vont des écrits autobiographiques aux essais politiques, en passant par des textes relevant de la plus exigeante et de la plus inventive expérimentation littéraire (pour le dire vite et mal).
En imaginant, ai-je cru comprendre, que la création du parti de l'In-nocence n'aurait en définitive été pour Renaud Camus qu'un moyen d'assurer je ne sais quelle auto-promotion de son oeuvre et de sa personne, non seulement vous faites erreur, mais vous vous fourvoyez. Admettez que si tels avaient été l'ambition secrète et le motif inavoué de son désir d'entrer dans l'arène politique, le moins que l'on puisse dire, c'est que non seulement ce projet aura été un bien mauvais calcul de sa part, mais que de surcroît il l'aura payé on ne peut plus cher, dans la mesure où ses courageuses prises de positions politiques publiques n'ont jamais réussi qu'à attirer sur lui les foudres de la censure bien-pensante (vous voyez bien qu'il n'y a pas que nous...) et à se faire exclure des deux maisons d'édition qui assuraient jusqu'alors sa survie professionnelle et accessoirement financière. Ce sont des choses que vous savez aussi bien que moi, et vous êtes très loin d'être sot, de sorte qu'il est tout de même un peu pénible d'avoir à rappeler ici de telles évidences.
Vous vous demandez si un écrivain qui ne serait pas un grand romancier pourrait prétendre, ou du moins accéder, au statut de grand écrivain. C'est sans doute là un sujet d'interrogation littéraire de grand intérêt, qui mériterait d'être étudié de plus près, bien qu'il y a bien longtemps pour ma part que j'ai passé outre. Est pour moi un grand écrivain, tout écrivain capable d'écrire des phrases inoubliables, susceptibles de s'inscrire dans la langue et dans le temps, susceptibles de résister un tant soi peu à l'absence, à l'oubli, à la mort, à la perte du monde et de ses signes (pour le dire vite et mal). En outre, si vous aviez un peu mieux lu Renaud Camus, vous sauriez qu'il met lui-même en doute son talent de romancier. Ou plutôt non, il ne le met pas en doute, il prétend en être dépourvu. Ce en quoi je prétends à mon tour qu'il se trompe. Je tiens, par exemple, Loin pour un roman de toute première importance, que Muray, s'il avait pu avoir l'opportunité de le lire avant que d'avoir la très mauvaise idée de trépasser et de nous laisser seuls nous dépatouiller avec les Femen et le Mariage pour tous, aurait porté aux nues, me semble-t-il, du moins si je m'en réfère à la définition du roman contemporain qu'il appelait de ses voeux. Pardonnez-moi de ne pas avoir le temps de trouver les citations exactes qui permettraient d'étayer ce que j'affirme ici. Qu'importe du reste puisque nos bibliothèques sont pleines de génies littéraires qui n'ont jamais eu la moindre imagination romanesque et que les librairies croulent sous une avalanche de petits romans mal fichus où l'on serait bien en peine de trouver la moindre phrase étrangère à l'affreuse langue petite-bourgeoise post-littéraire.
Vous dites ne plus lire de romans français contemporains, ce que vous appelez de la fiction française. N'est-ce pas d'ailleurs la France toute entière qui est en train de devenir une fiction, c'est-à-dire une nation post-littéraire ? Je me trouve à peu près dans le même cas que vous sur ce point, n'ayant de toute façon jamais eu qu'une curiosité très limitée pour les indigentes productions pseudo-artistiques de mes contemporains. Permettez-moi cependant de vous conseiller de lire les romans de Richard Millet que je tiens en la plus haute estime. Avez-vous lu La Confession négative ? Je crois que ce magistral récit de guerre (qui se déroule durant la guerre civile libanaise) devrait vous combler. Je tiens ce roman de Richard Millet pour l'un des plus importants de ces dernières années ; j'en tiens pour preuve que personne ou presque n'en a parlé lors de sa parution - c'est un signe de haute qualité, qui de nos jours ne trompe pas. Il y a cependant que ce récit est encore largement autobiographique, comme toute l'oeuvre de Millet où la fiction et la langue transcendent l'expérience intime de l'homme.
Quant à vos réflexions, elles sont toujours intéressantes, permettez-moi de vous le dire, quand bien même on ne partage pas l'ensemble de vos opinions. Vous donnez à réfléchir, c'est déjà beaucoup. Je déplore d'autant plus que vous adoptiez à l'excès ce ton systématiquement polémique dans lequel vous trouvez sans doute l'énergie d'écrire et le carburant nécessaire à la formulation de vos idées, mais qui me semble souvent s'apparenter à une sorte de goût de la provocation superfétatoire dans lequel vous donnez, hélas, l'impression de vous complaire à l'envi, quitte à vous contredire et à vous caricaturer vous-même. Il est possible que mon jugement, non pas à l'égard de votre personne, mais uniquement à l'égard de votre seule prose ici publiée, vous paraisse erroné et mal justifié. N'ayant à votre égard aucune sorte d'animosité, je ne demande qu'à être démenti. Je vous l'ai déjà dit : vous ne manquez pas de talent, et vous feriez mille fois mieux de mettre celui-ci au service de la cause qui nous rassemble ici, en dépit de nos différences, de nos désaccords et de nos défauts respectifs, que de ferrailler dans le vide contre un adversaire que vous vous inventez de toutes pièces.
N'empêche, il me semble à vous lire que vous confondez trop souvent deux choses : le plaisir aristocratique de déplaire et le plaisir ordinaire de décevoir. Croyez bien que je le déplore sincèrement.