L'ENNEMI MORTEL DE LA CULTURE
Lorsqu’un lecteur s’approche de moi avec un morceau de papier sur lequel il a griffonné les références d’un article de presse, et qu’une minute plus tard, je lui remets cet article dont j’ai trouvé la « version électronique », lui et moi sommes presque étonnés par l’aisance de cette opération. Lorsqu’un collègue de Nantes, Lille ou Marseille peut me fournir en moins d’une heure la copie numérisée d’un chapitre d’ouvrage, je suis bien forcé de reconnaître l’ingéniosité de ces « tuyaux » communicants. Je cherche une thèse : en quelques secondes, la liste de toutes les bibliothèques de recherche françaises ou mondiales qui en possèdent un exemplaire s’affiche sur mon écran. Je me sens délesté du poids du temps et de l’espace. Tout est devenu si simple. Ne vivons-nous pas dans une sorte de monde rêvé, dans une utopie en voie d’accomplissement ?
Aujourd’hui, l’usager des bibliothèques peut accéder dans la minute à d’innombrables « ressources en ligne ». Grâce au travail de numérisation des fonds patrimoniaux de la BnF, il peut, sans même bouger de chez lui, lire l’article consacré aux indiens Cherokee du premier tome de la
Revue des deux mondes, publié en 1829 ; il voit s’afficher sur son écran le manuscrit du
Roman de la Rose, ou des pages écrites de la main de Proust, Flaubert et Casanova ; il « feuillète » l’un des dix-sept volumes de
L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. Il contemple à loisir le manuscrit de la
Proclamation d’émancipation rédigée par Lincoln, et d’autres grands textes fondateurs, sur le site de la Bibliothèque numérique mondiale. Il navigue dans la Bibliothèque numérique européenne à partir de son ipad. Il peut étudier à la loupe un corpus entier de manuscrits médiévaux numérisés par le CNRS et pourra bientôt visiter, comme s’il y était, la prestigieuse bibliothèque du Vatican. Les documents « rares et précieux », conservés depuis des siècles dans la pénombre silencieuse des réserves, lui sont donnés à voir et à consulter sans autorisation préalable, sans protocole, sans attente et sans effort. D’innombrables informations sont immédiatement accessibles grâce au Réseau, qu’il eût fallu naguère chercher en plusieurs endroits, ou qu’on n’eût peut-être jamais trouvées.
La bienséance moderne voudrait que je me prosternasse devant ces nouvelles commodités. Je ne peux certes pas nier qu’elles sont des commodités, mais je pose la question : Et alors ? Et puis quoi ? Vous avez numérisé des millions de documents dans toutes les disciplines de la connaissance, de telle sorte qu’ils arrivent aisément sous les yeux de n’importe qui, n’importe où sur la terre et à tout moment. Bientôt, la totalité du patrimoine écrit d’aujourd’hui et d’hier sera lisible dans ces mêmes conditions. Et alors ? Vous avez donné les moyens à tous d’alimenter un réservoir infini de connaissances diverses et évolutives. Et ensuite ?
L’internet apporte sur un plateau les documents – ou l’image, la version « homothétique » des documents – qui, hier, n’étaient consultables que par un petit nombre de chercheurs motivés. Les chercheurs motivés gagnent du temps –
and that is the point. Quoi d’autre ? Tout le monde peut admirer les enluminures d’un manuscrit du XIIe siècle, c’est l’apothéose ; mais qui sait les admirer aujourd’hui, qui ne le savait pas hier ? Qui tire un profit réel et nouveau de cette possibilité ? Combien d’universitaires capables de resituer le document dans un contexte (dont beaucoup, d’ailleurs, éprouveront le besoin de voir et de toucher une fois au moins son original) ?
D’autre part, des milliers d’œuvres du domaine public, de travaux scientifiques ou d’extraits divers peuvent être invoquées d’un
clic sur nos écrans plats, que l’on trouvait pour la plupart sans grande difficulté à quelques pas de chez soi, dans une bibliothèque ou chez un libraire. La retombée la plus heureuse de la numérisation, sans conteste, est la possibilité de publier « à la demande » des ouvrages épuisés, sous la forme ô combien pratique, ô combien novatrice, d’un petit rectangle de feuillets empilés les uns sur les autres. Mais enfin, beaucoup de bruit pour si peu. Beaucoup d’annonces formidables pour ce renflouage systématique et vorace du livre ancien, au moment même où ses lecteurs se volatilisent. Rien de qualitatif, rien de spirituel ne s’est produit ; et qu’on parle encore de cette prétendue
noosphère interactive où les chercheurs puisent instantanément les derniers travaux de leur domaine spécifique, cela revient toujours à une contraction spatiale et temporelle, à une orgie de
moyens stupéfiants. N’y avait-il pas une communauté scientifique à l’échelle planétaire bien avant l’invention de l’internet ? La Conscience collective est-elle née dans un
modem ?
