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Ne pouvoir aimer son prochain (Paul Gadenne)

Envoyé par Francis Marche 
Contre ce mal, point de remède, psychiatrique, social ou politique. Ils étaient sur la bonne terre de France..

De Paul Gadenne, né en 1907, -- comme Jan Patocka, Jean Beaufret, Mircea Eliade --, et mort en mai 1956, cet extrait d'un roman [l-or-des-livres-blog-de-critique-litteraire.over-blog.com]

"Ils étaient enfin arrivés, elle et lui, à se loger dans un compartiment, mais ils eurent bientôt à le regretter. S'il leur était agréable de s'asseoir autrement que sur des valises, il l'était moins de contempler leurs compagnons de voyage. Sans aucun doute ils étaient sur la bonne terre de France : des papiers gras étalés sur les genoux, leurs voisins jouaient du couteau, mastiquaient, se curaient les dents avec bruit. Cela donnait à Guillaume une nouvelle définition du Français : le Français est celui qui sait qu'un quart d'heure sans manger pourrait être mortel. Où ces gens avaient-ils trouvé ces oeufs, ces viandes, ce beurre dont on manquait depuis tant d'années? Le train était devenu en France un des lieux où les campagnes dégorgeaient leurs richesses. Les cris des coqs sur la terre enneigée, les appels rouillés des cloches venaient expirer là, sur ces banquettes tachées, parmi les claquements de langue, dans l'odeur de ces gens repliés sur eux-mêmes, digérant sur le lieu où ils avaient dormi, toutes fenêtres fermées, car le courant d'air est ce qu'on craint le plus après la faim. Tout cela dans un silence lugubre, où Guillaume et Irène sentaient leur âme devenir lourde dans leurs corps. Guillaume avait dans son sac quelques biscuits de chien et trois pommes, mais Irène prétendit, comme toujours, qu'elle ne pouvait rien avaler. Un homme gonflé de tartines, de beurre et de saucisson descendit, et ils poussèrent un soupir d'aise. Une grosse dame vint prendre sa place, munie d'un chat et d'une fillette qu'elle installa sur ses genoux. Un dialogue insipide s'éleva entre la grand-mère obèse et la fillette, qui ne devait prendre fin qu'avec leur séjour dans le train. Les demandes et les réponses étaient faites à voix haute, voix insolites au milieu du silence général, mais la sottise aime à parler haut. Aux questions fastidieuses de l'enfant, il était répondu avec une complaisance prolixe; ou bien l'on répétait la question sans y répondre, quand cela soulevait trop de problèmes; bientôt, se sentant de force, les voisins s'en mêlèrent, de sorte que l'infantilisme gagna peu à peu tout le compartiment. L'enfant ravie de son succès se mit alors à bécoter les chairs flasques qui s'offraient à elle sur le visage de la grand-mère. Guillaume se tournait avec sympathie vers le chat dont les yeux brillaient d'un calme mépris. Finalement, jugeant ce spectacle impossible, il consulta Irène du regard, et ils allèrent reprendre leur place dans le couloir."
Pages 305 - 306.

Paul Gadenne, in La plage de Scheveningen, Gallimard, collection L'imaginaire, 2009.

Cela ne fait guère de doute : si Paul Gadenne n'était pas mort en 1956, il eût fait un soixante-huitard indécrottable.


J'avais coché cette page, espérant la citer par un jour de méchanceté.
Très beau roman, écrit en fidélité à un ami aujourd'hui classé infréquentable.
De Paul Gadenne, si je puis me permettre, je recommande ardemment la lecture des Hauts-Quartiers, son dernier roman, publié au Seuil (pardon : chez le Seuil) ; et pas seulement parce que le personnage principal se prénomme Didier.
Oui, les Hauts-Quartiers, ne serait-ce que pour le personnage du jardinier ancien milicien, qui passe consciencieusement à la tronçonneuse tout le jardin du presbytère comme il avait passé par les armes ses adversaires politiques. Les plus belles pages du livre sont les descriptions florales de ce jardin que le jardinier fou prend grand soin de ratiboiser, jour après jour, avant de prendre la fuite sous l'oeil impuissant, donc complice, du narrateur.

Cela dit, le livre est long, les relations du héros avec les différents personnages féminins qu'il fréquente, embrouillées et troubles. Gadenne en avait abondonné l'élaboration n'est-ce pas ? puisqu'il s'agit d'une oeuvre posthume.
Voilà un texte que Renaud Camus, je crois, ne désavouerait pas (en tout cas sur le fond, sur la forme je ne sais pas) tout défenseur de la civilisation française qu'il soit. Pour ma part, si j'en salue la forme, j'en récuse le fond et suis bien de l'avis de Francis : "si Paul Gadenne n'était pas mort en 1956, il eût fait un soixante-huitard indécrottable." Qui n'aime pas ses "beaufs" s'en repend.
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