Retour sur soi : il est un angle de vue a partir duquel le "moi" (ou le "je") non seulement n'est pas une illusion, mais constitue en fait
la seule réalité, à telle enseigne que cette unicité ne peut que s'éprouver, ou se manifester, mais pas "se dire" au sens où l'on pourrait en décrire les caractéristiques de l'extérieur : cet angle est explicitement formulé dans le
Tractatus, curieusement, où la question du solipsisme semble bien être tranchée en l'adoptant sans restriction.
Le "je" est en l'occurrence quasiment présenté comme la condition de possibilité pour qu'il y ait un monde, ce qui fait de Wittgenstein, l'ingénieur-logicien apparemment aussi objectiviste que possible et grand dénégateur semblait-il de l'"intériorité" de la psychologie, un grand idéaliste...
« 5.62 Cette remarque fournit la clef pour décider de la réponse à la question : dans quelle mesure le solipsisme est-il une vérité ?
Car ce que le solipsisme veut signifier est tout à fait correct, seulement cela ne peut se dire, mais se montre.
Que le monde soit mon monde se montre en ceci que les frontières du langage (le seul langage que je comprenne) signifient les frontières de mon monde.
5.621 - Le monde et la vie ne font qu'un.
5.63 - Je suis mon monde. (Le microcosme.)
5.631 - Il n'y a pas de sujet de la pensée de la représentation. Si j'écrivais un livre intitulé "Le monde tel que je l'ai trouvé",
je devrais y faire aussi un rapport sur mon corps, et dire quels membres sont soumis à ma volonté, quels n'y sont pas soumis, etc. Ce qui est en effet une méthode pour isoler le sujet, ou plutôt pour montrer que, en un sens important, il n'y a pas de sujet : car c'est de lui seulement qu'il ne pourrait être question dans ce livre.
5.632 -
Le sujet n'appartient pas au monde, mais il est une frontière du monde.
5.633 - Où, dans le monde, un sujet métaphysique peut-il être discerné?
Tu réponds qu'il en est ici tout à fait comme de l'œil et du champ visuel. Mais l'œil, en réalité, tu ne le vois pas.
Et rien dans le champ visuel ne permet de conclure qu'il est vu par un œil.
5.64 On voit ici que le solipsisme, développé en toute rigueur, coïncide avec le réalisme pur. Le je du solipsisme se
réduit à un point sans extension, et il reste la réalité qui lui est coordonnée.
5.641 - Il y a donc réellement un sens selon lequel il peut être question en philosophie d'un je, non psychologiquement.
Le je fait son entrée dans la philosophie grâce à ceci : que "le monde est mon monde".
Le je philosophique n'est ni l'être humain, ni le corps humain, ni l'âme humaine dont s'occupe la psychologie, mais
c'est le sujet métaphysique, qui est frontière, et non partie du monde. »
Ludwig Wittgenstein -
Tractatus logico-philosophicus (Traduction de Gilles-Gaston Granger)