Tout est en ligne. Tout le monde est en ligne. Soit ; est-ce là une éclatante rédemption, un progrès en soi, un miracle dont la survenue seule devrait nous porter aux nues ? Sur quoi repose votre enthousiasme ? D’où tenez-vous que l’
accessibilité rapide au contenu des livres – car au fond, ce n’est rien d’autre que cela (tandis que l’imprimerie avait engendré l’
accès lui-même dans une Europe qui ne connaissait pas encore les Amériques – nuance de taille) –, d’où tenez-vous que la vitesse de l’
avoir représente un avancement indéniable dans le domaine de la connaissance ? Sur quels principes vous appuyez-vous pour l’affirmer ? La petite jouissance de l’internaute qui télécharge son document en un clin d’œil et qui le consulte sur l’écran de son ordinateur ou de son
smartphone – « accès nomade aux ressources » – est-elle une preuve suffisante qu’un grand bond pour l’humanité s’est véritablement produit ? Est-ce la fin en soi de toute entreprise documentaire ? Est-ce une épiphanie de la civilisation ? Les savants de demain vont-ils être plus savants ou plus nombreux que les savants d’hier ? Les étudiants de demain, plus intelligents que les étudiants d’hier ? Les hommes de demain, plus cultivés ? Ceux d’aujourd’hui vous paraissent-ils si supérieurs à tout ce qui les a précédés ? L’internaute et le blogueur font-ils honte aux érudits de l’Egypte ancienne, aux moines du XIIe siècle ou aux universitaires du XIXe ? Ils ont peut-être certaines connaissances que ces hommes n’avaient pas, et pour cause, mais en termes de « culture » et de qualité de l’érudition, ils ont tout à leur envier.
Le
bac + 5 d’aujourd’hui n’offre même pas la garantie qu’on sait mieux les bases de la grammaire, du calcul ou de l’histoire que l’ouvrier de 1920 ; il est même, assez souvent, l’indice certain de l’ignorance et de la fatuité. Paul Valery observait déjà, en 1935 , que « le diplôme est l’ennemi mortel de la culture » et que tout s’oppose, dans notre approche utilitaire et « présentiste » de l’enseignement, à l’épanouissement de la vie intellectuelle. Il portait ce jugement à une époque où l’on enseignait le savoir dans des universités qui n’étaient pas encore les vestibules du salariat qu’elles sont devenues ; mais à ses yeux, elles ne pouvaient déjà plus prétendre à former l’intelligence et, moins encore, à développer la sensibilité. « Il ne s’agit plus d’apprendre le latin, ou le grec, ou la géométrie, écrivait-il. Il s’agit d’
emprunter, et non plus d’
acquérir». Il voyait dans la multiplication et l’accélération des connaissances de tous ordres une « grande débauche » où les études n’ont pas d’autre finalité que d’engranger les attestations de compétences mortes. Que dirait-il de la science machinale, non seulement empruntée, mais
volée, des docteurs en wikipédie et des licenciés de
googling ? Que dirait-il de nos « intellectuels », de nos écrivains, de nos artistes, de nos hommes politiques et de nos savants, qui étalent à longueur d’année leur vaste inculture à la télévision, sur leurs
blogs et dans leurs tartines brochées, aussi médiocres sur le plan de la pensée que de la langue ? Tout en ligne, mais rien dans les têtes – et rien dans les cœurs.
