Insoumission
Plieux, dimanche 31 janvier 2016, minuit & demi. Dans un long entretien donné au Point, à l’occasion de la sortie d’un recueil de ses essais, Emmanuel Carrère se voit poser la question :
« Vous parlez dans ce livre de Renaud Camus, le théoricien du “grand remplacement”, qui était votre ami et que vous aviez défendu contre les accusations d’antisémitisme. Pourquoi n’est-il plus votre ami ? »
J’apprends à cette occasion que je ne suis plus l’ami d’Emmanuel Carrère, lequel répond :
« Renaud Camus est un écrivain remarquable à qui est arrivée la terrible mésaventure d’être accusé d’antisémitisme. Je reste convaincu que cette accusation n’était pas fondée, nous avons été quelques-uns, Finkielkraut en tête, à essayer de le défendre — en vain. Après cela, cet homme seul s’est retrouvé entouré de gens qui l’aimaient précisément pour ce qu’on lui reprochait. C’est un destin à mon avis tragique : cet écrivain irrécupérable, d’une grande liberté de pensée et de ton, est devenu une sorte de gourou, un idéologue d’extrême.»
D’extrême ? La phrase s’arrête-là. J’imagine qu’il manque un mot. Ou bien est-ce un nouveau concept, l’extrême pur, l’extrême extrême, comme nous mangeons ici parfois des quenelles qui, n’étant à rien, sont dénommées par nous quenelles à la quenelle (rien à voir avec Dieudonné). L’intervieweur poursuit :
« Sur cette notion de “grand remplacement”, vous lui répondez quoi ?
— Nous sommes maintenant 7 milliards sur terre, c’est évidemment beaucoup trop et ça ne va faire qu’empirer, mais à part espérer qu’un cataclysme décime les trois quarts de la planète et de faire partie du quart qui reste, que faire sinon se pousser pour faire de la place ? Pour dire les choses crûment : si demain un décret m’ordonnait de n’occuper plus avec ma famille qu’une pièce de notre bel appartement et de céder les autres aux hordes de Kurdes et d’Afghans qui campent un peu partout dans notre quartier, je trouverais ça éminemment désagréable, je chercherais certainement à m’en aller et à m’organiser ailleurs, si c’est encore possible, une vie plus conforme à mes goûts, mais je n’arriverais pas à considérer la mesure qui me lèse comme injuste.
— Vous n’avez pas pour autant accueilli de migrants chez vous, sauf erreur?
— Eh non ! J’admire par-dessus tout les gens qui mettent systématiquement en accord leurs convictions et leurs actions, pour les figures comme George Orwell, Simone Weil, les prêtres ouvriers ou ces révolutionnaires qui s’établissaient en usine. Mais je suis un bobo, vous le savez bien. Un bobo, un vrai, à mettre sous verre au pavillon de Sèvres... »
Il fait noter au passage que la réalité du Grand Remplacement n’est nullement contestée. Nous n’en sommes plus là. Il s’agit seulement de s’en accommoder, comme d’un fait accompli.
Une autre partie très intéressante de l’entretien porte sur le Soumission, d’Houellebecq. Carrère déclare :
« Je ne suis pas du tout un connaisseur de l’islam, mais j’ai passé pas mal de temps à étudier les débuts du christianisme, et ceci m’a frappé. Nous sommes, aujourd’hui, dans la même position qu’un Romain cultivé du Ier siècle devant ce qu’il considérait comme la menace des religions orientales, la plus menaçante de toutes étant le judaïsme. Il le voyait comme une religion fanatique, intolérante, plaçant la Loi de son dieu au-dessus des lois de la Cité, incompatible avec la “laïcité” à la romaine : le “choc des civilisations”, en somme. Et ce qui s’est passé, c’est qu’une forme mutante du judaïsme, le christianisme, a bel et bien miné et, en trois siècles, dévoré de l’intérieur l’Empire romain. Mais le résultat, ce croisement a priori monstrueux entre la ferveur juive et l’ordre gréco-romain, ça a été cette nouvelle civilisation qu’on a appelée la civilisation occidentale et que nous sommes aujourd’hui si inquiets de voir disparaître. Alors, je ne dis pas qu’il va forcément se passer ça, qu’une forme mutante et pour l’instant inimaginable de l’islam va féconder l’Europe laïque et à bout de souffle, mais c’est une hypothèse. Enfin, ce que j’en dis... »
Donc le bobo assumé, et qui même se revendique fièrement comme tel, trouve comme moi que la plus grande ressemblance de la situation actuelle, c’est à la montée du christianisme à l’intérieur de l’Empire romain. Telle est aussi, au moins implicitement, la thèse de Soumission. Mais Carrère, contrairement à moi, et sans doute en accord avec Houellebecq, paraît envisager sans déplaisir — puisqu’il semble admis qu’il faut au peuple une religion, pour tenir ensemble une civilisation, et que la religion traditionnelle de l’Europe ne remplit plus ce rôle… — que l’islam soit notre nouveau christianisme. En somme, pour le boboïsme dont mon ex-ami (je le regrette, je l’aimais bien) est l’incarnation ultime et la meilleure, la plus intelligente, la page est déjà tournée. On est tout à fait, déjà, dans Soumission, justement. C’est Islam qui s’impose, pourquoi pas ? Il pourrait en sortir un bien, une structure, une forme, quelque chose plutôt que rien.
Dois-je écrire que je trouve cela affolant ?
Tiens, si j’appelais le journal 2016, celui-ci, Insoumission ?
Le Journal de Renaud Camus