A moins d'un mois écoulé depuis la tuerie du 7 janvier, on peut dire que les terroristes, s'ils n'ont pas encore gagné, ont marqué des points décisifs :
a) un consensus général s'est établi dans la parole publique (pas seulement celle des médias) sur la nécessité de "ne pas provoquer inutilement" et donc de surveiller -- s'auto-surveiller, s'entre-surveiller -- la parole publique : ne plus prononcer le nom d'Allah, ne plus désigner l'islam autrement qu'en tremblant, etc., se méfier de ce que l'on dit, surveiller ses écarts de langage, trembler, trembler de mal dire, de dire trop et trembler de risquer de dire ce qu'il faut taire;
b) le travail sémantique autour de l'injonction de "ne pas faire d'amalgame" entre ce qu'il faut appeler islam et ce qu'on a encore un peu le droit de désigner comme "terrorisme islamiste" est allé très loin, jusqu'à l'absurde, celui du
théâtre de l'absurde : alors que dans une douzaine de pays musulmans des musulmans "biens sous tous les rapports", "modérés", "pères de familles", avocats et juristes (au Pakistan), qui, nous répètent-on, sont "les premières victimes des terroristes islamistes" manifestaient leur colère face à la répétition de ce qu'ils ressentent comme offense faite à leur prophète (une nouvelle caricature en une de l'hebdomadaire) en réclamant rien moins qu'une mise à mort des auteurs de la répétition de l'offense, appels à mettre à mort écrits sur de petites pancartes brandies par les manifestants, soit une répétition des actes des frères Kouachi sur les mêmes, appels à ré-assassiner les assassinés, alors que se déroulaient ces manifestations de dizaines, peut-être centaines de milliers de musulmans sur trois continents, de l'Indonésie au Sénégal, les autorisés de parole, en France, continuaient l'antienne qu'il ne faut pas faire d'amalgame. Pas d'amalgame entre quoi et quoi ? Hé bien entre les tueurs qui se réclament de la communauté des musulmans et les musulmans qui les incitent à recommencer leurs actes, simple non ? C'est ça, le théâtre de l'absurde, celui de Beckett, de Ionesco, de Boris Vian et d'autres,que les autorités du complexe médiatico-politique au pouvoir sont parvenus à faire subir, et accepter, aux Français. C'est là un point fondamental. Les terroristes islamistes ne doivent pas en croire leurs yeux, un peu comme les soldats de l'armée de Hitler qui en 40 découvraient qu'ils avaient passé la ligne Maginot sans s'en rendre compte: les Français ont construit une nouvelle ligne Maginot, quatre-vingts ans plus tard, mais mentale celle-là, entre "méchants islamistes" et "gentils musulmans".
b) les pouvoirs publics, la classe politique dans son ensemble, le premier ministre en tête, enjoignent sans retenue aucune les Français à battre leur coulpe un peu plus, les invitent à se reprocher de pratiquer "l'apartheid" envers "qui vous savez". Si les terroristes ont frappé, c'est simple, c'est parce qu'on n'a pas été assez gentils avec eux. Et ça aussi, ça passe. Les amis de Coulibaly doivent bien rire. Ils savaient que les Français étaient un peu niais et cloches, mais à ce point ...
c) les porte-parole de cette nouvelle politique, qui appellent à faire plus ce qu'on a mal fait ou trop fait en vain pendant quatre ou cinq décennies ("politique de la ville", "efforts d'intégration", etc.), voient leur cote d'amour dans la population des sondés monter en flèche, Valls en tête. Ce qui doit laisser incrédules jusqu'aux amis les plus proches des terroristes, lesquels doivent bien un peu se trouver "désarmés" par l'aveuglement et la candeur de leur adversaire, au moins quelques jours, le temps de renforcer leurs frappes dans l'espoir qu'un jour enfin, ces abrutis finissent par comprendre ce qui leur arrive.
d) le sentiment qu'une guerre était déclarée à la France n'a duré que quelques jours, et la marche du dimanche 11 janvier, l'immense communion de tout un pays semblent en avoir tout a fait effacé la réalité. Il n'y a pas de guerre, semblent se dire à présent les Français, après pareille fête nationale, un peu comme lors de la dernière apparition publique de Pétain à Paris le 28 avril 1944 ou lors de l'allocution de De Gaulle à Mostaganem en juin 1958 ("Vive l'Algérie française"): les ferveurs populaires suscitées par le sentiment d'une union nationale eurent, en janvier 2015 comme alors, de quoi faire oublier la guerre, bien présente et nullement résorbée ou résolue. La liesse d'une union nationale dans la rue, à cet égard, ressemble fort à un enfoncement de tête dans le sable.
Mon sentiment est qu'en ce mois de janvier de 2015, la France est retournée à la case départ, celle de novembre 1954.