Certaines études scientifiques disent que l’internet développe des capacités d’association et de créativité cognitive. Les instigateurs de l’hypertexte, dès le milieu du XXe siècle, imaginèrent d’ailleurs des machines qui devaient accroître nos facultés mentales : ils les baptisèrent de noms ambitieux :
Memex (Memory Extender),
Augment ou
Xanadu. Leurs continuateurs, à l’ère des « nouvelles technologies », ne cessent de vanter la supériorité de l’organisation « ouverte » et « dynamique » de l’information webmatique, par opposition à la structure du livre traditionnel, bêtement déterministe et cruellement simplificatrice. L’hypertexte favoriserait la pensée fragmentaire, le court-circuit nietzschéen, l’intuition, le cheminement personnel dans l’immensité des « liens », et finalement, stimulerait la capacité de faire surgir l’inattendu dans le cours hasardeux du raisonnement ou de l’exploration – la très moderne
sérendipité. L’hypertexte créerait une forme améliorée de la lecture scholastique, fondée sur la mise en perspective, la comparaison et la synthèse fructueuses. C’est tout à fait possible, c’est même difficilement contestable ; mais cette fabuleuse créativité – dont, soit dit en passant, on n’a pas encore récolté les fruits géniaux – semble s’accroître au détriment de l’aptitude à la lecture linéaire et à la concentration (déjà bien malmenées par la vie moderne), sur laquelle reposait toute édification d’une culture livresque. Aucune mesure n’ayant été prise pour sauvegarder les conditions de ce type de lecture, pour tamiser et organiser le fatras des connaissances, le picorage éphémère s’est substitué à la
meditatio. Muni de ses bottes de sept lieues psychiques, l’internaute serait alors un Héraclite sans langage (puisqu’il n’aurait jamais pu l’apprendre), un Pascal sans la Bible, un Nietzsche sans les Grecs. Il saurait fusionner, corréler et juxtaposer à l’infini, bondir d’un texte à un autre avec une agilité intellectuelle incroyable, mais serait incapable de s’y arrêter plus de quelques secondes, et ne pourrait pas davantage comprendre les tenants et aboutissants de son éclectique « cheminement ». Il aurait la profondeur d’un pic vert. Son cerveau serait rempli de bribes qui ne s’unifieraient jamais, et d’étincelles qui ne produiraient jamais de feu. Qu’est-ce qu’un fragment s’il n’est pas relié à une totalité ? Qu’est-ce qu’une errance mentale au cœur d’un monde sans cesse à découvrir, mais qui jamais n’offre une
direction stable, sinon un labyrinthe ?
Le numérique est l’ennemi mortel de la culture, pourrait-on affirmer aujourd’hui ; il est le remède à la culture – bien qu’à la vérité, il serait plus juste de dire que le numérique triomphant est une conséquence parmi d’autres du déclin de la culture. A ceux qui n’ont rien appris, qui ignorent la souffrance, la lenteur et l’exigence de la culture, le numérique ne fera rien perdre, sinon un peu plus de ce qu’ils ne possèdent pas. A quoi peut bien servir qu’un livre qu’on ne
sait pas lire soit « disponible sur internet » ? Et croit-on savoir lire parce qu’on a décroché son baccalauréat ou son
master ? Goethe lui-même disait avoir appris à lire pendant quatre-vingts ans, et douter encore d’y être arrivé. Peu importe l’ampleur de la bibliothèque, il faut savoir lire. A qui peut profiter la numérisation du patrimoine mondial, sinon à celui qui sait naviguer intelligemment sur l’océan de la Science, à celui qui possède déjà cette boussole intérieure qu’on nomme précisément la culture, et qui seule peut empêcher de se perdre dans le dédale des « bibliothèques numériques » ? Mais un tel homme – et c’est là tout le paradoxe vertigineux de notre situation – n’éprouve aucunement le besoin impérieux du confort, de la facilité et de l’ « hypertextualité » infinie ; car de ces « développements », il ne peut rien tirer de mieux que ce qu’il tire déjà des bibliothèques solides (et s’il devait en tirer quelque chose, ce ne serait qu’à l’aune de son savoir inamovible).
« Comme l’on serait savant, si l’on connaissait cinq ou six livres ! » s’exclamait Flaubert . L’homme cultivé s’enrichit d’un seul livre, dans lequel il peut puiser toute la substance créatrice dont il a besoin ; comme le joueur d’échecs dans la nouvelle de Zweig, condamné par les nazis à vivre sans lecture – suprême tourment, pensent-ils non sans raison, que l’on puisse infliger à un intellectuel – trouve inopinément de quoi étancher sa soif intérieure dans un manuel d’échecs qu’il subtilise à ses bourreaux. C’est bien sûr grâce à toutes ses lectures préalables, grâce à toutes ses initiations, qu’il peut décoder le langage hermétique du jeu et donner un sens aux parties qu’il apprend à « lire » dans la douleur. C’est son aptitude à patienter et à s’incliner devant l’inconnu, à suivre une logique extérieure à lui-même, qui le sauve. Tout homme étranger à l’effort et au recueillement spécifiques de la lecture, pris dans une même circonstance, aurait abandonné le livre et serait devenu fou. Les « natifs du numérique », eux aussi, deviendront fous dès qu’ils seront confrontés aux mystères du sens. Heureusement pour eux, le monde programmatique, le système univoque et infantilisant qu’on leur prépare sera dépourvu de tels mystères. Ce monde, et ces bibliothèques 2.0 qui se rendent complices du grand décervelage.
Dans le
Manifeste de l’Unesco sur la bibliothèque publique de 1994 – déjà bien ancien, certes – il est stipulé que les bibliothèques doivent « contribuer à faire connaître le patrimoine culturel et apprécier les arts, le progrès scientifique et l’innovation », indépendamment de toute « censure idéologique, politique ou religieuse » et de toutes « pressions commerciales » . Or, nous voyons aujourd’hui les bibliothèques des pays développés devenir les « acteurs » – et les acheteurs – les plus fervents du désastre numérique. La promotion des œuvres numérisées éloigne volontairement les usagers du livre et de la lecture traditionnelle, sans considération pour toutes les critiques suscitées par ce changement brutal de paradigme, sans le plus minime effort de circonspection. Nous voyons les bibliothécaires participer activement à la déculturation et à l’effacement du passé. Nous les voyons s’empresser de remplacer le livre imprimé par des « supports immatériels » dont nous ignorons encore les effets sur le savoir et sur l’intelligence elle-même. Quelle soumission devant le progrès scientifique et l’innovation ! Quel manque d’égard pour le patrimoine culturel et les arts !
J’ai vu mes collègues s’émerveiller devant les toutes nouvelles « liseuses » que venait d’acquérir mon service ; ils se passaient les joujoux de mains en mains, tout subjugués, tout excités – mais au fond déjà revenus de leur propre enthousiasme de pacotille – et n’avaient qu’une hâte : les mettre à disposition des lecteurs, « pour voir si ça marche » ; et dans leurs prunelles illuminées, je n’ai pas vu l’éclat d’une exigence culturelle, mais un ébaudissement de bac à sable. Ils ne s’inquiétaient nullement de savoir en quoi ces objets pouvaient servir ou desservir leur cause – mais quelle cause, se demandera-t-on ? A quoi rêvent-ils ? Ce sont des vendeurs comme les autres. Ils vendront les écrans sans le moindre scrupule, malgré tout ce que l’on devine déjà de leurs conséquences délétères sur la lecture et sur la pensée, et malgré toutes les questions qui attendent encore des réponses (1).
Nous ne savons pas ce qu’il adviendra de nos esprits confrontés à cette « révolution cognitive ». Nous ne savons pas vers quels gouffres de servitude et d’abêtissement nous entraîne la machine. Tout porte à croire cependant que nous perdons des facultés essentielles, que nous diminuons, que nous renonçons à nous-mêmes. Un siècle de pouces et de cortex finira de nous réduire et de nous disperser. La simple observation du comportement d’un homme devant ses écrans, hypnotisé, abêti, mithridatisé, devrait nous enjoindre la prudence, pour ne pas dire qu’elle devrait susciter en nous la plus vive exécration. Nous ne savons pas comment préserver ce que nous sommes peut-être, sûrement, en droit de vouloir préserver. Un gouffre incertain s’est ouvert devant nous, et nous nous y précipitons. Nous ne savons pas à quelles terreurs nous livre un monde où les hommes ne sauraient plus lire. Peu importe, nos lendemains
doivent chanter. Ce sont les méchants qui pleurent et qui posent des questions. Pourtant, n’est-ce pas le devoir d’un « missionnaire de la culture » que de s’interroger sur ces rapports complexes avant de lancer ses nouveautés parmi le public, comme un vulgaire appât destiné à augmenter son « chiffre de fréquentation » ?
Les bibliothèques eussent fait leur devoir en devenant, face à toutes ces incertitudes et ces menaces, des sanctuaires critiques. Seulement voilà : plus personne aujourd’hui ne veut se méfier ni se dégager de quoi que ce soit, de peur de passer pour un couard et un frileux ; mais quand le capitaine d’un navire devine un iceberg au fond de la nuit d’encre, doit-il foncer droit devant, rêvant à une île bienheureuse, ou tenter de l’éviter ? Doit-il céder à la bravade ou à la crainte ? Toute précaution n’est pas pusillanime ; toute inversion n’est pas une fuite.
Certes, le livre n’est pas intouchable et inconditionnellement admirable ; certes, des quantités innombrables d’insanités ont été imprimées, et les pires horreurs littéraires et idéologiques ont été diffusées grâce au codex ; mais il a transporté des milliers de chefs-d’œuvre et de sources fondamentales, parce que ses racines s’enfoncent dans le génie naturel de l’humanité, tandis que l’e-book est une abstraction stérile, née de la plus pure spéculation techno-scientifique. A ce titre, il pourrait fort bien ne jamais véhiculer que l’esprit apoétique et superflu dont il procède, et ce n’est sans doute pas le fait du hasard s’il est particulièrement adapté à la publication scientifique et à la littérature de plage. Ce n’est sans doute pas le fait du hasard s’il coïncide avec le tarissement du génie scriptural.
Quels sont les auteurs les plus lus aujourd’hui en France ? En 2012, les livres qu’on a le mieux vendus sont les romans industriels de Guillaume Musso, Marc Levy et Harlan Coben, à quelques milliers d’exemplaires au-dessus de l’indispensable
Nutella : les trente recettes culte et du somptueux
Dictionnaire Laurent Baffie . Retournons un siècle en arrière, un petit siècle. A quoi ressemblait « l’actualité du livre » en 1913 ? Proust et Alain-Fournier étaient en lice pour le Goncourt ; on publiait
L’Argent de Péguy, les poèmes d’Apollinaire ou de Mandelstam, les romans de Colette, Martin du Gard et Barrès ; on traduisait Gorki, Hesse ou London. Rabindranath Tagore recevait le prix Nobel de littérature. (De nos jours, tous ces excellents poètes vendraient du
matos informatique pour ne pas mourir de faim.)
Les négateurs de la mort du livre mettent en avant l’explosion du marché de l’édition. Jamais on n’a autant fait travailler les imprimeurs. Jamais autant de titres nouveaux n’ont été publiés que ces dernières années. Mais combien de livres
véritables publions-nous encore – je veux dire : combien d’œuvres qui ne soient pas jetables et oubliables dès qu’elles sont lues (ou parcourues) ? Combien en revanche produisons-nous de tristes monographies qui ne font même pas sourciller le présent immédiat (à défaut de transformer l’avenir) ? Nos chiffres de vente sont des leurres. Nos librairies sont remplies de succédanés
remplaçables. En vérité, le livre ne survivra pas à la mort du dernier poète. Quand il n’accueillera plus le souffle créateur, quand il ne proposera plus que des œuvres
faciles et des modes d’emploi, il deviendra une proie vulnérable pour tous ses ersatz techniques, et lors même qu’il se démultiplie à l’infini dans ses avatars subsidiaires, un gadget le pulvérise.
Si l’ère numérique nous offre un jour des
Genèse, des
Épopée de Gilgamesh, des
Enéide, des
Livre des mutations ou des
Rig-Veda, si elle produit des pyramides, des cathédrales et des hauts lieux du Savoir, alors nos livres et nos bibliothèques, en effet, peuvent bien s’effacer au profit d’un futur désirable, et je ne les regretterai pas non plus ; mais si les craintes des sceptiques sont légitimes, si nous avançons réellement vers la Barbarie climatisée, vers le règne de la non-lecture, ou de la lecture utile, confortable et mondaine – seule forme de lecture qui semble
en adéquation avec l’ écran –, alors il vaudrait mieux résister à ces injonctions statisticiennes, faire bloc contre les innovations douteuses, et tenir le siège de nos vieilles institutions, quitte à les voir se vider de toute présence humaine – sinon de la présence du dernier poète – et péricliter lentement dans leur refus obstiné. L’histoire donne parfois raison aux réticents.
(1) Parmi ces questions, celle de la conservation des documents électroniques en cas de défaillance énergétique de grande ampleur, bien que primordiale, a toujours été éludée